Extrait du livre « Travailler avec les cinq obstacles », Ajahn Thiradhammo.
Avoir conscience du domaine des sens, comprendre comment se produit la perception sensorielle, est l’un des thèmes exposés dans le développement de l’attention. Et c’est un point très important parce que c’est notre interface avec la réalité : l’interaction entre notre monde subjectif et le monde objectif. Si nous comprenons comment fonctionne ce processus, nous pourrons comprendre comment nous créons notre monde au travers des sens, de la conscience sensorielle, de la perception et de la pensée.
Dépendant des yeux et de la forme apparaît la conscience visuelle ; la rencontre entre les trois est appelée « contact ».
Conditionné par le contact apparaît le ressenti.
Ce que l’on ressent, on le perçoit.
Ce que l’on perçoit, on y pense.
Ce à quoi on pense devient source de prolifération mentale.
Cette prolifération mentale devient l’origine d’une prolifération de perceptions (14) et de délibérations qui assaillent la personne à propos de formes passées, présentes et futures dont elle a eu conscience à travers les yeux… [et les autres sens] (M.I,111).
On peut comprendre la psychologie bouddhiste comme partant des six organes des sens : les yeux, les oreilles, le nez, la langue, le corps et l’esprit en tant que sixième sens.
Ensuite viennent les objets des sens : objets vus, sons, odeurs, saveurs, sensations tactiles (par la peau mais aussi à l’intérieur du corps) et objets mentaux (pensées, idées, images, etc).
Le troisième facteur est le contact : l’organe sensoriel a besoin d’entrer en contact avec un objet sensoriel, sinon rien ne se passe. Par exemple, si une statue du Bouddha se trouve derrière moi, je ne peux pas la voir et ainsi, même si elle est présente, pour moi elle n’existe pas. Si vous-même vous la voyez et m’en parlez, je peux avoir un contact mental avec elle mais pas de contact visuel. Et comme elle ne fait aucun bruit et qu’elle ne respire pas, je ne l’entends pas, pas plus que je ne la sens, la goûte ou la touche. Je ne peux en avoir qu’une image mentale si vous me dites qu’elle est là.
Lorsque l’organe sensoriel entre en contact avec l’objet sensoriel, il y a une conscience sensorielle. Ou, selon la terminologie bouddhiste classique, le contact se définit comme la rencontre de l’organe sensoriel, de l’objet sensoriel et de la conscience : quand il y a conscience sensorielle on sait que le contact s’est produit.
Dans le bouddhisme, la conscience est seulement l’impression très élémentaire que quelque chose est présent. Le mot pāli qui désigne cette conscience, viññāna, se compose de la racine vi qui marque la séparation et du mot jñā qui signifie « connaissance ». Ainsi viññāna est une connaissance qui sépare ou la simple prise de conscience d’une impression sensorielle.
Si cette impression est suffisamment forte, apparaît une tonalité de ressenti (vedanā) qui la répertorie comme étant soit attirante (agréable), menaçante (désagréable) ou simplement neutre.
Ensuite apparaît saññā, autre forme de connaissance avec la racine saṃ + jñā. La partie sa(ṃ) signifie « ensemble » ; il s’agit donc d’une connaissance qui combine ou associe, et le mot saññā est généralement traduit par « perception » ou « cognition ».
Cela implique un certain degré de mémoire qui apporte un cadre de référence pour que la connaissance associative reconnaisse l’impression sensorielle et lui donne un nom.
Par exemple, les yeux entrent en contact avec un objet placé devant soi et la conscience réagit : « Tiens, il y a quelque chose ici. » Ensuite la perception reconnaît l’objet : « Oh, cela ressemble à une horloge. » La perception entraîne fréquemment des pensées à propos de ce qui a été perçu : « Est-ce qu’elle fonctionne ? » Ensuite les proliférations conceptuelles s’enchaînent très vite : « Elle a l’air bien vieille » et il est fort possible qu’elles échappent à notre contrôle : « A-t-elle été fabriquée au Japon, en Chine ou en Thaïlande ? »
Bien sûr, ce processus est très aléatoire ; il peut y avoir une anicroche à n’importe quel stade. Au niveau de l’organe des sens, par exemple, si ma vue n’est pas bonne et que j’ai enlevé mes lunettes : je peux voir mais pas très clairement. Ou bien au niveau de l’objet, si quelqu’un l’a retourné et tout ce que je vois est une forme bizarre ; dans ce cas il n’y a pas cette perception qui reconnaît l’objet ; il y a la conscience de la présence d’un objet mais je ne perçois pas de quoi il s’agit tant que je ne le vois pas sous un certain angle – sauf si je suis très malin.
Mais l’important dans ce processus sensoriel est que, à n’importe quel stade, quelque chose peut mal tourner. La perception n’est pas fiable du tout. Parvenir à avoir une perception correcte est très difficile : l’organe des sens peut être défectueux, l’objet peut nous être inconnu, la conscience peut ne pas enregistrer les faits et la perception risque d’être fausse. Nous avons tous entendu parler de distorsions de la perception.
Nous devons aussi tenir compte des distorsions (vipallāsa) de la vérité auxquelles est sujet un esprit non éveillé. Nos perceptions sont filtrées au travers de nos conditionnements, ce qui inclut nos pollutions mentales personnelles. Nous sommes fondamentalement « entravés par l’ignorance et enchaînés par le désir », ce qui nous empêche de voir les choses telles qu’elles sont réellement (yathābūtā).
En développant une plus grande conscience du domaine des sens, nous commençons à voir plus clairement comment fonctionne le processus de la perception et comment les obstacles, les tendances malsaines et les pollutions mentales sont générés.
Finalement, voir clairement à quel point les sens et les objets des sens sont impermanents, insatisfaisants et impersonnels (S.IV,1-6), tout comme le sont la conscience, le contact et les ressentis qui en résultent (S.IV,26-28), engendre un désintérêt, un détachement des passions et la libération ultime.
Source du texte Dhamma de la forêt