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Les efforts suprêmes

Les efforts suprêmes

Traduction de Jeanne Schut
Dhamma de la forêt

 
Il est assez facile de voir comment fonctionne notre esprit : il réfléchit, il réagit, il imagine souvent des choses, et il a aussi des sautes d’humeur. Toute personne qui ne médite pas aura tendance à croire à la réalité de ce que lui dit son esprit. Même ceux qui méditent croiront peut-être encore que les réactions de leur esprit aux stimulations extérieures sont justifiées ou que les humeurs qui leur arrivent doivent être prises au sérieux, que tout ce que fait l’esprit est dû à un événement extérieur et pas à une réaction intérieure. Il est facile de le constater si nous observons le processus de nos pensées, non seulement en méditation mais aussi dans la vie de tous les jours.

Le Bouddha a donné des instructions très précises pour que nous sachions comment contrer les états d’esprit négatifs et développer un état d’esprit positif. Ces instructions peuvent être résumées en quatre mots : éviter, dépasser, développer et maintenir. On les appelle les « quatre efforts suprêmes » et nous les avons déjà évoqués brièvement. Ils comptent parmi les 37 facteurs d’éveil et doivent donc être intégrés dans notre pratique. Quand ils sont parfaitement développés, ils font partie du processus d’éveil.

Vous avez peut-être entendu l’expression : « Le nibbāna et le saṃsāra se trouvent au même endroit ». Ces mots ne sont pas tout à fait exacts car un tel « endroit » n’existe pas. Mais comment le nibbāna – ou libération, émancipation, éveil – et le saṃsāra – le cycle de la naissance et de la mort – peuvent-ils coexister ? D’une certaine manière, ils le peuvent puisque tous deux habitent notre esprit. Simplement, nous ne sommes conscients que de l’un des deux, c’est-à-dire de ce qui nous fait continuer à tourner dans le cycle de la naissance et de la mort.

Cela ne s’applique pas seulement quand un corps cesse de vivre et qu’on appelle cela « mort » ou quand un nouveau corps apparaît et qu’on appelle cela « naissance ». En réalité, il y a constamment des naissances et des morts, à tout instant de notre existence.

Il y a la naissance de pensées positives et négatives, et leur disparition.

Il y a la naissance de sensations et de sentiments agréables, désagréables ou neutres, et leur disparition.

Il y a la naissance de l’apparition de ce corps et sa mort d’instant en instant… sauf que nous ne sommes pas assez attentifs pour en être conscients.

Nous pouvons en prendre clairement conscience quand nous regardons une photo de nous prise dix ou vingt ans plus tôt. Notre apparence est tout à fait différente de ce que nous voyons actuellement dans le miroir mais cela ne veut pas dire que le corps a fait un bond de vingt ans dans le temps pour soudain prendre une nouvelle apparence. Il a changé d’un instant à l’autre jusqu’à ce que, après une certaine période de temps, cela nous devienne finalement visible. Avec une attention plus développée, nous aurions pu le savoir tout au long car la mort et la naissance interviennent constamment dans le corps, de même que dans les pensées, les sensations et les sentiments. C’est ce que l’on appelle le saṃsāra, le cycle de la naissance et de la mort en nous-mêmes.

Ce cycle existe à cause de notre profond désir de garder ou de renouveler ce que nous pensons être « moi ». Quand on est « libéré », ce désir cesse et ce qui est mort reste définitivement mort. Bien que nous ayons le potentiel nécessaire pour nous libérer du saṃsāra, notre conscience n’est pas capable de l’atteindre parce que nous ne nous intéressons qu’à ce que nous connaissons déjà. Nous sommes faits d’habitudes et avons tendance à suivre nos habitudes. Tous les méditants prennent conscience des habitudes de l’esprit ainsi que de leurs vieux schémas de réaction aux stimuli extérieurs que j’appelle « déclencheurs ». Ces réactions ne nous ont probablement pas été utiles dans le passé mais elles continuent à se produire par habitude. Il en va de même pour nos humeurs : elles apparaissent et disparaissent sans avoir plus de sens qu’un nuage dans le ciel qui dénote simplement le type de temps qu’il fait, sans qu’une vérité universelle s’y rattache. De même, nos humeurs dénotent simplement le type de temps que notre esprit a créé s’il a cru en la réalité de l’humeur.

