Ayya Khema est une très grande dame qui a laissé une empreinte mémorable dans la tradition du Theravâda… et bien au-delà !
Née à Berlin en 1923, de parents juifs, elle a connu une existence particulièrement mouvementée avant de découvrir le bouddhisme, dans les années 60, auquel elle consacra le reste de sa vie, jusqu’à sa mort en 1997.
Ordonnée nonne au Sri-Lanka, en 1979, elle devint une figure incontournable du développement de la pratique de la méditation dans la tradition du Theravâda, particulièrement pour les femmes : on lui doit, notamment, la fondation de “l’Ile des nonnes” de Parappuduwa, à Ceylan, et la création de l’association “Sakyadhita”, organisation mondiale des femmes bouddhistes.
Enseignante réputée, elle parcourut le monde pour transmettre sa pratique de Vipassanâ et des Jhâna. Son style, simple et pratique, nous a été transmis par de nombreux ouvrages, en allemand et en anglais, dont un seul a été traduit en français à ce jour : “Etre une île”.
C’est un extrait de cet ouvrage que nous vous proposons de découvrir, pour un enseignement consacré à la tendresse nécessaire qu’il convient de développer dans la pratique de la méditation…
« Etre une île »Ayya Khema
Editions Dharma, Saint-Michel-en-l’Herm, 1997Chapitre VII :
« Prendre soin avec tendresse »
Avez-vous déjà entendu l’expression « TLC » (tender loving care, en anglais), « prendre soin avec tendresse » ? Les nouveau-nés ne peuvent pas prospérer sans ce genre d’attention. Les gens ne peuvent pas vivre non plus sans cet ensemble. Les plantes non plus. Si les bébés et les petits enfants sont privés de tendresse et d’amour, ni la meilleure nourriture ni les meilleurs médicaments ne parviendront à les faire grandir convenablement. Rien ne croît sans « TLC ». Les relations ne se développent pas sans. Comment la méditation pourrait-elle prospérer sans cela ? Elle ne le peut pas. Rien ne le peut.
C’est en prenant soin avec tendresse qu’à longueur de temps nous devrions utiliser notre esprit, et non pas comme un « éléphant dans un magasin de porcelaine ». Un pachyderme laissé à lui-même crée des ravages parce qu’il casse des choses. Pourquoi saccage-t-il ? Parce qu’il n’a pas conscience et agit instinctivement. Même dans les plus infimes détails, l’insouciance est un manque de TLC. Ainsi, ne pas respecter les préceptes dans leurs moindres détails manifeste cette imprévoyance.
Les préceptes ne sont pas arbitraires. Chaque voeu est conçu dans un but bien particulier. Leur but général est de nous éloigner des préoccupations mondaines, de nous tourner vers l’intérieur avec attention et soin. Chaque précepte que nous ne traitons pas avec amour et tendresse, même dans sa plus petite déviation, interrompra la méditation parce que notre esprit se refuse à obéir ou, par habitude, reste insouciant. Si l’esprit dévie encore davantage, résiste aux gens et ne manifeste aucun respect ni ouverture envers les autres, la méditation ne peut s’avérer fructueuse.
Se soumettre avec grâce à la situation
Il faut prendre soin de notre esprit tout au long de la journée, et être concerné par tout ce qu’il touche. Il établit le contact avec tant de choses. Il adhère à ses propres pensées. Il répond aux interlocuteurs. Il est constamment occupé, la plupart du temps d’une mauvaise manière. Notre esprit est inattentif à ce qui se passe réellement, inconscient, concerné seulement par son propre confort, et le plus souvent manque de tendresse. Avec ces blocages pendant la journée, comment pourrions-nous nous attendre à ce qu’il n’ait pas les mêmes blocages le soir ou tôt le matin ? Au nom de quoi devraient-ils disparaître ? Pour quelle raison serait-il possible qu’ils s’évanouissent ?
La méditation ne peut fleurir que si, d’une part, nous utilisons notre esprit de façon juste tout au long de la journée, et si, d’autre part, nous portons aussi le même soin, le même amour et la même tendresse envers la méditation elle-même. Si nous nous asseyons en décrétant : « Maintenant je vais méditer. C’est ce que je vais faire. Je ne vais pas être dérangé par quoi que ce soit », ça ne peut pas marcher. Nous devons nous asseoir avec un sentiment d’amour envers tout ce qui est lié à la méditation. Nous devons nous soumettre avec grâce à la situation.
Dans la pratique du zen, avant même de prendre la posture, on salue très respectueusement le coussin sur lequel on va s’asseoir ainsi que la personne en face de soi. C’est un très beau geste, un sentiment au coeur et dans l’esprit, de respect et d’attention envers le coussin et la personne assise à côté ou en face. Même avant de commencer, il faut extérioriser l’amour et l’attention envers tout ce qui nous entoure, par exemple l’autel, pour tout ce qui tombe dans notre champ de perception, et ensuite, nourrir des pensées d’amour et d’attention vis à vis du souffie.
