L’attitude bouddhiste face à la douleur
Ajahn Brahmavamso
Traduit par Luc Guillard
http://www.dhammadelaforet.org/
Discours donné le 2 juin 2006 à la « Buddhist Society of Western Australia ». Titre original : Dealing With Pain
Je suis rentré hier de Singapour avec une intoxication alimentaire. J’ai été très malade la nuit dernière et, en ce moment-même, j’ai encore beaucoup d’acidité dans l’estomac. Quelqu’un m’a demandé, il y a quelque temps : « Quelle est l’attitude bouddhiste face à la douleur physique et face aux expériences douloureuses de la vie ? » Je crois que ce sera un excellent sujet pour ce soir.
Il n’y a rien de négatif à parler de la douleur car, qui que nous soyons et quel que soit notre mode de vie, même si nous pensons être en bonne santé, il y a forcément des moments où nous tombons malades et où nous faisons l’expérience de la douleur ou de situations douloureuses. Un jour quelqu’un m’a dit : « Vous êtes moine, vous méditez, vous avez un mode de vie très éthique, donc vous ne devriez pas tomber malade. » Comme si un moine ne pouvait ni être malade ni mourir ! Il n’y a rien d’anormal à être malade de temps en temps, pour un moine comme pour tout le monde. Par contre, ce qu’il y a de merveilleux quand on est moine, c’est que l’on a toute une panoplie de techniques à sa disposition pour gérer la douleur physique et les difficultés de la vie. Ainsi la douleur ne nous rend pas négatifs ou dépressifs ; elle est, au contraire, l’occasion d’apprendre à la dépasser, à la transcender, à se situer au-delà d’elle — de sorte que nous pouvons être en pleine forme même si nous avons reçu un coup dans l’estomac !
Que dit le Bouddha à propos de la douleur ? Il souligne qu’il y a deux aspects à notre malaise — et c’est, à mon avis, l’une des clefs de son enseignement pour comprendre ce qu’est la douleur et s’en libérer. Le Bouddha dit que la douleur a deux aspects : l’un qui est physique et auquel on ne peut pas grand-chose ; et l’autre qui est mental et sur lequel on peut agir. Or c’est l’aspect mental qui est le plus important. En fait, l’attitude de l’esprit vis-à-vis de la douleur physique est parfois si puissante qu’elle peut faire s’évaporer complètement la douleur. Je pense que vous connaissez tous ces histoires de sportifs qui se cassent une jambe ou un bras mais qui continuent à jouer, ne réalisant qu’après un certain temps qu’ils se sont blessés. J’ai pu moi-même faire l’expérience, maintes fois dans ma vie, de la puissance de l’esprit et constater comment la douleur physique est considérablement influencée par notre attitude.
Par exemple, quand j’étais étudiant, j’ai attrapé un jour un rhume terrible. Je ne pouvais aller à aucun cours ; j’étais dans ma petite chambre d’étudiant, me sentant vraiment très malade avec personne pour s’occuper de moi ; impossible de dormir, impossible de me lever… Et puis quelqu’un a frappé à ma porte en insistant : « Ouvrez ! Venez ouvrir ! » Je n’avais guère le choix, alors je suis allé ouvrir la porte en me traînant. C’était un livreur qui m’apportait une chaîne stéréo que j’avais commandée. Alors j’ai mis mon disque favori et, une demi-heure après, — incroyable mais vrai — mon rhume avait disparu ! Une demi-heure plus tôt, mes yeux pleuraient, je toussais, je reniflais … et après avoir écouté le disque, tout cela avait complètement disparu, j’étais guéri ! Ce n’était pas un miracle ; simplement quelque chose avait changé dans mon état d’esprit. Je ne dis pas qu’écouter votre disque préféré guérira votre prochain rhume (!) — mais changer d’attitude peut nous guérir. C’est la partie mentale de la douleur qui est la plus importante. Que font les gens qui ont mal quelque part? Ils dirigent leur esprit vers cet endroit et se crispent dessus. Je pense que tous les médecins savent que nous réagissons exagérément à la douleur. Bien sûr, il y a une cause interne, mais le fait de tendre tous nos muscles autour de cette douleur amplifie le traumatisme. La plupart du temps, il nous suffit de nous ouvrir et de nous détendre pour que la douleur physique diminue de manière significative. On comprend alors que, plus on combat la douleur, plus on lui envoie de la négativité. Plus vous lui dites : « Va-t-en ! Tu n’as rien à faire ici », plus elle devient aiguë et se transforme en une énergie dure et insoutenable.
