Le don du Dhamma surpasse tous les autres dons

L’Impermanence, porte de la liberté

Joseph Goldstein
 
Traduction de Jeanne Schut
 
http://www.dhammadelaforet.org/

Faisons bien la différence entre l’attention et la conscience.

La conscience, c’est le simple fait de prendre conscience des différents objets des sens, y compris les objets de l’esprit. Quant à l’attention, c’est quand nous reconnaissons clairement que nous sommes conscients de quelque chose. Nous reconnaissons en nous la qualité de présence consciente à ce qui est. Avec l’attention, nous ne sommes plus perdus ou emportés par toutes les histoires que nous raconte notre esprit, ces histoires qui ne cessent jamais et qui sont à l’origine du sentiment que nous avons d’être « moi ». Avec l’attention, nous sommes assez présents pour voir et être conscients de ce qui se passe, aussi bien en nous que dans le monde qui nous entoure.

Quand l’attention se renforce et devient continue, cela lui donne un nouvel élan, de sorte qu’à un certain moment, elle n’est plus le fruit d’un effort voulu mais continue simplement à fonctionner d’elle-même, sans le moindre effort de notre part. Et quand l’élan de l’attention est fort, il devient un tremplin pour la sagesse.

Donc il ne suffit pas d’être simplement conscient, bien que ce soit indispensable. Mais nous devons utiliser cette conscience pour ensuite voir, analyser et apprendre à partir de ce dont nous sommes conscients.

Dans le Satipatthana Sutta, l’enseignement du Bouddha sur les Quatre Fondements de l’Attention, il y a une phrase qui est répétée à la fin de chaque série d’instructions de méditation et qui nous montre, de manière très directe, la sagesse qui va nous permettre de libérer notre cœur et notre esprit. Cette phrase revient treize fois dans le discours, donc il est clair que le Bouddha voulait souligner quelque chose d’important. Parfois, quand on trouve des répétitions dans les textes, on a tendance à les survoler en se disant : « Oh, j’ai déjà lu ça » mais, dans ce cas, je crois que cette répétition a un sens : c’est un enseignement très direct qui nous est donné. Que nous analysions le corps, les sensations, l’esprit ou les catégories d’expériences (les dhamma), le refrain est le même ; le Bouddha nous dit : « Demeurez en contemplant l’apparition, la disparition et à la fois l’apparition et la disparition de chaque objet dont vous avez conscience. » Donc, quelle que soit la chose qui apparaît, dans le corps ou dans l’esprit, à l’extérieur ou à l’intérieur, l’esprit guidé par la sagesse doit voir l’apparition, la disparition et à la fois l’apparition et la disparition de cette expérience.

Un grand érudit et maître de méditation birman du nom de Ledi Sayadaw qui a vécu au début du 20ème siècle a dit : « Ne pas voir l’apparition et la disparition est ignorance, tandis que voir tous les phénomènes comme impermanents, c’est la porte ouverte vers tous les états de réalisation et d’éveil ».

Le Bouddha a souligné la même chose à plusieurs occasions. Une fois, il a parlé des différentes formes d’actions méritoires. Comme nous le savons, la générosité est la première des perfections. En outre, le Bouddha a dit : « Un acte de générosité est purifié de trois manières : par le degré de vertu de celui qui l’offre, par la qualité de l’offrande et par le degré de vertu de celui qui reçoit » – tout cela contribue à la grandeur du mérite. Eh bien, il a déclaré à cette occasion : « Plus grand encore que faire une offrande au Bouddha lui-même et à tous ses grands disciples éveillés, est un instant où l’esprit est absorbé dans la bienveillance pour tous les êtres. Et encore beaucoup plus grand que cet instant de bienveillance, est le mérite de voir clairement l’apparition et la disparition des phénomènes. »

Ce que nous entreprenons n’est donc pas négligeable. Investiguer avec sagesse chaque aspect de notre vécu, en voir l’apparition et la disparition, est quelque chose de très fort. Pourquoi ? Qu’y a-t-il de si fort dans cette réalisation ? À nouveau, le Bouddha l’a dit très clairement. Il a dit : « Bhikkhu ! » – et quand il dit « Bhikkhu », il s’adresse en fait à tous ceux qui suivent la voie, nous tous. « Bhikkhu ! La perception de l’impermanence, quand elle est cultivée et développée, élimine tous les désirs sensoriels, élimine l’ignorance et éradique l’orgueil du ‘je suis’ ». Ce n’est pas rien !

