Le don du Dhamma surpasse tous les autres dons

S’accepter soi-même

Ayya Khema

Extrait du livre sur Ayya Khema, Sully octobre 2015

Traduit par Jeanne Schut


Dhamma de la forêt

 



Il est étrange de voir combien les gens ont du mal à s'aimer eux-mêmes. On pourrait penser que c’est la chose la plus facile au monde puisque nous sommes tellement préoccupés de nous-mêmes. Nous avons toujours envie d’obtenir plus, de réussir mieux, d’avoir un maximum de confort. Dans un de ses enseignements, le Bouddha a déclaré que « nous sommes ce que nous avons de plus cher ». Dans ce cas, pourquoi est-il si difficile de vraiment s'aimer soi-même ?

S'aimer ne signifie pas être complaisant envers soi. S’aimer vraiment soi-même est une attitude dont la plupart des gens sont incapables parce qu'ils savent un certain nombre de choses sur eux-mêmes qu’ils estiment peu reluisantes. Nous avons tous d'innombrables attitudes, réactions, attirances et répulsions dont nous préférerions nous passer. Nous portons des jugements sur nous-mêmes : nous décidons que nos attitudes positives sont bonnes et nous rejetons les autres. Nous refoulons ainsi les aspects de nous que nous n'aimons pas. Nous ne voulons ni les connaître ni les admettre. Mais c'est une manière de se comporter qui est préjudiciable à notre développement.

Une autre erreur de comportement consiste à détester cette partie de soi qui semble négative et à se blâmer chaque fois qu'elle apparaît – ce qui ne fait que rendre les choses deux fois plus difficiles. D'une telle réaction découle un sentiment de peur, très souvent accompagné d'agressivité. Si l'on veut se comporter de manière équilibrée, il n'est pas bon de prétendre que cette part d’ombre en soi n’existe pas – ces tendances à l’agressivité, l’irritabilité, la sensualité ou la vanité. Si on fait semblant, on se coupe de la réalité, et un fossé va se creuser.

Les personnes qui fonctionnent ainsi sont tout à fait normales, mais l’image qu’elles renvoient est quelque peu irréelle. Nous avons tous rencontré de ces personnes qui sont presque trop douces pour être vraies à force de faire semblant et de refouler leurs sentiments véritables.

Blâmer les autres ou les diviniser n’est pas non plus une attitude juste. Dans les deux cas, on transfère ses propres réactions sur les autres. On les blâme pour leurs insuffisances réelles ou supposées, ou bien on oublie que ce sont des êtres humains ordinaires et on les vénère.

Nous vivons tous dans un monde irréel puisqu’il est basé sur l'idée trompeuse d’un « moi » mais, dans ce cas, il est particulièrement irréel puisque tout est perçu comme absolument affreux ou parfaitement merveilleux.

La seule chose qui soit réelle, c’est que nous avons six racines en nous : trois racines bénéfiques et trois qui sont néfastes. Ces dernières sont l'avidité, l’aversion et l'ignorance de la réalité ; mais il y a aussi leurs contraires : la générosité, l'amitié bienveillante et la sagesse. Intéressez-vous à cette question en toute sérénité.

On peut aisément accepter que ces six racines soient présentes en chacun quand on les a déjà vues en soi, quand on a pu constater que ces racines profondes sous-tendent tous nos comportements.

Ensuite, nous pouvons nous voir de manière plus réaliste, c'est-à-dire sans nous blâmer pour nos racines négatives ni nous féliciter pour nos racines bénéfiques ; simplement en acceptant l'existence de ces deux types de tendances en nous.

Nous pouvons aussi accepter les autres en posant sur eux un regard plus juste et avoir de meilleures relations avec eux.

Nous ne serons pas déçus et nous ne blâmerons pas les autres parce que nous ne vivrons plus dans un monde tout noir ou tout blanc, où seules les racines néfastes ou les racines bénéfiques auraient leur place – un tel monde n'existe nulle part.

Seul un Arahant est libéré de cette dualité. Pour les autres, c’est seulement une question de degré mais les degrés de bon et de mauvais en nous sont si subtils que cette différence n'a finalement que peu d'importance. Nous avons tous la même tâche à accomplir : cultiver nos tendances saines et déraciner nos tendances malsaines.

En apparence, nous sommes tous très différents mais c'est encore une illusion. Nous avons tous les mêmes problèmes et les mêmes facultés pour résoudre ces problèmes. La seule différence tient à notre pratique antérieure. Si nous méditons depuis de nombreuses vies, cette pratique apporte davantage de clarté, c'est tout.

La clarté de nos pensées vient de la purification des émotions. C’est une tâche difficile mais indispensable. Pour réussir, elle ne doit pas provoquer un bouleversement émotionnel. Il s’agit plutôt d’un travail précis et honnête que l’on fait sur soi. Quand on l’aborde simplement ainsi, on désamorce les situations. La charge émotionnelle d’affirmations telles que : « Je suis fantastique » ou « Je suis épouvantable » est neutralisée. Nous ne sommes ni fantastiques, ni épouvantables. Nous sommes tous des êtres humains, avec un potentiel et avec des entraves.