Les quatre efforts suprêmes consistent, avant tout, à éviter l’engrenage des pensées négatives. Si nous parvenons à voir qu’elles sont nuisibles, nous pouvons plus facilement accepter d’apprendre à fonctionner autrement. « Eviter » signifie que nous ne permettons pas à certaines pensées d’apparaître, pas plus en réaction à des humeurs qu’à des déclencheurs extérieurs. Si nous prenons conscience que nous réagissons toujours de la même façon au même type de situation, nous serons peut-être obligés d’éviter ces situations pour enfin apprendre, en profondeur, la leçon à en tirer. Tant que nous réagissons à une situation ou à une humeur, nous ne sommes pas en mesure de l’évaluer de manière neutre parce que nos réactions envahissent tout notre esprit. Dans l’esprit du Dhamma, « éviter » signifie éviter les pensées négatives. Sur le plan pratique, cela nous amène peut-être à éviter les situations qui éveillent en nous cet état d’esprit, mais pas au point de fuir à la moindre provocation – ce qui est une manière bien connue mais inefficace d’échapper à des réactions désagréables.

En général, fuir les situations qui engendrent des réactions négatives n’apaise pas notre esprit. C’est seulement s’il y a un déclencheur particulier qui éveille constamment en nous des réactions négatives que nous pouvons essayer de nous en éloigner, sans blâmer personne. Nous constatons simplement que nous ne sommes pas encore capables de nous maîtriser dans certaines circonstances. C’est exactement comme lorsque, en méditation, nous avons une sensation douloureuse dans le corps : nous ne blâmons pas la sensation ; nous sommes simplement conscients que nous n’avons pas encore maîtrisé la non-réaction à la douleur et nous changeons de posture. D’un côté, il y a un mouvement physique, de l’autre, un mouvement mental, et tous deux signifient que nous n’avons pas encore tout à fait maîtrisé une certaine situation. Nous comprenons que nous avons encore beaucoup à apprendre sur nous-mêmes. Blâmer quoi que ce soit d’extérieur serait inutile, ne ferait qu’aggraver la situation et ajouter encore plus de pensées négatives. Pour éviter l’apparition de réactions négatives dans l’esprit, nous devons être attentifs et savoir comment fonctionne cet esprit avant que cela ne passe par les mots. C’est quelque chose que nous pouvons apprendre en méditation. Là, le plus important des acteurs est l’attention, la présence consciente.

Il n’est ni viable ni utile d’avoir des états d’esprit calmes et paisibles si nous ne sommes pas pleinement conscients de la façon dont nous y sommes entrés, nous y sommes restés et nous en sommes sortis. Apprendre cela de notre pratique méditative nous permet de comprendre comment notre esprit fonctionne dans la vie de tous les jours avant même qu’il n’exprime des pensées comme : « Je ne supporte pas cette situation » ou : « Je déteste cette personne ». Quand les pensées sont verbalisées, l’état d’esprit négatif est déjà dans la place. Avant de permettre à l’esprit de tomber dans ce piège, nous pouvons prendre conscience d’une sensation dense et désagréable qui nous avertit qu’un état d’esprit négatif approche et qu’il peut être lâché avant de s’installer.

Il est beaucoup plus facile de lâcher la négativité
avant qu’elle ne s’empare de nous mais elle est plus difficile à discerner à ce moment-là. Quand nous remarquons l’approche d’un état d’esprit qui ne semble pas accompagné de paix et de joie, nous pouvons être sûrs qu’il sera négatif. Plus nous nous entraînons à être attentifs à nos états d’esprit, plus nous réalisons combien nous créons de souffrance pour nous-mêmes et pour les autres en ayant des pensées négatives. Quand nous n’avons pas été capables d’éviter une pensée négative, nous devons pratiquer le second effort : la dépasser. Comme il est difficile d’être assez vif et conscient pour éviter l’apparition de la négativité, nous devons apprendre parfaitement comment la dépasser.