Un jour, Ananda – le cousin et assistant du Bouddha – marchait avec lui et faisait la liste de toutes les merveilleuses qualités du Bouddha : amour, compassion, concentration, détermination, honnêteté, générosité, etc., etc. Ananda a continué ainsi jusqu’à ce que le Bouddha l’interrompe en disant : « Ceci étant, Ananda, souviens-toi aussi de cela comme d’une grande et merveilleuse qualité du Tatagatha (c’est ainsi qu’il se désignait lui-même). Pour le Tatagatha, les sensations sont vues au moment où elles apparaissent, quand elles sont présentes et au moment où elles disparaissent ; les perceptions sont vues au moment où elles apparaissent, quand elles sont présentes et au moment où elles disparaissent ; les pensées sont vues au moment où elles apparaissent, quand elles sont présentes et au moment où elles disparaissent. Souviens-toi aussi de cela, Ananda, comme d’une grande et merveilleuse qualité du Tatagatha. »

Nous pouvons être contents à chaque fois que nous voyons l’apparition et la disparition d’une pensée, d’une sensation, d’un son. Le Bouddha dit que c’est une grande et merveilleuse qualité et nous pouvons la vivre à chaque fois que l’attention et la sagesse sont présentes ainsi.

Mais on peut encore se poser la question : pourquoi est-ce une si merveilleuse qualité ? Que veut nous dire le Bouddha quand il insiste autant sur l’importance d’être conscient de l’impermanence ? Eh bien, à plusieurs reprises dans ses enseignements, il dit que, quand nous voyons clairement que tout ce qui est sujet à apparaître (c’est-à-dire tout ce qui fait notre vécu) est également sujet à disparaître, nous devenons « désenchantés » et « désillusionnés ». Du fait de ce désenchantement, nous nous détachons des passions et du fait de ce détachement, l’esprit est libéré.

Nous entendons ces paroles de sagesse libératrice mais, pour beaucoup d’entre nous, de sérieux doutes apparaissent. Pour nous, les mots « désenchantés », « désillusionnés » et « détachement des passions » ont une connotation plutôt négative ; ces états d’être ne nous paraissent pas très attirants. Alors de quoi parle le Bouddha exactement ? En fait, si on regarde de plus près le sens de ces mots, on comprend le lien avec la liberté, non comme une idée abstraite mais dans notre expérience de l’instant. Devenir « dés-enchanté » signifie se libérer du sortilège pour s’éveiller à une réalité plus vaste et pleine. C’est la fin heureuse de nombreux mythes et contes de fée : l’envoûtement est brisé et on se réveille à la réalité. Nous sortons du sommeil de notre vie.

Nous pouvons en avoir une expérience très immédiate quand nous observons de près la façon dont le désir peut envoûter notre esprit. Qu’il s’agisse d’un désir pour de petites choses ou même d’une terrible obsession, pendant tout le temps que dure ce désir, on n’a vraiment que cela en tête. En retraite, nous avons une merveilleuse occasion de voir et de comprendre tout ce processus d’envoûtement par le désir et de dés-enchantement parce que les chances de satisfaire nos désirs sont assez limitées. Donc, quand un désir apparaît en retraite, essayez de vraiment voir, d’être conscient, d’investiguer la sensation que produit un esprit plein de désir et la nature fascinante du désir, quel qu’il soit. Prenez conscience du désir à un certain moment – même si ce n’est pas dès son apparition – et puis, si possible, soyez présent au moment où il s’en va. Parce qu’il finit toujours par partir ; personne n’a de désir indéfiniment. Le désir est là, il dure un temps et, à un certain moment, il disparaît. Prenez conscience de votre ressenti au moment où le désir disparaît. En ce qui me concerne, c’est toujours le sentiment d’avoir échappé à des pattes griffues, un vrai sentiment de soulagement : on a échappé à l’envoûtement très séduisant du désir.