En tant que moine bouddhiste, j’ai appris à aller dans la direction opposée à la tendance habituelle. Quand on a mal, la tendance habituelle consiste à essayer d’échapper à la douleur. Quand le doigt rencontre une flamme, automatiquement on l’éloigne de la source de chaleur ; quand un moustique nous pique, on se gratte. Quel que soit le problème, on a cette tendance automatique qui, très souvent, fait empirer la situation. Dans ma vie, au lieu de chercher à m’éloigner de cette douleur, de cet inconfort lié aux difficultés physiques ou mentales, j’ai appris à aller dans la direction opposée. Si l’esprit va simplement à la rencontre de la douleur au lieu de s’en éloigner aussitôt, il va se familiariser avec cette sensation plutôt que s’y opposer, il lui donne de l’amitié plutôt que de la haine. Voilà un principe général pour toute votre vie : faire la paix et non la guerre. Etre pacifiste, non seulement vis-à-vis de la guerre dans le monde mais aussi de la guerre que vous menez, dans votre vie, contre la réalité ; cette guerre que vous menez contre la douleur, la maladie et quelquefois aussi contre des problèmes d’ordre mental ou social. Nous faisons la guerre à tout cela : « Les choses n’auraient pas dû se passer ainsi … Cela ne va pas arriver, je vais le résoudre … Va-t-en douleur ! Va-t-en, maladie ! Va-t-en, stress ! » C’est cette négativité qui nourrit la douleur et la renforce. Mais il y a une autre voie : « Sois la bienvenue, douleur ! Merci d’être là. Je peux être ton ami. Je vais t’apprécier comme ma meilleure amie, douleur. »
J’ai appris cette façon de faire du temps où j’étais jeune moine en Thaïlande. La vie auprès de mon maître, Ajahn Chah, était dure. Il n’aurait pas toléré de moines douillets ! Nous vivions dans un monastère de la jungle, au nord de la Thaïlande, où le climat est très chaud et humide. Et la pire des choses était les moustiques — des centaines de moustiques ! Le soir, pendant la méditation assise, sous les arbres, juste après le coucher du soleil, c’était comme si un écriteau pour moustiques annonçait soudain : « Restaurant ouvert ». Nos têtes rasées étaient des pistes d’atterrissage de choix pour les moustiques ! Et puis, ils semblaient savoir que nous étions non violents et que n’allions pas les écraser comme l’auraient fait d’autres gens ! J’étais l’un des premiers moines occidentaux dans ce monastère et les moustiques se régalaient de cette nourriture venue de l’ouest. (Rires) Je suis sûr qu’ils disaient à tous leurs copains moustiques : « Eh ! Venez dans cette forêt ! Il y a de la nourriture occidentale ! » (Rires)
Ils étaient terribles. Un jour je les ai comptés sur mon bras : ils étaient plus de cinquante — et je n’exagère pas ! Un seul moustique provoque une certaine irritation, alors imaginez cinquante ou soixante moustiques en même temps ! Pas de protection, pas de moustiquaire, pas de pommade calmante … Les moines thaïlandais n’étaient pratiquement pas piqués, tandis que nous, les moines occidentaux, nous l’étions tout le temps. Alors, un jour, nous sommes allés voir Ajahn Chah et nous lui avons demandé de changer l’heure de la méditation pour éviter les moustiques. Pour toute réponse, il nous a rappelé la signification du terme « ajahn » — mot qui signifie professeur ou enseignant. « A partir de maintenant, a-t-il dit, vous avez un nouveau professeur. Votre enseignant ne sera plus Ajahn Chah mais Ajahn Moustique. » Quelle brillante leçon cela a été pour nous ! Et nous avons dû apprendre d’Ajahn Moustique … On apprend beaucoup plus à partir d’expériences telles que celle-ci que dans les livres, à l’université ou en venant écouter des discours. On apprend de la vraie vie comment gérer les difficultés et les douleurs. On comprend que, plus on s’inquiète, plus on se crispe et plus le problème s’aggrave. Quand on se détend vraiment et qu’on lâche prise, tous les problèmes disparaissent.