Si nous pouvons aimer cet être humain, ce « moi », avec toutes ses possibilités et ses tendances, nous pourrons aimer les autres d’une manière réaliste qui sera utile et précieuse. Mais si nous créons en nous une division en aimant ce qui nous paraît bien et en rejetant ce qui ne l’est pas assez, nous ne serons jamais aux prises avec la réalité. Un jour, nous devrons voir cette réalité telle qu’elle est. C'est un kammatthāna, un « terrain d’apprentissage ». C’est l’histoire directe et passionnante de notre cœur et de notre esprit.

Si nous pouvons nous observer ainsi, nous apprendrons à nous aimer d'une manière juste. « Comme une mère, au péril de sa vie, aime et protège son enfant… »(1) Soyez une mère pour vous-même. Si nous voulons avoir une relation à nous-mêmes qui soit réaliste et qui nous permette de grandir, nous devons agir comme une mère. Une mère sensée est capable de savoir ce qui est bénéfique pour son enfant et ce qui ne l’est pas – mais elle ne cesse pas de l’aimer s’il se conduit mal ! C’est peut-être là l’aspect le plus important à observer en nous.

Chacun de nous, à un moment ou à un autre, se comporte mal en pensée, en parole ou en action. Le plus souvent, c'est par la pensée, assez fréquemment par la parole et moins souvent par les actes. Que doit-on faire de cela ? Que fait une mère ? Elle dit à son enfant de ne pas recommencer, elle continue à l'aimer comme elle l'a toujours aimé, et elle continue à l'éduquer. Peut-être devrions-nous commencer par nous éduquer de la sorte.

Toute cette pratique est une question de maturation. La maturité, c’est la sagesse, laquelle, malheureusement, n'est pas liée à l'âge. Si c'était le cas, les choses seraient très simples et on serait assuré de parvenir à un résultat. Mais, comme ce n’est pas le cas, il faut travailler dur. Tout d'abord, nous devons devenir pleinement conscients de nos ressentis ; ensuite, apprendre à ne pas nous condamner, mais à comprendre que les choses sont ainsi. Et enfin, la troisième étape : changer. La prise de conscience est sans doute l'étape la plus dure pour la plupart des gens, car il n'est pas facile de voir ce qui se passe en nous. Mais elle est l'aspect le plus important et le plus intéressant de la contemplation.

Nous menons une vie contemplative, mais cela ne signifie pas que nous restions assis en méditation toute la journée. Mener une vie contemplative signifie observer chaque aspect de ce qui se déroule dans le présent et considérer cela comme une expérience d'apprentissage. Nous maintenons notre attention tournée vers l’intérieur en toute circonstance. Lorsque nous sommes axés sur l'extérieur, dans un élan que le Bouddha qualifiait d' « exubérance de la jeunesse », nous allons dans le monde avec nos pensées, nos paroles et nos actes. Nous devons nous reprendre et retourner à l’intérieur. La vie contemplative, dans certaines traditions religieuses, est une vie de prière. Dans notre tradition, il s'agit d'une combinaison entre la méditation et un certain art de vivre. La vie contemplative se déroule à l'intérieur de soi. On peut faire la même chose avec ou sans rappel extérieur. La contemplation est l'aspect le plus important de l'introspection. Il n'est pas nécessaire de rester assis, immobile, toute la journée à observer sa respiration. Chaque mouvement, chaque pensée, chaque parole peut nous donner l’occasion de découvrir ce que nous sommes.

Ce genre de travail sur soi apportera un sentiment de profonde sécurité intérieure enraciné dans la réalité. La plupart des gens souhaitent et espèrent cette forme de sécurité, mais ils ne sont même pas capables de formuler cette aspiration. Vivre dans l'illusion, être constamment partagé entre l'espoir et la crainte est le contraire de la force intérieure. Le sentiment de sécurité apparaît quand on voit la réalité en soi – et, par conséquent, en tous les êtres – et que l'on se réconcilie avec cette réalité.

Admettons que le Bouddha savait ce qu’il disait quand il a déclaré que nous avions tous sept tendances sous-jacentes : le désir sensuel, la malveillance, les opinions, le doute, la vanité, le désir de vivre éternellement et l'ignorance. Voyez-les en vous-mêmes et souriez. Surtout ne fondez pas en larmes en les reconnaissant. Souriez et accueillez-les : « Eh bien, vous voilà. Je vais voir ce que je peux faire de vous ».