Prenons un exemple très simple dans notre vie. Connaissez-vous le sentiment d’avoir fait l’erreur d’ouvrir un catalogue ? Presque tout de suite on tombe sous le « charme » – pas même de quelque chose en particulier – mais du désir de désirer ! On tourne les pages et on se dit : « Peut-être que sur la page suivante je verrai quelque chose que je veux ». Et c’est incroyable le mal que l’on a à extirper l’esprit de là tant qu’on n’a pas tourné la dernière page du catalogue ! Et vous savez ce que l’on ressent quand on pose finalement le satané catalogue ? Ouf ! On a échappé au sortilège, on est dés-enchanté. Voyez-vous, à présent, le lien avec la libération ?

De même, « dés-illusionné » ne signifie pas être découragé ou déçu mais être libéré de l’illusion et donc se relier à ce qui est vrai. Nous devrions tous être dés-illusionnés ; c’est ce qui pourrait arriver de mieux à notre planète. Quant à l’abandon des passions, cela ne veut pas dire devenir indifférent ou apathique. Cela veut dire que l’esprit est vaste, ouvert, équilibré, libre des obstructions du désir et de la saisie.

Comme le Bouddha l’a dit dans de nombreux discours, c’est en voyant l’apparition et la disparition des phénomènes que l’esprit lâche les « enchantements », les illusions, les passions et c’est en cela qu’il se libère.

Quand nous commençons à voir le changement au niveau des microparticules de notre vécu, quand notre perception du changement devient de plus en plus fine… J’appelle cela les NPM, « notes par minute ». On commence avec environ 10 NPM (on prend note de 10 formes de changement en une minute) et puis on passe à 15, 20, 60, 100. Au bout d’un moment, on en voit tellement que tout ce que l’on voit, c’est une rapide apparition et disparition de tous les phénomènes. Et on commence à voir que le sentiment d’être « moi » est simplement une apparence qui naît de ce flux de phénomènes qui changent très rapidement. Nous ne vivons plus dans l’illusion de l’existence d’un « moi » séparé et fixe.

Prenons un exemple. Imaginez que vous êtes au cinéma ; vous êtes absorbé par l’histoire et, dans un moment d’attention, vous levez les yeux et vous voyez le rayon de lumière qui est projeté sur l’écran. Vous réalisez alors que, même au niveau de l’histoire, tout ce que vous croyiez être en train de se passer ne se passe pas du tout : il n’y a personne que l’on poursuit, personne qui est tué, personne qui tombe amoureux… C’est juste un ensemble de lumière et de couleur projeté sur l’écran.

Voilà une vision de la réalité très différente de celle dans laquelle nous évoluons normalement. C’est dans cette optique que le Bouddha a dit : « Tout ce monde des phénomènes n’est qu’un spectacle de magie ». C’est un spectacle magique d’apparences et nous commençons à le sentir quand nous posons une attention ferme sur l’apparition et la disparition des phénomènes. C’est pourquoi cette pratique a des conséquences aussi profondes.

Quand nous relâchons notre saisie du sentiment de « moi », grâce à la conscience de l’impermanence, nous pouvons commencer à avoir une compréhension très différente de la nature de notre esprit. Il y a un dialogue zen que je voudrais évoquer ici parce qu’il montre, de manière très directe, la nature de l’esprit libéré. Il s’inscrit dans la tradition de l’Éveil soudain, alors soyez prêt ! C’est un dialogue entre Bodhidharma et le second patriarche chinois Huike. Comme vous le savez, on dit que Bodhidharma a apporté le bouddhisme d’Inde en Chine. Il a commencé par rester en méditation, face aux parois d’une grotte, pendant neuf ans. Et puis, un jour, Huike est arrivé. C’était un chercheur spirituel très sincère, très impliqué. Il souffrait beaucoup et voulait vraiment trouver la fin de la souffrance. Il a demandé à Bodhidharma de lui donner l’enseignement mais celui-ci a refusé plusieurs fois en disant : « Le Dharma libérateur ne peut pas être obtenu de quelqu’un d’autre. » Et puis, un jour Huike a insisté : « Mon esprit est en déroute. Je t’en prie, apaise-le avec tes enseignements ».