Lâcher une pensée est une action qui n’a rien de passif mais c’est difficile parce que l’esprit a toujours besoin de s’accrocher à quelque chose. En méditation, nous avons besoin de nous accrocher à un objet comme la respiration ou les sensations physiques avant que l’esprit puisse se calmer et s’apaiser. C’est pourquoi, quand nous voulons dépasser un état d’esprit négatif, il est plus facile de le remplacer par une pensée positive que simplement essayer de lâcher la négativité. Si nous gardons à l’esprit des états négatifs pendant un certain temps, ils s’installent en nous de plus en plus commodément et, dans le même temps, nous avons de plus en plus tendance à croire à ce qu’ils nous racontent. Nous aurons alors des pensées comme : « Je déteste les gens qui ne sont pas du même avis que moi » ou bien : « J’ai toujours peur quand j’entends le tonnerre ». Ces affirmations stigmatisent notre caractère et ne font que gonfler un peu plus notre ego.

Si ces états d’esprit se sont inscrits dans notre caractère, c’est uniquement parce que nous avons accueilli la négativité pendant tellement longtemps que nous ne pouvons même plus imaginer pouvoir exister sans elle. Pourtant, il ne s’agit que d’états d’esprit nuisibles qui peuvent et doivent être changés. Plus vite nous les remplacerons par d’autres, mieux ce sera pour la paix de notre esprit. Si nous éprouvons de l’antipathie ou de l’aversion pour une certaine personne, il sera bon, par exemple, de nous rappeler quelque chose de bien à son propos et ainsi pouvoir remplacer la pensée négative par quelque chose de concrètement positif. Tout le monde a des qualités et des défauts ; si nous nous arrêtons seulement sur les aspects négatifs, nous serons sans cesse confrontés à cet aspect plutôt qu’à son contraire. Avec certaines personnes, ce sera plus difficile qu’avec d’autres, mais ces personnes sont là pour nous tester, en quelque sorte. Dans la vie, personne n’échappe à ce genre d’épreuve. La vie est un cours d’éducation pour adultes avec de fréquents examens qui arrivent sans prévenir. Et, comme nous ne savons pas d’avance ce qui nous attend, nous ferions bien d’être prêts à tout moment.

Quand nous apprenons à remplacer un sentiment négatif par un positif et que nous y parvenons pour la première fois, nous prenons confiance dans nos capacités ; il n’y a pas de raison pour que nous ne puissions pas le refaire à chaque fois que nécessaire. Le soulagement que nous ressentons nous apporte tout l’encouragement dont nous avons besoin pour pratiquer. Quand nous sommes confrontés à des situations que nous trouvons difficiles à supporter, nous pouvons nous rappeler que nous sommes face à une expérience d’apprentissage. Dépasser un état d’esprit négatif nécessite une force intérieure que nous développons grâce à la pratique de la méditation. Si nous ne sommes pas encore capables de maintenir notre attention où nous le voulons pendant la méditation, nous ne pourrons pas non plus changer d’état d’esprit à volonté. Plus nous affinons la qualité de notre méditation, plus il nous sera facile d’« éviter » ou de « dépasser ». De la même manière, en remplaçant au quotidien les états d’esprits négatifs par des positifs, nous facilitons notre méditation.

Quand nous comprenons que notre esprit n’est pas une entité solide, obligée de réagir d’une certaine façon, mais quelque chose de malléable et changeant qui peut aussi être clair et lumineux, nous essayons de le protéger de mieux en mieux contre toute forme de négativité. Pour les personnes qui commencent la méditation, c’est souvent une révélation de découvrir que l’esprit n’est pas un réacteur figé auquel on peut faire confiance mais qu’il peut, au contraire, être influencé et changé à volonté. Sans cela, nous ne pouvons pas développer le regard intérieur qui est la première étape sur la voie spirituelle. Développer des états d’esprit positifs signifie que nous essayons de les cultiver quand ils ne se sont pas encore manifestés. Si l’esprit reste neutre ou s’il a tendance à peser, juger et critiquer, à être facilement blessé ou égocentrique, nous controns délibérément ces tendances pour cultiver des états d’esprit positifs. Nous reconnaissons que tous les états négatifs bloquent le chemin du bonheur, de la paix et de l’harmonie. Quand nous développons la compassion et la bienveillance envers tous les êtres, quand nous nous réjouissons du bonheur des autres et que nous savons rester neutres face à l’adversité, nous constatons par nous-mêmes que ces états d’esprit nous apportent un bienêtre intérieur. Par conséquent, nous essaierons inlassablement de cultiver les états d’esprit qui mènent à ce bien-être personnel.

Quand le point de départ de cette nouvelle attitude est cette compréhension – que les états positifs sont bons pour nous – c’est une formidable avancée en profondeur.