La vie contemplative est souvent vécue comme un poids ; alors, on essaie de compenser l’absence de joie en se montrant sociable. Mais ce n’est pas ainsi que cela ne fonctionne. On doit, au contraire, développer une certaine légèreté de cœur et rester tourné vers l'intérieur. Il n'y a là rien d'inquiétant, rien de bien difficile non plus. Le mot « Dhamma » signifie « loi de la nature » et nous exprimons cette loi de la nature en permanence. À quoi voudrions-nous donc échapper ? Nous ne pouvons pas échapper à la loi de la nature. Où que nous soyons, nous sommes le Dhamma, nous sommes impermanents (anicca), insatisfaits (dukkha) et sans « moi » réel (anattā). Que nous soyons ici ou sur la lune n’y change rien ; il en sera toujours ainsi. Nous devons donc aborder nos difficultés et celles des autres d'un cœur léger mais sans exubérance, ni effusion. Il est préférable de conserver un regard tourné vers l’intérieur et teinté d'une pointe d'humour. C’est ce qui fonctionne le mieux. Avec un peu d’autodérision, il est bien plus facile de s'accepter de manière juste. Il est également plus facile d'aimer tous les autres.

Il y avait une émission télévisée aux États-Unis qui s'appelait « People are Funny » (Les gens sont drôles). Il est vrai que nous avons des réactions très bizarres. Lorsque nous prenons ces réactions une à une pour les analyser, nous les trouvons souvent absurdes. Nous avons des désirs et des envies très étranges, et une image irréaliste de nous-mêmes. Les gens sont drôles, c'est bien vrai. Alors pourquoi ne pas admettre cette facette de nous-mêmes ? Cela nous permet d’accepter plus facilement ce que nous trouvons tellement inacceptable en nous et chez les autres.

Il y a un aspect de la vie humaine que nous ne pouvons pas changer : le fait qu’elle ne cesse de se dérouler d'instant en instant. Par exemple, nous méditons ici depuis un certain temps mais en quoi cela intéresse-t-il le reste du monde ? Le monde continue à tourner. Les seuls à s'en préoccuper, à en être perturbés peut-être, sont notre cœur et notre esprit. Quand il y a perturbation, agitation, un sentiment d’irréalité ou d’absurdité, on est malheureux. Tout cela n’est absolument pas nécessaire. Les choses sont simplement comme elles sont. Si nous apprenons à aborder tout ce qui se produit avec plus d’équanimité, en acceptant ce qui est, le travail de purification en sera simplifié. Il s'agit de notre travail, de notre purification, et c'est à chacun de le faire pour soi.

L’un des aspects les plus agréables de ce travail est que, si l'on reste centré sur sa pratique jour après jour sans l’oublier, et que l'on continue à méditer sans attendre de résultats extraordinaires, peu à peu, les choses se mettent à changer. C'est ainsi, c’est tout. Pendant que nous nous appliquons, nos imperfections et nos pensées erronées s’effritent continuellement parce qu’elles ne nous apportent aucun bonheur et que peu de gens souhaitent se cramponner au malheur. On finit par ne plus rien avoir à faire à l’extérieur. Les livres racontent tous la même chose et, une fois que l’on a répondu à tout son courrier et arrosé toutes les plantes, il ne reste qu’à tourner son regard vers l’intérieur. Quand cela se produit, encore et encore, un changement a lieu. Cela peut prendre du temps mais, quand on pense que nous sommes là depuis tant de vies, qu'est-ce qu'une journée, un mois, une année ou même dix ? Le changement se produit, tout simplement.

Il n'y a rien d'autre à faire et nulle part où aller. La Terre tourne rond, la vie s'écoule depuis la naissance jusqu'à la mort sans que nous ayons à intervenir. Tout cela se déroule sans notre aide. La seule chose que nous ayons à faire est d’entrer en contact avec la réalité. Quand nous y parvenons, nous constatons que l'amour pour soi et pour autrui en découlent tout naturellement. C’est parce que nous nous intéressons à la réalité et que tel est le véritable rôle du cœur : aimer. Mais cela n'est possible que si nous avons également accepté notre face obscure et que nous avons réalisé un travail de purification. Dès lors, notre tâche n’est plus un effort ni une tentative délibérée. Elle devient une fonction naturelle de nos ressentis intérieurs, dirigée vers l’intérieur mais rayonnant vers l’extérieur.

Le regard vers l’intérieur est un aspect important de la vie contemplative. Ce qui se produit intérieurement a des répercussions directes sur ce qui se passe à l’extérieur. La lumière et la pureté intérieures ne peuvent être cachées, pas plus que les imperfections.

Nous pensons parfois pouvoir donner de nous-mêmes une image différente de ce que nous sommes mais, à la longue, ce n'est pas possible. Le Bouddha a dit que l'on ne pouvait connaître une personne qu’après l'avoir souvent écoutée parler et avoir vécu longtemps avec elle. Les gens cherchent généralement à paraître meilleurs qu'ils ne le sont réellement et, bien sûr, ils se déçoivent eux-mêmes quand ils échouent, et ils sont aussi déçus par les autres. Se connaître tel que l'on est vraiment rend le véritable amour possible. C’est un sentiment qui apporte la légèreté de cœur nécessaire pour accomplir la tâche à laquelle nous nous sommes engagés. En nous acceptant tels que nous sommes vraiment, nous acceptons les autres et nous facilitons notre travail de purification avec la dissolution de nos imperfections.

(1) Extrait du Mettā Sutta, l’enseignement du Bouddha sur la bienveillance universelle.

Source du texte   Dhamma de la forêt