Le don du Dhamma surpasse tous les autres dons

La pratique de la concentration

La pratique de la concentration

PAR CHARLES GENOUD.

Vippassana.fr

Pendant ce week-end, nous essayons de consacrer la majeure partie de notre temps à la pratique, sans nous attacher aux concepts qui la sous-tendent. Il est cependant important de comprendre le contexte dans lequel elle s’inscrit. En effet, si des erreurs de compréhension interviennent, si la façon dont elle s’organise n’est pas bien vue, un obstacle peut en résulter au sein même de la pratique, des attitudes et un état d’esprit erronés. Attacher beaucoup d’importance à la pratique n’exclut donc pas la nécessité d’une certaine compréhension.

Parmi vous, certains ont cité des passages de leurs lectures. Les sources sont bonnes. Mais, il est important de replacer les éléments qu’ils présentent dans le contexte où ils trouvent leur sens, en fonction de ce à quoi ils se réfèrent, et préciser aussi ce à quoi ils ne se réfèrent pas.

Je vais donc, dans les grandes lignes, poser quelques éléments du contexte dans lequel la méditation s’inscrit, pour que nous comprenions bien sa pratique.

Dans toutes les traditions bouddhiques, la pratique de la méditation comporte deux aspects : la concentration et la sagesse. En Pali, la langue des écritures anciennes, les termes sont : samatha pour la concentration, le calme, et vipassana pour la sagesse. Vipassana signifie voir d’une manière plus claire, plus ” tranchante “.

Ces deux pratiques sont organisées de manières distinctes et différentes. Néanmoins, dans certaines formes méditatives, elles peuvent se rejoindre et, finalement, elles se rejoignent toujours. Il existe aussi certaines techniques où elles sont jointes dès le début. Ici, je vais les expliquer séparément.

La concentration

Pour développer la concentration, le calme de l’esprit, il faut choisir un objet, un centre de référence, sur lequel nous allons poser notre esprit, à l’exclusion de toute autre chose. Pour faire image : c’est un peu comme si on liait l’esprit à un objet, à la manière dont on attache un cheval ou un chameau à un pieu, afin qu’il ne puisse pas se sauver. L’esprit doit rester fixé sur l’objet choisi, en excluant toute autre source d’intérêt. N’étant plus fasciné ou accaparé par d’autres types d’expérience, il va lentement se calmer.

Dans la concentration, il y a donc un mouvement de saisie extrêmement clair : saisie d’une expérience, d’un objet et fixation de l’esprit sur cette expérience ou cet objet, à l’exclusion de tout autre. Il y a ainsi limitation et exclusion – une exclusion immense puisque tout est exclu, à l’exception d’une seule chose, d’une seule expérience ou d’un seul type d’expérience.

La concentration est une capacité que nous possédons tous, nécessaire dans la vie professionnelle et dans la vie quotidienne, mais qui n’est pas suffisante lorsque nous voulons explorer notre propre nature et celle du monde. Un esprit doté d’un degré ordinaire de stabilité, tel que celui utilisé dans la vie quotidienne, n’est pas suffisamment stable ni rigoureux pour pouvoir questionner au niveau de profondeur nécessaire au développement de la sagesse. C’est pourquoi nous mettons en œuvre une pratique particulière, destinée à renforcer la capacité de concentration, afin qu’elle soit suffisante au moment où nous en aurons besoin.

Pour ce faire, n’importe quel objet pourrait être choisi comme support. Traditionnellement, on utilise la respiration, un disque de couleur, la flamme d’une bougie, une image du Bouddha… ou d’autres éléments plus subtils tels que l’espace infini, la conscience infinie ou rien, qui requièrent déjà une plus grande stabilité d’esprit.

La concentration comporte donc une limitation volontaire pour permettre à l’esprit de se calmer plus facilement. Mais, dans certains suttas, le Bouddha met en garde moines et nonnes pour qu’ils ne confondent pas de profonds degrés de concentration avec la sagesse – pour qu’ils ne prennent pas des expériences de concentration extrêmement profondes pour l’éveil. Dans les textes primitifs on trouve fréquemment des injonctions du Bouddha à ce sujet.