Un esprit débordant de doutes, de regrets, d’incohérences, de résistances, de soucis, de jugements ne peut pas méditer. Pourquoi le pourrait-il ? Il ne cesse pas de juger, de s’inquiéter, de résister. Pourquoi s’arrêterait-il ? Pour quelles raisons ? Agité à longueur de journée, au nom de quoi se calmerait-il tout d’un coup ?
Pensons différemment !
Il n’y a qu’une façon de pouvoir se concentrer convenablement – en s’éloignant du profane. La méditation est une activité transcendante. On ne peut pas la pratiquer avec un esprit mondain. Tant que celui-ci occupe la place, l’activité sublime ne peut pas commencer. Les préoccupations du monde nous sollicitent constamment en nous promettant des choses qui seraient source d’un genre de satisfaction. Chaque fois qu’elles apparaissent dans l’esprit pendant la journée, examinons-les. Est-ce qu’elles nous ont jamais donné quelque satisfaction ? Si la réponse est « non », alors : abandonnons les!
Chaque chose à laquelle nous nous appliquons journellement, nous devons et pouvons l’accomplir comme une partie de la pratique, en y engageant une attention totale et complète, une attention en un point, sans jugement, sans essayer de décider s’il s’agit d’une chose nécessaire, une chose importante à faire, ou si cela paraît trop lourd, trop encombrant, trop ennuyeux, trop long. Rien qu’une attention totale à ce qui se passe, accompagnée, en esprit, de soin, d’amour et de tendresse afin d’agir le mieux possible. Si nous ne nettoyons pas une chambre avec la meilleure volonté, pourquoi devrions-nous faire de notre mieux quand nous méditons ? Y a-t-il une raison pour que ces deux choses soient différentes ? Faisons de la meilleure façon tout ce que nous entreprenons. Prenant soin amoureusement de notre ménage, de notre travail quotidien, nous pourrons apporter le même soin et le même amour lorsque nous nous assiérons pour méditer. C’est seulement comme ça que les choses peuvent marcher.
Depuis de nombreuses années l’esprit fonctionne selon ses habitudes. Il faut les reconnaître. Les abandonner. En substituer d’autres. Essayons d’implanter de nouvelles habitudes dans notre esprit. Pensons différemment. Il n’est pas nécessaire d’utiliser nos vieilles manières de penser. Chaque fois que nos lubies nous utilisent, soyons conscients. « Tiens, voilà la routine mentale. Elle est superflue! Il m’est loisible de penser en termes complètement différents, en termes d’amour dépersonnalisé, de service pour les autres, du manque de permanence de tout ce qui apparaît, de souffrance universelle (dukkha). » N’importe quel enseignement qui nous revient en mémoire, n’importe quelle phrase que nous pouvons nous rappeler est utile. Pensons en ces termes. Cela mettra notre esprit dans une bonne disposition. S’il suit ses vieilles habitudes, pourquoi méditerait-il ? Il ne se calmait pas auparavant, pourquoi serait-il en mesure de méditer maintenant ?
L’amour envers ce que nous exécutons est l’aspect le plus important pour bien le faire. Sans sympathie envers nos actions nous n’avons aucune chance de bien les faire. Au pire, nous rencontrons de la résistance et du rejet, ou, pour le moins, de l’indifférence. Il n’y a pas d’autres possibilités. Soit ce que nous entreprenons nous laisse indifférents, soit nous l’aimons, soit nous le rejetons. Quel est votre choix ?
L’esprit est un instrument très fragile
Notre désir est de bien méditer mais nous n’y parvenons pas, parce qu’il faut laisser tomber tout ce qui encombre encore l’esprit. Oubliez l’encombrement car tout fonctionne ensemble. Le tout forme une image complète. Si vous n’en avez entr’aperçu que des bribes, ne vous inquiétez pas. L’image deviendra entièrement claire, mais seulement si nous nous occupons de chaque partie avec soin. C’est comme d’assembler un puzzle – sans se soucier de chaque composant, nous n’obtiendrons pas la scène complète. Chaque petite pièce a sa place et il faut chacune les manipuler avec soin.
L’esprit est un instrument très fragile. Rien n’est plus fragile. Vous avez tous fait l’expérience d’états d’esprit stimulants – ou totalement déprimants. Tout le monde l’a faite. Poussé dans ses retranchements l’esprit peut tomber par-dessus bord, d’un côté ou de l’autre. C’est un instrument délicat, et il ne fleurira pas sans soin ni amour ni tendresse.
Pour chacun de nous, la méditation s’apparente à un bébé. Elle n’a pas encore grandi. Elle n’a pas mûri. Il faut traiter les nourrissons avec soin. Notre esprit en est encore, également, à ses vagissements. Tant que nous n’avons pas eu un aperçu de la libération (Nibbâna), notre esprit est un bébé. Il est à manipuler avec beaucoup de soin, prêtant toujours attention à sa fragilité. N’abusez jamais de lui en vous laissant dominer par la colère, la haine, la résistance, le refus, l’inquiétude ou la peur, l’aversion ou le doute. Faites en sorte qu’il aime chaque aspect de ses relations – avec ce qui est confortable comme avec ce qui est inconfortable. Sans le traiter avec infiniment de soin, il ne grandira pas ; or, grandir, mûrir est le but de la pratique.
