Extrait du livre « Travailler avec les cinq obstacles », Ajahn Thiradhammo.
Il n’est pas rare d’avoir l’impression que la pratique de mettā ne fonctionne pas, soit parce que nous n’arrivons pas à nous connecter à cette bienveillance, soit parce qu’elle ne jaillit pas naturellement. Cela peut nous décourager : « C’est le remède que le Bouddha a proposé et pourtant il ne me guérit pas. »
D’après mon expérience, si mettā ne fonctionne pas, c’est pour l’une des deux raisons suivantes : nous ne la dirigeons pas vers la bonne personne / la bonne situation ou bien nous ne l’appliquons pas correctement.
Imaginons, par exemple, que quelqu’un s’adresse à vous d’une manière que vous trouvez insultante et vous bouillez de rage. Ensuite, en bon bouddhiste que vous êtes, vous pratiquez immédiatement mettā envers la personne qui vous a insulté : « Puisses-tu être heureux et libre de toute souffrance. » (Il est évident que la personne a besoin de bienveillance puisqu’elle est assez imparfaite pour vous avoir insulté !)
Mais la voilà qui s’éloigne, tandis que vous restez là, avec des émotions très perturbées. Vous lui avez envoyé des pensées de bienveillance mais votre esprit, lui, est toujours agité. Il semble que la technique ne fonctionne pas… mais peut-être faut-il revoir votre copie.
Le premier destinataire de votre bienveillance doit être la colère qui bout en vous – non pas comme un antidote mais pour créer autour d’elle un espace moins pénible de façon à avoir une image globale, plus claire et non contractée, de la situation.
Si vous regardez attentivement, peut-être verrez-vous les choses différemment. Que s’est-il réellement passé ? Peut-être avez-vous mal entendu. Peut-être n’était-ce pas la faute de l’autre personne. Votre propre confusion mentale et votre tendance à douter de vous-même ont été attisées. Aha !
Peut-être que la véritable cause de votre colère se trouve dans votre histoire personnelle de manque de confiance en vous. Vous vous êtes fait traiter d’idiot et cela a touché un point sensible. Si on vous avait traité de rustre ou d’autre chose, cela n’aurait pas été un problème, mais le mot « idiot » a réveillé toute votre insécurité à propos de votre intelligence et a réveillé des incertitudes profondément enfouies en vous. Quel est cet aspect de vous qui est tellement perturbé ou furieux ?
C’est toujours en vous que la bienveillance est la plus bénéfique et efficace. Malheureusement, c’est souvent le dernier endroit auquel nous pensons. La plupart du temps, nous nous empressons de détourner la cause de notre souffrance vers l’extérieur.
Ajahn Chah répétait souvent qu’il fallait « tout ramener vers l’intérieur », chercher la source de nos tourments en nous-mêmes. Et n’oublions pas le dicton qui affirme très justement : « Quand on pointe quelqu’un du doigt, il reste trois doigts pointés vers soi ! »
Il est normal que le « moi » soit instinctivement sur la défensive mais, maintenant que nous avons davantage d’attention et de sagesse, nous connaissons mieux son fonctionnement et nous ne tombons plus aussi facilement dans ses pièges.
Ainsi donc, la bienveillance doit être appliquée en premier lieu aux réactions du « moi ». Cela coupera court au syndrome réactif et permettra de vous ouvrir aux processus qui sont à la racine de la création de ce « moi ».
Comme pour les méditations sur les aspects peu attrayants du corps, je dirais que nous devons faire très attention à notre attitude quand nous développons la pratique de mettā. La tendance est d’utiliser la bienveillance pour renforcer le « moi », alors qu’elle peut être, au contraire, un outil pour lâcher prise du « moi ».
Nous risquons, par exemple, d’utiliser mettā comme une arme spirituelle vertueuse ou comme un antidote pour camoufler une tendance à la négativité, laquelle est nécessairement fondée sur la croyance en un « moi ».
Nous pouvons aussi nous asseoir sur notre trône spirituel et, avec une grandeur d’âme généreuse, rayonner de la bienveillance envers tous les maux du monde, tandis que le « moi » continue à utiliser la négativité pour se défendre des expériences menaçantes et déplaisantes.