La sagesse

Le Sutta de base pour le développement de la sagesse – Vipassana – est le Satipatthanasutta. Il décrit l’établissement de l’attention qui va permettre l’intimité – intimité qui ouvre à la connaissance, à la sagesse. Alors que la concentration comporte l’exclusion, la sagesse, elle, nécessite une très profonde intimité avec l’expérience. Une intimité telle ” qu’il n’y a pas deux, mais un “, une intimité telle qu’un concept ne peut jouer le rôle d’intermédiaire lorsqu’on vit l’expérience : si, entre le méditant et l’expérience existe l’espace d’un concept, ce n’est pas l’intimité nécessaire pour développer la sagesse. Il faut donc bien une intimité telle que l’expérience soit éprouvée, vécue en unité, sans concept, dans sa simplicité, telle qu’elle surgit. Et cela, quelle que soit l’expérience. De ce fait, il n’est pas nécessaire de sélectionner une seule expérience, mais cette intimité va devoir être développée pour qu’elle soit présente à chaque instant, avec chaque expérience. Avec l’audition, la vision, l’olfaction, la gustation, la sensation corporelle, la pensée, l’émotion.

Dans le Satipatthanasuta, le Bouddha distingue quatre sphères d’expérience à utiliser comme moyens pour développer cette intimité et cette sagesse.

La première est la sphère du corps. Il mentionne d’abord l’intimité, la présence à la respiration. Il mentionne aussi de manière très détaillée la présence aux mouvements du corps – au fait de marcher, de tourner la tête, de tendre un bras, de le plier…et à toutes les activités de la vie quotidienne. Il s’adresse aux moines en disant simplement : quand un moine est debout, il sait : ” je suis debout “, quand il tourne la tête, il sait : ” je tourne la tête ” et ainsi de suite. Et, à la fin de la description de chaque sphère, il dit : cela suffit pour atteindre l’éveil.

Si nous parvenons à développer cette intimité, extrêmement claire et intense, avec un domaine d’expérience, elle va nous permettre de réaliser ce que nous sommes réellement, ce qu’est le monde dans lequel nous vivons et, d’être ainsi libre de toute confusion, de dépasser tout conditionnement. Il me semble que la manière dont l’intimité avec cette première sphère d’expérience est décrite, montre combien la pratique méditative peut s’inscrire dans la vie quotidienne, à quel point il s’agit d’amener cette qualité de présence dans chaque instant de la vie, et non de s’adonner à une activité étrange ou bizarre. Cela ne veut pas dire que ce soit facile, ni que l’activité quotidienne elle-même, telle que nous la vivons, ne constitue pas, d’une certaine manière, un empêchement.

La deuxième sphère est la sphère des sensations. Le mot Pali traduit ici par ” sensation ” a un sens très précis pour lequel nous n’avons pas d’équivalent en français. Ici, “sensation ” (vedana en Pali) correspond à la dimension agréable, désagréable ou neutre, existant dans chaque expérience. Le fait d’être présent à cette dimension de l’expérience constitue également une base pour développer l’intimité qui permet d’atteindre l’éveil.

La troisième sphère est celle des états mentaux. Il va s’agir d’être présent aux réactions de l’esprit, de la conscience. Ces réactions sont, par exemple, la jalousie, l’orgueil, la fierté, l’amour, la compassion, la somnolence… Tous les états d’esprit constituent également une base pour atteindre l’éveil.

Ainsi, ce qui permet d’atteindre l’éveil n’est pas un état d’esprit parfaitement calme où rien ne se passerait, ou encore fantastiquement ouvert, mais la connaissance de ce que nous éprouvons à chaque instant. C’est au sein de cette connaissance là que nous pouvons atteindre l’éveil et non en excluant tout ce qui nous dérange. C’est en connaissant parfaitement les dimensions de notre humanité, les dimensions conditionnées, que l’on se libère et non en les fuyant, en les évitant. J’y reviendrai.

De nouveau, nous voyons que la pratique, ici bouddhique – mais je pense que c’est vrai pour toutes les traditions mystiques – ne peut être ancrée que dans un contact intime avec la réalité de ce que nous sommes à chaque instant, sans la saisir d’une manière ou d’une autre, ou même à travers des concepts. Seule une connaissance extrêmement intime de ce que nous sommes nous permettra de dépasser notre conditionnement.

La quatrième sphère est nommée par un terme extrêmement vaste : dhamma. Ce terme, qui est également vague, s’applique, au fond, au caractère impermanent de tous les phénomènes, au fait que tout change d’instant en instant. Dans ce terme ” dhamma ” sont inclus ce qu’on appelle les cinq obstacles.

Les ” cinq obstacles ” désignent cinq état mentaux particuliers : le désir, l’aversion, l’agitation, la torpeur et le doute. Ici, le Bouddha les mentionne comme base pour la méditation, comme base pour l’éveil. Cela signifie que ces obstacles sont eux-mêmes une nourriture pour la méditation, qu’ils sont des expériences pouvant mener à l’éveil si nous développons la qualité d’intimité avec eux. Ce ne sont pas des obstacles à rejeter, à éviter, mais des états dont il faut prendre conscience. C’est mentionné très clairement dans le Satipatthanasutta.