      Une petite parenthèse : comme dans toutes les histoires zen, il y a une pointe d’humour à la fin mais attention à ne pas vous laisser distraire et risquer de perdre l’occasion d’un « Éveil soudain »… parce que la leçon est vraiment extrêmement profonde.
Bodhidharma a répondu : « Présente-moi ton esprit et je le pacifierai. »
Huike est allé méditer puis il est revenu en disant :
« J’ai cherché mon esprit mais je ne parviens pas à le trouver. »
Et Bodhidharma répond : « Voilà. Je l’ai apaisé. »

C’est un enseignement tellement direct sur la nature de l’esprit. Nous cherchons l’esprit – où est-il ? – il n’y a rien à trouver. Comme l’a dit un grand maître tibétain : « Le fait même qu’on ne puisse pas le trouver est la trouvaille. » Alors, quand nous regardons notre esprit de cette manière, nous cherchons la nature de l’esprit… et nous ne trouvons rien. Il est déjà apaisé.

Il est possible que nous ne soyons pas souvent à ce niveau de compréhension mais il est bon de reconnaître cette possibilité. La liberté n’est pas si loin que cela. La liberté, c’est comprendre la nature de notre esprit, la nature de notre vécu, en cet instant. Mais, même si nous ne sommes pas à ce niveau, que nous évoluons plutôt dans la réalité conventionnelle, que nous sommes engagés dans le monde avec toutes les expériences ordinaires que l’on y vit, dans la mesure où nous avons vu et nous continuons à voir l’apparition, la disparition et à la fois l’apparition et la disparition des phénomènes, nous ne nous laissons pas piéger aussi souvent par la réactivité et la souffrance. Quand nous voyons l’impermanence, encore et encore, il est possible qu’en un instant, tout comme Huike, nous comprenions que la nature fondamentale de vacuité de l’esprit est déjà libre.

La question très concrète qui se pose maintenant est : comment pouvons-nous pratiquer et affiner cette contemplation libératrice de l’impermanence ? Comment contemplons-nous l’apparition et la disparition des phénomènes ?

Nous pouvons être conscients de l’impermanence à plusieurs niveaux, aussi bien à l’extérieur qu’en nous-mêmes, et parfois c’est tellement ordinaire que nous n’y prêtons pas la moindre attention. Voici quelques exemples très révélateurs aussi bien du changement que de notre capacité à ne pas le voir. Le climat, déjà ! Le climat change – comme nous l’avons bien vu ces derniers temps, de manière dramatique. Tout le monde le sait et pourtant, de toute évidence, tout un niveau de la conscience nationale trouve cela difficile à accepter. Nous voyons des changements dans la nature, les saisons ; nous voyons l’évolution des espèces, la disparition des espèces – ces changements sont tout autour de nous. Nous voyons des changements dans la société ; sur le plan collectif, nous voyons l’apparition et la disparition de civilisations entières. Vous vous souvenez de la phrase du Bouddha : « La perception de l’impermanence éradique l’orgueil du ‘je suis’ » ? Voilà une réalisation qui pourrait nous aider sur le plan national. En tant que société américaine, si nous croyons que notre ascendance, notre richesse, notre puissance, seront toujours là, c’est comme si nous renforcions l’ego national. Et comme nous avons pu le constater, à partir de ce point de vue, nous réagissons souvent dans le monde de manière très néfaste et inappropriée. Ce sont les mêmes processus en tant qu’individu ou en tant que culture ou nation. En tant qu’entité politique, nous ne tenons pas compte de l’impermanence de notre civilisation.