Ce que je pris alors l’habitude de faire — et qui m’a vraiment appris à méditer correctement — c’est de me concentrer réellement sur ma respiration. Quand on se concentre, on ne peut plus s’inquiéter ou penser à autre chose ; par contre, dès que l’esprit perd sa concentration, on retrouve tout de suite ses douleurs et ses maux de tête. Après quelque temps, j’ai appris comment entrer dans cette méditation profonde où on ne sent plus son corps mais où on ressent une grande paix, et une chose étrange est survenue : quand je sortais de ces états, de ces méditations, les moustiques avaient dû s’endormir car il n’y avait aucune piqûre sur mes bras.
Au début, j’ai cru que la méditation avait le pouvoir de guérir le corps mais, quelques années plus tard, j’ai compris que les moustiques sont attirés par l’oxyde de carbone qui sort de nos pores. Plus notre métabolisme est actif, plus les moustiques détectent notre présence. Autrement dit, plus nous nous inquiétons, nous nous crispons et nous nous énervons à cause des moustiques qui nous piquent, plus nous leur disons : « Venez par ici ! Je suis là ! » Par contre, plus nous nous détendons et nous lâchons prise, plus notre métabolisme se ralentit et moins les moustiques détectent notre présence. J’ai calmé mon métabolisme en me relaxant, en faisant la paix, en ne m’inquiétant de rien, en étant simplement très attentif à ma respiration … et je suis devenu invisible pour les moustiques ! C’est parce qu’ils ne me voyaient pas qu’ils ne me piquaient plus. Ce fut une grande leçon. Ils m’ont appris à méditer et ce fut également l’occasion pour moi de découvrir tous les bienfaits de la relaxation dans des circonstances irritantes et douloureuses.
Dès que l’on se relaxe, toutes les tensions se dissipent. Parfois, quand on a mal quelque part, on se crispe autour de ce point et, au lieu de visualiser cette douleur et de lui donner de l’espace, on essaie de s’en débarrasser. Or procéder ainsi, c’est créer de l’énergie négative. Mieux vaut, au contraire, diffuser cette douleur dans le corps entier et aller en sens inverse de la pratique habituelle qui consiste à chercher à s’en débarrasser.
Pourquoi vais-je diffuser la douleur de mon estomac, par exemple, dans tout mon corps, mes bras, mes jambes et même ma tête ? Parce que, quand on crée une expansion, on libère les tensions ; la douleur se répand sur une zone plus grande mais elle est plus diffuse, moins dure. Quand on crée cette expansion, au début on la ressent comme un cube de glace puis comme un nuage dans le ciel, lequel devient de plus en plus léger et finit par remplir tout l’univers ; ensuite, il devient si subtil qu’il finit par disparaître. J’ai trouvé là une manière très efficace de surmonter la douleur, parce qu’elle ne va pas à contre-courant des choses mais dans leur sens.
Quand vous êtes concentré sur votre respiration, la douleur est perçue comme étant à l’extérieur. Je compare cela à un écran de télévision : quand vous allumez votre téléviseur, vous voyez en même temps le cadre qui entoure l’appareil, éventuellement une peinture accrochée au-dessus et un lecteur DVD dessous, mais avez-vous remarqué que, après quelques minutes, vous ne voyez plus ni le cadre, ni le tableau, ni le lecteur DVD ? Vous ne voyez même plus ce qui se passe autour de la télé. Tout ce que vous voyez c’est l’image.
