Le don du Dhamma surpasse tous les autres dons

Il y a trois façons élémentaires de traiter les obstacles. La première – la plus familière pour la plupart d’entre nous – est d’essayer de s’en débarrasser. Qui a envie de s’encombrer d’un obstacle ? Nous voulons nous en libérer, non ?

La deuxième façon de les traiter est de les repousser provisoirement, soit maladroitement en les refoulant, soit adroitement en développant des états de profonde concentration. Mais, dans ce cas, il ne peut s’agir que d’un répit temporaire. Quand les obstacles se dissipent, l’esprit est dans un état très vif, focalisé et lumineux mais quand on sort de cette concentration, on les retrouve intacts. Ils n’ont pas disparu ; ils ont juste pris des petites vacances. C’est comme un voisin gênant qui s’absente quelque temps mais qui finit par revenir chez lui.

La troisième façon consiste à prendre clairement et sagement conscience des obstacles comme étant des phénomènes impermanents et conditionnés par des causes. Nous investiguons ensuite pour découvrir et éliminer les causes qui les ont générés et les obstacles disparaissent. C’est ainsi qu’ils peuvent être définitivement résolus.

Fondamentalement, ces obstacles sont des aspects de notre « moi » créés par l’ignorance de la réalité et la saisie. Notre investigation révèle la nature du « moi » et les processus qui le créent. Nous sommes ensuite en mesure de relâcher ces processus, de les abandonner, de nous en défaire et nous sommes finalement libérés des complications du « moi ».

L’objet de ce livre est de travailler habilement sur les obstacles pour arriver à une libération définitive. Il ne s’agit pas de simplement se débarrasser d’eux ni de les refouler momentanément mais de travailler avec eux de façon à comprendre la véritable nature du « moi » et connaître la libération du « moi ».

Le plupart des gens sont probablement conditionnés à croire (et je le crois peut-être au fond moi-même) que travailler avec les obstacles n’est qu’une autre manière de s’en débarrasser. Cela est dû à l’activité insidieuse du « moi ». En fait, si on essaie de se débarrasser des obstacles, on perd son temps. Non seulement, cela complique énormément la pratique en déformant les obstacles élémentaires, mais cela peut être préjudiciable sur le long terme. Dans notre empressement à nous débarrasser des obstacles, nous succombons généralement à des stratégies de refoulement ou d’évitement qui ne font qu’aggraver la saisie et l’ignorance.

L’une des stratégies les plus insidieuses est le court-circuitage spirituel (11), lorsqu’au nom du progrès spirituel nous court-circuitons les problèmes douloureux en utilisant des pratiques spirituelles. Comme, dans ce cas, les obstacles ne sont pas complètement résolus, qu’ils sont seulement temporairement éloignés de notre conscience, ils finissent par resurgir, généralement sous une forme déguisée comme, par exemple, des symptômes psychosomatiques.

Les obstacles sont différents aspects de notre identité. Il s’agit de cinq symptômes de saisie du « moi » conditionnés par l’ignorance et l’avidité. En d’autres termes, ce sont cinq manières dont notre « moi » s’exprime négativement. Il s’exprime aussi à travers leurs contraires : la générosité, la bienveillance, l’énergie, le calme et la confiance. Et, dans la mesure où l’on ne s’y identifie pas, ces expressions positives du « moi » vont diminuer la saisie et l’identification ; ce sont des actes désintéressés, impersonnels.

Malheureusement, comme nous nous refusons généralement à les reconnaître, les aspects négatifs sont insidieusement tapis dans l’ombre pour soutenir la croyance en un « moi ». Les tendances des êtres humains sont telles qu’elles peuvent s’exprimer très fortement dans les domaines du désir, de l’aversion, de l’apathie, etc., de sorte que si nous réussissons à apporter clarté et attention à ces expressions du « moi », nous apprenons des choses importantes et même profondes sur ce « moi », sur la nature de la saisie, de l’ignorance et de l’avidité, et sur le processus d’identification. Autrement dit, nous transformons ainsi les obstacles en sagesse : nous découvrons comment se crée le « moi » et, par la même occasion, ce qu’il y a au-delà du « moi ».

Sur le plan ultime, il n’y a aucun « moi » permanent doté d’obstacles dont il faudrait se débarrasser ; il n’y a que des processus qui s’auto-soutiennent, dont nous nous saisissons et auxquels nous nous identifions comme s’ils nous appartenaient. Ainsi, essayer de détruire certains aspects de notre identité ne fait que les échanger pour d’autres aspects d’identité parce que nous continuons à nous saisir d’un « moi » illusoire.

Par exemple, si vous essayez de vous débarrasser de vos désirs, vous devenez psychorigide ; essayez de vous débarrasser de l’aversion et vous tombez dans la dépression; battez-vous contre la léthargie et l’assoupissement et vous vous retrouvez désespérément épuisé – l’esprit manquait déjà d’énergie et essayer de lutter vous épuise encore davantage ; essayez de vous débarrasser de l’agitation et vous avez des attaques d’angoisse ; essayez de vous débarrasser de vos doutes et vous devenez un intégriste forcené.

Par contre, si vous vous engagez à travailler avec sagesse sur les obstacles, ils peuvent se transformer au point de développer la conscience que vous avez de vous-même, la connaissance de soi et la libération du « moi ».