Comprendre la vérité du changement, la montée et le déclin inévitable des cultures que nous montre toute l’histoire humaine… Cette contemplation engendre un grand sentiment d’humilité et de compassion.

Sur un plan plus personnel, dans la société, nous voyons l’impermanence dans les générations de personnes qui naissent et meurent. C’est très visible quand on se promène dans les forêts de la Nouvelle Angleterre, à cause des kilomètres et des kilomètres de murs de pierre et des fondations de vieilles maisons à travers lesquelles les arbres poussent maintenant. On ne peut pas s’empêcher de penser au travail énorme qui a été fait, à l’époque, pour déboiser sur des kilomètres, pour construire ces murs, ces maisons… Toutes ces vies, toute l’histoire des gens qui ont vécu ici – c’est tout ce qu’il en reste. C’est poignant. Et, bien sûr, on peut voir la même chose partout. Toutes les histoires de vies qui ont existé et maintenant, qu’en reste-t-il ? La vérité de l’impermanence est tellement claire… à condition d’y prêter attention.

Nous voyons aussi la nature changeante de nos relations aux autres, dans notre travail et, plus près de nous, dans notre corps et dans nos états d’esprit. Il n’y a rien de nouveau là-dedans. Nous le voyons, nous l’avons entendu dire et il est très possible que nous reconnaissions la vérité du changement mais, dans notre vie, nous en faisons abstraction. Je ne connais personne qui irait nier la vérité du changement mais vivons-nous avec la conscience de cette vérité ? Nous sommes capables de l’abstraire pour en faire une compréhension philosophique. On peut aussi la ressentir profondément avec une sensibilité poétique, par exemple. Il y a un très beau poème de Ryokan, un moine ermite zen du 18ème siècle, qui dit :

Tard dans la nuit, en écoutant la pluie d’hiver,
Je me souviens de ma jeunesse.
Était-ce seulement un rêve ?
Ai-je vraiment été jeune, un jour ?

 

Nous pouvons ressentir la vérité du changement sur ce plan poétique. Mais l’épée de sagesse libératrice, l’épée qui tranche la racine de l’illusion et de l’ignorance, peut aussi être très brutale. Je voudrais vous lire un extrait du livre Dipa Ma. Vous connaissez sûrement cette enseignante absolument extraordinaire qui est décédée il y a quelques années. L’histoire de sa vie est stupéfiante. Elle a été mariée à douze ans – c’était la coutume dans son pays, le Bengale, en Inde. Son mariage a été très heureux mais pendant vingt ans elle n’a pas pu avoir d’enfants et, dans cette culture, c’était un vrai drame. Finalement, elle a eu trois enfants mais deux sont morts et ensuite son mari est décédé également. Elle a raconté qu’elle était tellement effondrée de chagrin qu’elle est restée alitée pendant cinq ans. Elle pensait qu’elle allait mourir de désespoir, jusqu’à ce qu’une amie lui parle d’un maître de méditation – elle vivait en Birmanie, à cette époque – et elle a fini par aller dans un Centre de méditation. Là, en l’espace de quelques semaines, elle a atteint les plus hauts états de réalisation, développé tous les niveaux de concentration et tous les pouvoirs de l’esprit dont on parle dans les Écritures. Vraiment, une femme extraordinaire. Je l’ai rencontrée quand elle est retournée en Inde. Munindraji, mon maître de méditation, avait été son maître en Birmanie et c’est lui qui me l’a présentée. Nous sommes allés la voir à Calcutta : on arrive à ce vieil immeuble par une allée sombre, on monte quatre étages dans l’obscurité et puis on entre dans l’unique pièce de son appartement et on dirait qu’elle est remplie de lumière. Elle nous donnait des bénédictions en nous passant les mains sur la tête, sur les épaules… On se sentait au paradis… Juste par la puissance de Metta qu’elle dégageait. Et puis cette tranquillité, cette paix…