(Vous allez pouvoir faire de belles économies en réalisant cela ! De nos jours, les gens achètent des téléviseurs avec un écran plat immense mais, en réalité, qu’il s’agisse d’un grand écran ou d’une petite télé portable, l’image dans votre esprit est exactement la même. La perception, une fois concentrée sur l’image, est la même ! Alors, nul besoin de dépenser tout cet argent pour acheter un écran géant ! ) Ce que je vous dis là est de la psychologie et c’est la vérité. Si vous comprenez cela, vous pouvez comprendre une seconde manière de dépasser la douleur : porter son attention sur un autre objet et mettre cet objet d’attention au centre de votre conscience. Pour moi qui pratique la méditation depuis longtemps, c’est la respiration que je place au centre de mon attention … et la douleur se retrouve à l’extérieur ! Bien sûr elle est toujours présente, mais elle est à l’extérieur. Et puis vous maintenez votre attention, encore et encore, le plus longtemps possible, et à un certain moment — vous ne savez pas quand c’est arrivé mais vous savez que c’est arrivé — la sensation de douleur a disparu. Je pense que c’est ce qui a dû se produire quand, jeune étudiant, j’ai écouté mon disque préféré. J’étais tellement attentif à la musique que mes sensations douloureuses ont complètement disparu.
Il y a des fois où la douleur est tellement présente qu’il semble impossible de s’en extraire — nous en avons tous fait l’expérience un jour ou l’autre. Dans ce cas, on n’essaie pas d’être avec la douleur mais de s’en évader. Je ne parle pas d’un rhume ou de petites douleurs d’estomac mais de douleurs chroniques, par exemple, qui ne disparaissent pas facilement, qui sont là continuellement heure après heure, après heure et que la médecine est parfois impuissante à soulager. Alors, si vous avez compris mes explications sur les deux aspects de la douleur, que se passe-t-il ? Nous avons vu qu’il y a la douleur mentale et la douleur physique. La douleur mentale est celle qui dit : « J’en ai assez de souffrir ! Va-t-en ! Pourquoi dois-je passer par cette épreuve ? » — comportement qui ne fait qu’empirer et accroître la douleur. Si, réellement, vous lâchez prise et abandonnez cette résistance mentale, il devient incroyablement plus facile de traiter la douleur physique. De ces deux formes de souffrance, la réaction mentale à la douleur représente quatre-vingt-dix pour cent du problème et la douleur physique seulement dix pour cent.
Donc si nous pouvons apprendre à faire face à la souffrance mentale, nous allons énormément progresser vers la paix et même apprécier la vie au lieu la passer dans la résistance et le stress. Nous devons nous dire : « Que fais-je de ma douleur ? Quelle est ma réaction ? Quelle est mon attitude envers cette sensation physique ? »
Souvent nous nous disons : « Je ne devrais pas avoir mal, cela ne devrait pas m’arriver » et nous nous sentons coupables. C’est pourquoi j’ai pris l’habitude de faire un petit test. Je demande à une assemblée : « Combien de personnes ici n’ont jamais étés malades ? Levez la main ! » Bien entendu, personne ne lève la main. Nous avons tous été malades de temps en temps et c’est normal — même si notre société moderne n’accepte plus la maladie et nous fait croire qu’il est anormal d’être malade, ce qui montre bien notre attitude mentale envers la douleur, la maladie et la difficulté : dès le départ, nous les jugeons mauvaises, et c’est là notre erreur.
Les gens qui ont le cancer se sentent coupables, ils ont l’impression d’avoir commis une faute. Comment se fait-il que nous nous sentions coupables des douleurs et des maladies que nous rencontrons dans la vie ? C’est une souffrance mentale qui vient s’ajouter à ce qui arrive tout naturellement. Vous pouvez toujours manger du riz complet, méditer régulièrement, faire de l’exercice ou ne manger que des légumes, mais vous n’échapperez peut-être pas au cancer et certainement pas à la mort !