Par exemple, l’obstacle du doute peut être transformé en pensée réfléchie : au lieu de douter de tout, vous êtes en mesure d’investiguer ces doutes et de distinguer ce qui est digne d’être pris en considération et ce qui ne l’est pas. Dans le pire des cas, le doute peut être paralysant, mais si vous êtes capable de travailler intelligemment dessus, il devient recherche : « Que se passe-t-il ici ? Qui donc est en train de douter d’ailleurs ? » À ce moment-là s’ouvre un espace qui permet d’investiguer et de découvrir ce qui se passe réellement. Même chose pour tous les autres obstacles : lorsqu’ils sont transformés par la sagesse, ils deviennent de précieuses qualités spirituelles.

Bien entendu, par la même occasion nous abandonnons aussi les aspects du « moi » qui nourrissent les obstacles. Quel est l’aspect du « moi » dont nous nous sommes saisi et qui résulte dans ce type d’obstacle ?

Par exemple, si vous êtes souvent furieux parce que vous avez le sentiment d’avoir été lésé, peut-être devez-vous renoncer au concept du « je » qui a été lésé. Les notions de bon et de mauvais sont parfois très subjectives : quel « je » s’est encore saisi de la pensée qu’il a été lésé ?

Tant que nous ne sommes pas éveillés, nous fonctionnons dans le domaine de l’ego. Ce précieux ego veut vraiment se débarrasser de toutes ces vilaines choses. Il est humiliant pour notre ego de reconnaître : « J’ai des obstacles », tandis que c’est un vrai plaisir de se dire : « Je n’ai aucun obstacle, je les ai tous débusqués. » L’ego veut en triompher et en sortir grandi mais cette tactique ne pourra jamais fonctionner puisqu’elle joue toujours le jeu de l’ego.

Malheureusement, on peut croire qu’elle fonctionne : vous chassez votre aversion mais vous finissez avec une dépression. En réalité, vous êtes probablement déprimé du fait de votre aversion qui a juste été refoulée. Comme dit le proverbe : « Qui dit malheureux dit furieux. » En apparence, il semble que vous n’ayez plus d’aversion – et peut-être que, de nos jours, la dépression est socialement plus acceptable que l’aversion, la colère et l’agressivité – mais cela ne va pas durer longtemps ; il s’agit toujours d’une aversion incognito qui n’a pas été complètement réglée. Nous devons être très vigilants et réfléchis parce que le sentiment de « moi » continue à fonctionner dans l’ombre, toujours à prétendre avoir conquis les obstacles et en être ressorti plus fort et meilleur.

Il faut un certain degré d’ouverture, de stabilité d’esprit et de lucidité pour être en mesure de voir les obstacles clairement parce que notre « moi » s’est identifié à eux, il les croit nôtres, ce sont nos points de référence, stables et familiers : « Voilà mes désirs et mes aversions, etc. » C’est précisément ainsi que le « moi » s’est constitué, comment notre identité se crée au départ, et ces obstacles révèlent ce à quoi nous nous attachons pour continuer à nourrir cette identité.

Lorsque nous réussissons à prendre un peu de recul pour observer les différents obstacles, nous avons l’occasion de les traverser et de les dépasser. Ils restent présents dans un certain sens mais notre relation à eux change.

Par exemple, quand on a conscience du désir des sens et que l’on comprend ses effets, on est moins susceptible de l’encourager et on arrête ainsi d’alimenter certains aspects de notre vieux « moi ». Savoir que le désir sensoriel est une expression du « moi », que c’est sa vision de la réalité, sa façon d’être avide, de se saisir des choses, etc. ouvre un espace d’investigation plus vaste où la vision pénétrante va pouvoir remplacer le désir.

L’investigation des obstacles a un autre effet bénéfique : nous commençons à voir ces aspects de notre être davantage comme des forces fluctuantes, conditionnées de manière impersonnelle, et moins comme des objets statiques.

Le mot « obstacle » renvoie à la notion d’objet. Nous avons l’impression que nous pouvons retirer cet « objet » de notre esprit : « Je vais retirer le désir sensoriel de ce côté-ci, l’aversion de ce côté-là. » C’est ainsi que nous réglons les choses en général. Mais lorsque nous devenons davantage conscients des obstacles en tant qu’expériences personnelles, nous les voyons comme des énergies, des attitudes, des forces qui nous habitent. Alors, pour pouvoir travailler intelligemment avec elles, nous devons être beaucoup plus souples dans notre approche.

Prenons un bon exemple : devenir plus conscient du désir des sens. Le mot « désir » implique déjà une certaine somme d’énergie. Désir égale énergie. Pourtant, la plupart des gens se focalisent sur l’objet de leur désir : « Je désire cette chose-là. » Ensuite les choses changent et le désir cherche un autre objet sur lequel se fixer. Attention, le désir est en chasse !

Mais si vous arrivez à vous brancher sur cette énergie de désir, vous pouvez la transformer en quelque chose de plus judicieux. Elle peut être convertie en une énergie plus positive, voire en énergie juste, en « effort juste » dans le sens d’un désir de pratique spirituelle (dhammachanda). Quand nous nous ouvrons aux obstacles sur le plan énergétique, nous commençons à les voir tout à fait différemment. Ils deviennent des forces et des énergies plus fluides, plus ouvertes, qui peuvent être transformées. Ce qui était jusque-là des obstacles, quelque chose de préoccupant ou de perturbant, devient de l’engrais pour développer la sagesse.

La voie de l’éveil passe par les obstacles et non par une lutte contre eux. Nous nous éveillons à leur véritable nature au lieu de les voir comme le « moi » voudrait que nous les voyions. Voilà ce que signifie s’éveiller à la réalité de ce qui est : voir les choses telles qu’elles sont vraiment, libres de tous les artifices du « moi ».

(11) Terme inventé par John Welwood. Cf. Bibliographie, Robert A. Masters.

Source du texte   Dhamma de la forêt