Quand notre esprit est en paix, nous comprenons que, si nous réagissons négativement aux innombrables situations négatives qui existent dans le monde, cela ne fera que redoubler la souffrance qu’elles engendrent déjà. La situation n’en sera ni allégée ni facilitée pour personne. Si nous développons la capacité de voir ce qu’il y a de positif en toute chose et d’utiliser tout ce qui arrive dans notre vie comme une occasion d’apprendre, tout en essayant de garder clairement en nous les quatre émotions suprêmes mentionnées plus haut (bienveillance, compassion, joie dans l’altruisme et sérénité), il ne reste plus que le dernier « effort » à accomplir : maintenir les états d’esprit positifs bien en place. Pour qui n’a pas atteint la complète libération de toutes les tendances sous-jacentes, il est impossible de maintenir un état positif tout le temps. Toutefois, notre attention peut être assez affinée pour nous faire savoir quand nous avons dérapé. C’est cette attention dont nous avons besoin pour que les choses changent. Quand nous ne sommes pas capables de rester dans un état d’esprit sain et positif, nous pouvons toujours essayer à nouveau. Par contre, si nous commençons à nous faire des reproches ou à blâmer les autres, nous ne ferons qu’ajouter un nouvel état d’esprit négatif au premier et nous entraverons nos progrès. Nous pouvons toujours acquérir de nouvelles compétences – nous avons tous acquis des compétences dans cette vie. Maintenir un état d’esprit positif est un talent qui vaut vraiment la peine d’être cultivé, bien plus que toutes sortes d’autres compétences. Il ne s’agit pas d’un trait de caractère que l’on possède ou pas. Tout le monde est capable de cultiver ce qui est positif dans son esprit et de laisser passer ce qui ne l’est pas. Cela ne veut pas dire non plus que, désormais, nous trouverons tout beau et merveilleux. Ce ne serait pas réaliste. Ce que nous pouvons faire, c’est prendre conscience que, bien que la négativité existe en nous et en dehors de nous, le rejet et le refoulement ne sont pas des réactions efficaces pour nous apporter la paix et le bonheur.

Le plus élevé de tous les états émotionnels est l’équanimité, l’égalité d’humeur. On la développe grâce à la pratique de la méditation et elle est fondée sur la vision intérieure profonde. Dans la vie de tous les jours, elle est l’outil qui nous permet de développer et de maintenir un état d’esprit sain et positif. Il n’est guère utile de refouler notre négativité, pas plus que de penser : « Je devrais être comme ceci ou comme cela ». Tout ce qu’il faut, c’est prendre conscience de ce qui se passe en nous et apprendre l’art de changer notre état d’esprit à volonté. Au bout de quelque temps, notre esprit sera comme un instrument bien accordé, le seul instrument de tout l’univers qui puisse nous libérer de toute forme de souffrance. Nous disposons tous de cet instrument, et les directives du Bouddha nous apprennent l’art qui consiste à l’utiliser au mieux : ne pas croire à la réalité de ses humeurs ni de ses réactions aux stimulations extérieures, mais observer l’esprit, le protéger et réaliser son potentiel de libération complète.

Si nous voulons que notre outil soit efficace, nous devons en prendre soin de la meilleure façon qui soit ; nous ne devons pas laisser la moindre particule de saleté s’accumuler dessus et le nettoyer aussi vite que possible. Le même critère s’applique à notre esprit. C’est probablement la chose la plus difficile à apprendre et c’est pourquoi peu de gens s’y engagent. Mais un méditant est précisément sur ce chemin-là quand, ayant constaté combien les pensées sont fantaisistes et éphémères, il comprend qu’il ne faut pas croire à tout ce que l’esprit raconte. Les quatre efforts suprêmes sont dits « suprêmes » pas seulement parce qu’ils sont suprêmement difficiles mais aussi parce qu’ils sont suprêmement bénéfiques. Un méditant sérieux souhaite transcender la sphère humaine pendant qu’il est encore dans cette forme humaine et ces quatre efforts sont le défi à relever. Ils sont tellement bien expliqués par le Bouddha que nous voyons clairement les difficultés qui se présentent à nous et les raisons pour lesquelles nous errons encore dans le saṃsāra. Mais nous ne sommes pas obligés de continuer ainsi jusqu’à la fin des temps. Quand on connaît le chemin et la façon de le suivre, on a l’occasion de se libérer de tous les empêchements.

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