Avant d’être moine, je pratiquais le yoga très sérieusement et je regardais même un programme de yoga toute les semaines à la télévison. L’enseignant était extrêmement souple et en pleine santé et pourtant, six mois après être devenu moine, j’ai appris qu’il était mort d’une crise cardiaque. Je n’en revenais pas, cet homme semblait tellement sain ! Mais la maladie et la douleur font partie intégrante de la vie et il est inutile, quand cela nous arrive, d’avoir cette culpabilité mentale, ce sentiment que quelque chose ne vas pas et que cela ne devrait pas nous arriver.
Si vous venez ici régulièrement le vendredi soir, je vous demande de ne pas dire à votre médecin : « Il y a quelque chose qui ne va pas : j’ai une douleur ici / je me sens malade ». Dites-lui plutôt : « Tout est normal, je suis encore malade. » (Rires) Quand vous avez un comportement négatif vis-à-vis de la douleur, vous ne faites que l’empirer. Dites-vous qu’il est normal d’être malade, qu’il est normal d’avoir le cancer, qu’il est normal que les gens meurent, qu’il est normal d’avoir des douleurs de temps en temps. Ne pensez pas que c’est anormal, ne pensez pas que c’est une erreur, ne pensez pas que c’est mal. Acceptez mentalement cet aspect de la vie et vous pourrez lui faire face et apprendre à le gérer. Remarquez que, quand vous fuyez, vous êtes dans la direction opposée au danger : vous ne pouvez donc même pas voir ce qui vous fait fuir ! Quand vous faites face au problème, vous pouvez le voir et, en le voyant, vous découvrez des choses incroyables, notamment, comment réussir à le gérer, le dépasser, le transcender et être libre.
L’une des manières de gérer les problèmes consiste à utiliser la base même de la méditation : la conscience du moment présent. Quand vous faites face à la douleur, vous voyez les problèmes et vous constatez aussitôt combien la peur du mental concerne le futur : « Je ne peux pas rester ainsi plus longtemps. » Vous êtes là, maintenant, dans ce moment présent, mais ce qui rend la douleur insupportable, c’est la pensée quelle va continuer de minute en minute, d’heure en heure et de jour en jour. C’est ce mouvement du mental vers le futur qui rend la douleur insupportable. Parfois c’est aussi le souvenir de douleurs passées qui fait craindre que cela va recommencer. Toutes les fois où vous évaluez ce moment présent en fonction du passé ou en anticipant le futur, c’est la part mentale de la douleur que vous renforcez et qui rend la situation très difficile à supporter. Mais nous pouvons, au contraire, apprendre à rester dans le moment présent avec la douleur physique de l’instant. Je vous ai déjà raconté une histoire classique à ce sujet, celle d’un moine de notre monastère qui avait de très mauvaises dents. Je ne sais pas quel était son problème mais il en avait assez d’aller voir le dentiste et, un jour, il s’est arraché lui-même une dent. Nous lui avons demandé : « Comment as-tu pu faire cela ? » Il a répondu : « Une fois que j’ai décidé de le faire moi-même, cela n’a pas été très difficile. J’ai eu mal pendant deux secondes et c’était fini ! »
C’est la pensée de se faire arracher une dent qui fait peur : en marchant dans la rue pour aller chez le dentiste on a déjà mal, on grimace rien qu’en y pensant. Là, on est confronté à la douleur mentale puisqu’on ne ressent encore rien. C’est l’occasion de vraiment comprendre que la part mentale est la plus importante : deux secondes de douleur c’est beaucoup mieux qu’une ou deux heures d’angoisse avant le rendez-vous chez le dentiste, non ? Ce qu’il y a d’intéressant avec la douleur physique, c’est qu’on ne sait pas ce qui va se produire le moment suivant. Beaucoup de gens, notamment dans les retraites de méditation, ont des expériences étonnantes où de grosses douleurs disparaissent soudainement. Ma première expérience de ce type a été avec une rage de dents — cela m’arrive à moi aussi ! — qui m’a permis de découvrir l’immense pouvoir de l’esprit. C’était une douleur horrible, peut être la plus horrible de toute ma vie. A l’époque j’étais au monastère, en pleine jungle : pas de téléphone, pas de dentiste, pas d’aspirine. Il ne restait qu’à supporter la douleur. Quand la nuit est tombée et que tout le monde est allé se coucher, la douleur a encore empiré. Incapable de dormir, j’ai essayé de la bloquer en faisant une méditation concentrée sur la respiration. J’étais très attentif mais, cette fois, la douleur était trop forte et elle revenait sans cesse frapper à la porte de ma conscience. Au bout d’une demi-heure, n’y tenant plus, je suis sorti faire de la méditation en marchant mais, après quelques minutes, je courrais ! Impossible de rester calme ! Et puis j’ai essayé le « chanting », la récitation des textes sacrés en pali.