Tout cela pour vous situer dans quel contexte s’est manifestée la force de l’épée de la sagesse. Je vais donc citer un passage de ce livre où une femme du nom de Sudipti, raconte :

« Quand mon fils est mort, en 1984, les paroles de Dipa Ma m’ont heurtée. C’était un enseignement dur que je n’ai jamais oublié : ‘Aujourd’hui ton fils a quitté ce monde. Pourquoi es-tu si choquée ? Tout est impermanent. Ta vie est impermanente. Ton mari est impermanent. Ton fils est impermanent. Ta fille est impermanente. Ton argent est impermanent. Ton immeuble est impermanent. Tout est impermanent. Il n’y a rien qui soit permanent. Quand on est vivant, on se dit peut-être : ‘C’est ma fille, c’est mon mari, c’est ma propriété, c’est mon immeuble, cette voiture m’appartient’. Mais quand on est mort, rien n’est à nous. Sudipti, tu crois être une méditante sérieuse mais tu dois vraiment apprendre que tout est impermanent’. »

Ces paroles ne sont pas de la philosophie. Elles viennent d’une personne qui avait traversé la même épreuve. C’est un enseignement très fort. Voilà ce que nous devons voir et comprendre au niveau le plus profond de notre être.

Ce qui est tellement surprenant, étant donné que l’impermanence se manifeste de si nombreuses façons, tout le temps, tout autour de nous, c’est qu’elle nous surprenne encore ! C’est la puissance de l’illusion. Le changement est tout autour de nous, à tous les niveaux, aux niveaux les plus profonds mais, bizarrement, nous espérons bien que les choses vont rester stables, comme elles sont. Ou bien, si elles doivent changer, que ce soit au moins dans le sens qui nous convient. Mais ce n’est pas le cas !

Dans ma pratique, j’ai été amené à me créer un petit mantra qui me sert de rappel : « Tout peut arriver à tout moment. » Certaines personnes, quand elles entendent ces mots, se disent : « Oh, mais c’est déprimant. » En réalité, de la façon dont je l’utilise, ce n’est pas du tout déprimant, au contraire. C’est comme devenir dés-illusionné. C’est une reconnexion avec la réalité : tout peut arriver à tout moment. Du coup, je peux laisser tomber mes défenses ; je n’ai pas besoin d’élever des barrières par peur. Nous pouvons nous détendre dans la grande vérité de l’impermanence : c’est ainsi que sont les choses, inutile de nous battre contre l’évidence.

Prenons un exemple très simple : combien de fois vous est-il arrivé d’avoir une belle méditation, calme, concentrée, paisible, de vous lever quand le gong sonne en vous disant : « Je reprendrai là quand je reviendrai »… Combien de fois est-ce que cela ne s’est pas passé ainsi ? Mais quand ça ne se passe pas comme nous voulons, nous pensons que c’est parce que quelque chose ne va pas.

Quand nous sommes vraiment attentifs, nous voyons que tout disparaît et que de nouvelles choses apparaissent, pas seulement chaque jour ni chaque heure mais à tout instant ! Tout disparaît et de nouvelles choses apparaissent à tout instant. Quand vous aurez fini d’écouter cet enseignement et que vous vous lèverez, observez le flux rapide du changement dans tous vos gestes. Dans le simple fait de se lever et de quitter la pièce, vous sentirez des choses différentes dans le corps, les objets devant vous se présenteront différemment, vous entendrez le bruit que font les autres en se levant… Tellement de choses apparaîtront et disparaîtront entre le moment où vous vous lèverez et le moment où vous arriverez à la porte ! Qu’est-ce qui arrive à tous ces ressentis ? Y en a-t-il qui perdurent ?

L’évidence de tout cela est tellement ordinaire que nous n’y prêtons plus attention et c’est là que nous ratons l’occasion, la réelle occasion, de libérer notre esprit.