Ainsi, pour développer mettā sincèrement, nous devons descendre du trône spirituel du « moi » et abandonner nos réactions de défense. Au lieu de continuer à nourrir le « moi » avec la négativité, nous ouvrons notre cœur à la nature impersonnelle de la souffrance.
La souffrance est en réalité une réaction causale impersonnelle, pas votre problème personnel. Je regrette mais vous ne pouvez même pas vous créer un « moi » autour d’elle !
En fait, la pratique spirituelle consiste à finir par renoncer à nos habitudes de préservation du « moi » en nous abandonnant complètement à la vérité absolue de la souffrance.
Sur le plan énergétique, la bienveillance est une expansion réceptive. Pour la développer, nous avons littéralement besoin de « sortir de nous-mêmes », de nous ouvrir à l’expérience désagréable telle qu’elle est, au-delà du fait qu’elle nous plaise ou nous déplaise.
Tandis que nous sortons de nous-mêmes avec bienveillance, nous abandonnons notre ancienne manière de réagir à ce type d’expérience : nous changeons en tant que sujets et la souffrance en tant qu’objet change aussi.
Si nous continuons à développer la bienveillance, la relation sujet-objet se raréfie ; elle est remplacée par l’épanouissement d’une amitié bienveillante et finit par transcender complètement la relation dualiste sujet-objet. Il ne reste aucun sujet, aucun objet, aucun « moi », aucun « autre ». C’est ce que l’on appelle « l’amour infini inconditionnel ».
L’attention dit : « Il y a une douleur ici » et le « moi » intervient pour dire : « Oui et je n’aime pas cela. »
L’attention : Mais elle est là, c’est ainsi.
Le moi : D’accord, je l’admets
L’attention : Tu sais, cette douleur a plus à dire qu’il n’y paraît et c’est très intéressant.
Le moi : Vraiment ?
L’attention : Oui, regarde de plus près.
Le moi : Comment dois-je m’y prendre ?
L’attention : Baisse tes défenses, sois plus accueillant et les choses se révéleront d’elles-mêmes.
Le moi : Ah, c’est intéressant et cette bienveillance n’est pas trop mal.
En fait, c’est plutôt agréable. Et je remarque que ce que je trouvais douloureux n’est pas aussi terrible que je l’imaginais au début.
Lors d’une retraite que j’ai donnée en Suisse, une femme était assise dans une espèce de fauteuil d’hôpital. Je venais juste d’arriver et je n’avais pas eu l’occasion de la connaître ni de savoir ce dont elle souffrait. À la fin de la soirée d’introduction, j’ai demandé s’il y avait des questions et elle s’est exprimée avec beaucoup d’émotion dans la voix : « Et que fait-on de la douleur ? J’ai de l’ostéoporose et je souffre constamment. J’ai mal quand je me réveille, j’ai mal quand je mange, j’ai mal quand je m’endors. Avez-vous des suggestions pour m’aider à vivre avec la douleur ? » J’ai d’abord été déconcerté par l’intensité de sa question et j’ai fait une réponse peut-être simpliste : « Vous pourriez pratiquer la bienveillance envers la douleur. » Elle m’a rétorqué avec agressivité : « Comment pourrais-je avoir de la bienveillance envers la douleur ? » Et tout ce que j’ai pu répondre, c’est : « Avez-vous le choix ? » Cette question l’a laissée muette mais pensive. Je crois avoir ajouté que cette retraite était une bonne occasion pour faire l’essai.
Je ne savais pas trop comment elle réagirait à cet enseignement mais le lendemain elle a assisté à toutes les sessions et elle semblait tout à fait détendue et à son aise. Le jour suivant, elle paraissait franchement radieuse, de sorte que j’étais curieux de savoir ce qui lui arrivait. À la fin de la soirée, je lui ai demandé comment allait sa pratique et elle m’a répondu très joyeusement : « Ça marche ! La douleur n’a pas disparu mais maintenant je ne me bats pas contre elle et j’arrive à être plus en paix avec elle. »
Source du texte Dhamma de la forêt