Précisons que, à ce moment-là, je n’étais moine que depuis un an ou deux, je sortais à peine de ma faculté de physique de Cambridge et, en vrai intellectuel, je ne croyais pas à toutes ces superstitions concernant « le sacré », toutes ces bêtises pour Bouddhistes de bas étage. Mais voilà que j’ai commencé à chanter — quand on est désespéré on ferait n’importe quoi ! Au bout de quelques minutes, je ne chantais plus : je criais au plus fort de ma voix ! Il y a des moments dans la vie où on est désespéré, où la douleur est insupportable. Il n’y a rien à faire et pourtant on se dit que l’on ne pourra pas supporter cela plus longtemps. Ces moments sont très importants dans la vie, ils sont la clé qui permet de nous éveiller spirituellement. Et je me suis rappelé ce que disait mon maître, Ajhan Chah, et que je vous ai souvent répété ici : « Laisse tomber ! Lâche prise ! » Quelquefois, dans la vie, on se bat contre un mur, contre la douleur, et la seule chose à faire est de laisser tomber, de lâcher prise. Pour terminer mon histoire, j’ai lâché prise — vraiment — et, en quelques secondes, la douleur a complètement disparu. Comme un miracle. Plus aucune douleur et, à la place, une paix incroyable. C’est une expérience merveilleuse. Quand on lâche vraiment prise, cela fonctionne immédiatement. Une minute vous souffrez affreusement et la minute suivante … plus rien ! Et puis j’ai fait une méditation pour prolonger cette paix.
Je dois ajouter une remarque importante à cette histoire, car beaucoup de gens disent qu’ils lâchent prise — « Je lâche ! Je te dis que j’ai lâché !!! » (en criant) — et puis s’étonnent que cela ne fonctionne pas. Alors ils viennent se plaindre à moi : « Ajahn Brahm, j’ai fait ce que vous avez dit mais sans résultat. Vous nous avez raconté des histoires. » Non, je ne vous mens pas, l’histoire est véridique. Le problème est que vous n’avez pas vraiment lâché prise, vous n’avez fait qu’utiliser une nouvelle technique pour vous débarrasser de la douleur. Ce n’est pas le lâcher prise, c’est une autre manière de contrôler la douleur. Pour vraiment s’abandonner, il faut pouvoir dire quelque chose comme : « Douleur, tu peux rester ici pour toujours, si tu veux » — et bien en comprendre le sens. « Tu peux même t’aggraver si tu le désires, la porte de mon cœur t’est complètement ouverte quoi que tu fasses. Tu peux rester, empirer … je t’accueille. » C’est une chose très difficile à faire, qui demande beaucoup de courage et même de la compassion — de la compassion envers la douleur, pour accueillir la douleur en réalisant qu’elle fait partie de la vie. Tout cela n’a rien d’anormal. Pourquoi faire de la discrimination envers la douleur et dire : « Je ne veux pas de toi ! » Quand vous la laissez être, la laissez venir et rester, vous avez vraiment laissé tomber la part mentale de la douleur. On lâche cet esprit négatif qui se complaît dans les lamentations et, de ce fait, l’esprit se libère, le corps se détend et la douleur disparaît. C’est une expérience fascinante. Bien entendu, si on l’a vécue une fois, il est très facile de comprendre comment gérer la douleur quand on n’a pas d’autre choix. On ressent une douleur et, plutôt que la combattre et créer des tensions qui vont engendrer encore plus d’énergie négative, on lâche prise, on se familiarise avec cette douleur, on est gentil avec elle, on a de la compassion.