Dans un de ses enseignements, le Bouddha fait la distinction entre « établir l’attention », ce qui signifie être conscient de ce qui se produit, et « développer l’attention », qui est ce qui se produit au moment où un fort élan de présence consciente apparaît naturellement grâce à la continuité de l’attention. Avec le développement de l’attention, on ne s’intéresse plus tant à ce qui se passe qu’à l’observation du processus de changement. L’attention passe de la vision du contenu de l’expérience à la conscience du processus d’impermanence.

On commence à percevoir notre vécu à des niveaux de plus en plus microscopiques. On voit que tout, absolument tout ce qui apparaît, à tous les niveaux de perception, ne fait que disparaître. C’est un spectacle de disparition. C’est comme le flux rapide d’une rivière ou l’eau qui tombe d’une cascade. C’est aussi rapide que cela. Mais si on ne développe pas l’attention, on ne le voit pas.

Le Bouddha a déclaré une chose qui m’a beaucoup frappé. Il a dit : « Mieux vaut vivre un seul jour en voyant l’apparition et la disparition rapide des phénomènes que vivre cent ans sans le voir. » C’est radical, n’est-ce pas ? Que penser, alors, de toutes ces choses qui ont tant d’importance dans notre vie, dans lesquelles nous investissons tant d’énergie ? Le Bouddha nous montre là, très directement, le pouvoir libérateur de la compréhension de la vérité du changement.

Par conséquent, si nous nous « branchons » sur l’impermanence de façon de plus en plus continue, si nous percevons clairement la nature changeante de tous les phénomènes, notre esprit prend une nouvelle direction : il s’oriente vers la gentillesse et l’empathie plutôt que l’attachement, parce que nous voyons la futilité de l’attachement ; il s’oriente vers le lâcher-prise plutôt que la saisie. Voir la vérité de l’impermanence réoriente notre esprit vers la liberté.

Et ce langage du Bouddha ne s’adresse pas seulement aux moines, aux nonnes ou aux ascètes. Un jour, un homme du nom de Mahanama est allé voir le Bouddha et lui a demandé : « Comment un disciple laïc peut-il atteindre la parfaite sagesse ? » (Voilà une question que nous aurions pu poser nous-mêmes au Bouddha.) Et le Bouddha a répondu : « Mahanama, un disciple laïc est sage, possède la sagesse, quand son esprit est dirigé vers l’apparition et la disparition. C’est une sagesse qui est noble et pénétrante et qui conduit à la totale disparition de la souffrance. C’est ainsi qu’un disciple laïc atteint la parfaite sagesse. »

Il n’aurait pas pu le dire plus simplement ! Nous cultivons l’attention et nous la développons comme un tremplin vers la sagesse. Et la sagesse, c’est cette investigation dans la nature changeante, impermanente, de tout ce qui apparaît. Voir l’apparition, voir la disparition, voir à la fois l’apparition et la disparition. C’est simple. Ce n’est pas difficile à comprendre. C’est notre pratique : cultiver cette compréhension, cultiver cette sagesse.

J’aimerais conclure avec l’enseignement de l’abbesse d’un monastère zen japonais qui s’appelait Tidjitsu. Je l’ai trouvé dans un livre intitulé Les Femmes sur la Voie :

« Tidjitsu vit que les phénomènes apparaissaient, duraient puis disparaissaient. Elle vit que cette compréhension elle-même apparaissait, durait puis disparaissait. Alors elle sut qu’il n’y avait rien de plus que cela. Pas de sol, rien à quoi s’appuyer qui soit plus solide que la canne qu’elle tenait. Absolument rien à quoi s’appuyer et personne qui s’appuie. Elle ouvrit le poing fermé dans son esprit, lâcha tout et tomba au milieu de tout. »

C’est toute notre pratique qui est si joliment exprimée là.

Appliquez maintenant cet enseignement à tout ce qui peut apparaître dans votre champ de perception : une respiration, un son, une sensation, une pensée… Voyez son apparition, sa durée, sa disparition… Ouvrez le poing fermé dans l’esprit… Posez-vous dans la conscience du flux incessant des phénomènes qui changent. Et quand vous vous lèverez, souvenez-vous d’être attentif à la rapidité du changement dans vos perceptions.