La maturité de l’esprit ne dépend aucunement de l’âge, elle dépend seulement de l’entraînement. De plus, l’entraînement ne se limite pas à la méditation. Très peu de gens, s’il y en a, méditent vingt-quatre heures par jour, ou même vingt heures, et ne dorment que deux ou trois heures. Peut-être en existe-t-il quelques-uns. L’esprit fait autant partie de la vie quotidienne que de la méditation. Comment peut-on séparer les deux ? Ne choisissez pas…
Si nous ne nous engageons pas à fond dans ce que nous entreprenons, nous ne pouvons pas y mettre tout notre coeur. Ne choisissez pas. Une chose choisie et faite avec tout votre coeur, tout en en laissant une autre de côté, provoque un blocage. Ne choisissez pas les gens que vous désirez aimer. Ne choisissez pas les enseignements dont vous voulez vous souvenir. Ne choisissez pas les préceptes que vous aimeriez observer. Chaque fois que vous rejetez, refusez ou ignorez un sujet de ces catégories, vous construisez un blocage qui sera un obstacle à votre méditation. Efforcez-vous de mettre tout votre coeur dans ce que vous faites. Chaque personne doit être aimée, chaque action, chaque événement méritent d’être choyés, chaque précepte d’être pris en considération.
Tant que votre esprit ne se donnera pas à fond, sans opposer de réticence, il résistera à la pratique méditative, et ne s’y engagera qu’à moitié. Peut-être aime-t-il les vingt premières minutes, et n’aime-t-il pas les quarante ou cinquante minutes qui suivent. Peut-être aime-t-il suivre le souffle pendant un petit moment, mais n’aime pas qu’une pensée surgisse. Et de même si quelqu’un se met à tousser… Quelle utilité peut avoir une telle attitude ?
Il faut nourrir le bébé-esprit et le traiter avec tendresse sinon il ne grandira pas, ne deviendra pas adulte. S’il croît, devient adulte et apprend à se connaître, il prendra habilement soin de lui, et se sentira toujours à l’aise parce qu’il n’aura pas de blocages. Il ne résistera pas. Ce niveau ne veut pas dire qu’il ne sait pas. L’esprit sait mais ne résiste pas.
Une pensée sans amour, n’est pas convenable
Observons notre esprit, et traitons-le convenablement. Une pensée sans amour, n’est pas convenable. Seul l’amour - la triade soin, amour et tendresse – lui donnera les capacités nécessaires et la possibilité de transcender cette existence mondaine. Occupons-nous réellement de notre esprit avec l’amour maternel qu’un bébé mérite. Si nous ne pouvons pas appliquer un tel sentiment envers lui, pour qui pourrons-nous l’avoir ?
La méditation, une bonne méditation réussie, est notre stimulant. En fait, il s’agit quasiment d’une sorte de chantage : « Si je me conduis bien toute la journée, ma concentration du soir sera bonne ». Personne ne peut savoir comment notre esprit se conduit sinon nous mêmes. Faisons en sorte qu’il se conduise bien.
Occupons-nous de lui en sachant qu’il est le seul et l’unique instrument pouvant tout rendre possible. Il permet les désirs les plus bas et les actions les plus viles, mais aussi de transcender tout cela et d’atteindre les niveaux de conscience les plus élevés. Toutefois, souvenons-nous d’être soigneux et attentionnés, et de voir les choses d’une manière juste. Tout ce qui se produit – tout ce que nous générons, tout ce que les autres gens provoquent – fait partie intégrante de la pratique, en conséquence fait partie intégrante de notre méditation.
Si nous prêtons une gentille attention à notre souffle, il sera beaucoup plus facile de l’accompagner. On peut se tenir sur ce que le coeur chérit. On ne trouve aucun intérêt à être avec ce dont on ne se soucie pas. Aimons notre souffle parce que c’est notre sujet de méditation. C’est une raison suffisante pour l’aimer. Aimons notre coussin parce qu’il nous supporte pendant que nous méditons. Aimons les gens qui sont avec nous. Soyons reconnaissants. Voyons si nous pouvons donner le soin, l’amour et la tendresse qui font tout fleurir – depuis les plus petites graines jusqu’aux états de conscience pénétrant les jhâna (niveaux d’absorptions), bref, tout ce que l’esprit peut toucher.
Pour en savoir plus :
•sur Internet : => sur le site Internet “Le Dhamma de la forêt”, une page consacrée à la biographie d’Ayya Khema et la transcription de plusieurs de ses enseignements
=> le site de Sakyadhita – France, branche francophone de l’organisation mondiale fondée par Ayya Khema
=> le site des éditions Dharma, qui a publié son unique livre en français “Etre une île”
Etre une île – Ayya Khema