Si vous le faites correctement, à cent pour cent, vous serez impressionné par l’effet que cela peut avoir. La partie mentale de la douleur est la plus dure à supporter. Mais, un jour, vous aurez peut-être une douleur qui vous tuera. Vous serez mort. Pour la plupart d’entre vous ce ne sera pas un moment très plaisant. Mais si vous apprenez maintenant à faire face à la douleur, vous aurez une mort douce, tranquille. Vous êtes là, dans la souffrance et vous souriez, vous appréciez la vie et vos derniers instants avec vos proches. J’ai vu cela maintes fois, spécialement avec des méditants qui connaissaient un peu le Dhamma (l’enseignement du Bouddha mais aussi la loi de la nature, la vérité qui nous entoure) et qui savaient comment l’esprit et le corps sont reliés. Certains d’entre eux étaient même à l’agonie et les médecins ne comprenaient pas ce qui se passait. Mais ces personnes vivaient leurs derniers instants dans la paix. C’est beau de voir cela, c’est inspirant et cela montre tout ce que l’esprit peut faire. Je vais vous citer l’un des mes héros dans l’histoire. Ce n’était pas un Bouddhiste mais un Catholique, un saint catholique : Saint Laurent. J’aime bien cet homme parce qu’il était très radical et ne suivait pas les dogmes établis. En ce temps-là les gens comme lui finissaient très mal. (D’ailleurs moi-même, à cette époque, avec tout ce que je vous raconte le vendredi soir, je ne serais pas resté en vie très longtemps !) Voici donc ce grand saint chrétien brûlé vif sur un grill. Nous ne saurons probablement jamais ce que peut être une telle souffrance. Vous êtes-vous déjà brûlé un doigt ? Vous rappelez-vous combien la douleur était forte ? Essayez d’imaginer la multiplication de la douleur si vous étiez brûlé vif sur un grill ! Quelle serait votre souffrance ! Mais cet homme put garder toutes ses facultés mentales et il connut une grande paix. Juste avant de perdre connaissance, il prononça ces derniers mots : « Changez-moi de côté, celui-ci est bien cuit. » Je ne peux qu’admirer cet homme, non seulement parce qu’il était au-delà de la douleur physique mais aussi pour sa compassion : entouré de tous ces misérables qui le regardaient, il a fait une ultime plaisanterie pour les détendre.
C’est arrivé. Comment est-ce possible ? Je pense que je vous l’ai dit : en abandonnant la part mentale de la douleur, quand on se détend vraiment. C’est l’autre part de la méditation que je veux évoquer maintenant par rapport à la douleur : quand on n’est pas tendu, les flux du corps ont une chance de couler librement et de guérir n’importe quel blocage. D’après ma compréhension des textes bouddhiques anciens — et je les ai souvent lus — le Bouddha parle des flux qui parcourent le corps. Quand ces flux se bloquent, un problème apparaît ; c’est ce que dit la médecine indienne traditionnelle. Je me rappelle un article où le médecin personnel du Dalaï Lama avait été invité dans un hôpital aux USA. Les scientifiques voulaient savoir comment se font les diagnostics dans une médecine basée sur la médecine traditionnelle indienne. On lui présenta des malades sans aucune explication préalable et son diagnostic était toujours précis mais expliqué avec des mots différents. Il parlait de flux d’énergie bloqués dans telle ou telle partie du corps. En médecine chinoise cela s’appelle le « chi ».
Quand vous êtes malade, des canaux d’énergie se bloquent mais vous en bloquez encore plus quand vous vous crispez. Vous n’êtes pas détendu, vous résistez aux douleurs de la vie, de sorte que le processus naturel de guérison du corps ne peut pas fonctionner. Mais le contraire est vrai ; je l’ai vu en méditation de nombreuses fois. Dans les retraites, je dis aux participants de vraiment, vraiment se détendre et de méditer, de ne pas faire la méditation de manière forcée, d’être doux et ouverts, d’ouvrir la porte de leur cœur. Et certains sentent des points de chaleur dans leur corps. C’est incroyable quand cela arrive. Un jour, une méditante est venue me voir pour me dire : « Ma méditation était vraiment très paisible mais mon dos est soudain devenu brûlant, que s’est-il passé ? » Je lui ai répondu : « N’avez-vous jamais eu un problème avec votre dos ? » Toute surprise, elle m’a dit : « Ajahn Brahm, vous lisez dans mes pensées. Comment savez-vous que j’ai eu un accident il y a deux ans ? » Je n’avais pas lu dans ses pensées, elle venait de me le dire ! Voilà ce qui arrive. Vous avez eu un accident du dos mais vous ne vous relaxez pas ; vous ne vous relaxez pas suffisamment pour donner une chance à votre corps de se guérir lui-même. Pendant la retraite, elle était très détendue et l’énergie de son corps s’est dirigée vers cette zone ; elle en a senti la chaleur. Après coup, on se dit que c’était très agréable ; c’est un processus de guérison. Quand vous lâchez vraiment prise, la douleur et les difficultés ont tendance à s’alléger et à s’évaporer.
Il y a aussi l’histoire de cet homme qui participait à l’une de mes retraites. Les gens venaient se plaindre de lui car, pendant la méditation, il avait une respiration vraiment très forte tout le temps et c’était très gênant pour tout le groupe. Après ces plaintes j’ai dû faire une annonce : cet homme avait un cancer du nez en phase terminale. Il n’y avait plus aucun traitement possible, plus aucun espoir du côté de la médecine, c’était sa dernière chance. Bien sûr, dès que j’ai annoncé cela, plus personne n’est venu se plaindre. Et puis, tout à la fin de cette retraite, l’homme est venu me voir et il m’a dit : « Il m’est arrivé quelque chose d’incroyable : pendant la méditation j’étais vraiment très détendu et j’ai senti quelque chose se décoincer dans mon nez ». C’était la première fois, depuis des semaines, qu’il pouvait respirer par le nez mais, après quelques minutes, cela s’est refermé. Je pensais qu’il était mort ensuite mais je l’ai revu quelques années plus tard à Sydney. Il est venu vers moi : « Vous vous souvenez de moi ? J’ai eu une rémission complète de mon cancer. » Maintenant il enseigne la méditation ! C’est incroyable ce qui peut arriver et comment cela arrive. Quand vous êtes vraiment, vraiment détendu, l’énergie du corps peut opérer une auto-guérison et aussi nous libérer de la douleur. Je ne vous raconte pas d’histoires : quand j’ai commencé à vous parler, ce soir, j’avais une énorme boule de douleur dans l’estomac et maintenant je la sens à peine, elle est en train de partir. C’est incroyable comme il est possible de gérer sa douleur si on a cette belle attitude qui consiste à ne pas s’inquiéter du passé, à être simplement ici, dans l’instant présent. Ne pas se battre, arrêter la résistance mentale et quatre vingt dix neuf pour cent de la douleur disparaît — parfois même cent pour cent.
Et ceci est tout aussi valable pour les difficultés de la vie : un licenciement, une séparation, une disparition, un suicide … Faites attention à la part que joue le mental dans ces occasions. Si vous arrivez à gérer cela, le reste ira bien.
Le Vénérable Ajahn Brahmavamso est né à Londres, sous le nom de Peter Betts, en 1951. Issu des classes laborieuses, il a étudié la physique à l’université de Cambridge. Après avoir obtenu ses diplômes et enseigné pendant un an, il est partit en Thaïlande où il a prononcé ses vœux monastiques. Il est resté pendant 9 ans moine auprès du célèbre Ajahn Chah dans un monastère retiré de la jungle. En 1983, il a créé, avec d’autres moines, le Bodhinyana Monastery sur un petit terrain dans la banlieue de Perth en Australie. Il en est devenu l’abbé depuis 1994. Il consacre beaucoup de temps aux malades et aux personnes en fin de vie mais aussi en tant que visiteur spirituel aux prisonniers et, tout simplement, aux moines et aux laïques du monastère Bodhinyana. http://bswa.org
Source du texte Dhamma de la forêt