Dans chaque type d’expérience, que ce soit des expériences sensorielles, du corps et de son activité, des qualités agréables, désagréables ou neutres des expériences, des réactions qui se produisent en nous, telles que la jalousie par exemple, ou d’obstacles comme le désir, l’aversion… dans chaque cas l’attitude est la même. Le moine dont l’esprit est troublé par le désir sait : ” mon esprit est troublé par le désir ” et c’est tout. Il ne se dit pas : ” Le pauvre… “, ni se met à réciter les refuges pendant des heures pour se libérer de cet état. Il n’y a pas d’antidote à chercher, car ne n’est pas un mal en soi, c’est la nourriture même de la méditation, une base pour l’éveil. Une question se pose alors : pourquoi, dans le cas du désir, de l’aversion… ces cinq états particuliers sont-ils appelés obstacles, alors qu’il s’agit d’avoir envers eux exactement la même attitude qu’envers la jalousie, une sensation corporelle, l’audition d’un son – c’est-à-dire d’en être complètement conscient ?

Dans le développement de Vipassana, cette vue tranchante, pénétrante, nous cherchons à développer une intimité exempte de tout concept, de toute distance. Quand il n’y a pas de distance, pas de concept, il n’y a pas non plus de saisie. Les expériences ne peuvent être saisies d’une manière ou d’une autre. Pour saisir, il faudrait quelqu’un qui saisisse et quelque chose qui soit saisi, alors que, dans cette intimité, il n’y a plus l’espace pour ce faire, plus de saisie donc. Et c’est ce qui permet à la sagesse de surgir. De faire l’expérience de la liberté.

Revenons aux cinq obstacles. Il s’agit, comme nous allons le comprendre, d’obstacles au développement de la concentration et non au développement de la sagesse. Si, par exemple, nous avons choisi de nous concentrer sur le gong, toute autre expérience que celle du gong sera une distraction, un obstacle par conséquent. Dans ce cas, on peut parler d’obstacles. Mais pas dans le cas de la sagesse, puisqu’il s’agit d’être simplement présent à chaque instant, quelle que soit l’expérience. Pour développer la concentration, désir, aversion, agitation, torpeur et doute vont donc être des empêchements, car il n’est pas possible d’être simplement présent comme dans Vipassana.

Voyez bien ceci : si, étant en train de me concentrer sur un bol, je me dis: ” de toute façon, cette méditation ne sert à rien. Je me demande pourquoi je fixe ce bol depuis trois jours. Il est sans intérêt. ” A ce même moment, j’ai quitté la sphère de la concentration, je l’ai brisée. Et c’est un obstacle. Alors que si, dans la pratique de Vipassana, un doute surgit et que je sois présent au doute, ce doute est lui-même le support de la méditation. En résumé : on peut donc parler d’obstacles dans le cas de la concentration, mais non dans celui du développement de la sagesse.

J’ai pris l’exemple du Satipatthanasutta pour montrer l’attitude qui conduit au développement de la sagesse. Je vais maintenant prendre l’exemple d’un autre Sutta qui traite du développement de la concentration, bien que ce ne soit pas sous un angle technique. C’est aussi l’occasion de raconter une histoire.

Le Bouddha s’était rendu dans un village de la région de Bénarès, où vivaient de nombreux brahmanes hindous. Deux d’entre eux, des jeunes gens, discutaient. Il faut savoir que l’union avec Brahma est connue dans la méditation bouddhique comme étant le fruit du développement de la concentration. Si on développe les plus profondes d’entre elles, notamment celles ayant comme supports l’espace infini, la conscience infinie, ” le rien “, puis la sphère où il y a ni perception ni absence de perception – qui sont des concentrations très subtiles, avec des supports de plus en plus immatériels et insaisissables – le fruit en est cette union que l’on pourrait appeler ” union avec Brahma “. Les deux jeunes brahmanes ne sont pas d’accord. Chacun dit : c’est mon maître qui a raison, qui connaît le chemin réel pour atteindre l’union avec Brahma, alors que l’autre dit : non, c’est le mien.

Ayant entendu dire que celui qu’on appelle l’Eveillé, le Bouddha, était à l’orée du village, ils se disent : allons le lui demander. Ceux qui ont voyagé en Inde ont toujours l’impression qu’il y est facile de parler religion avec presque toutes les personnes que l’on rencontre, même avec le guichetier qui vend les tickets de train à la gare. Quand vous dites que vous allez à Bénarès, il y a bien des chances pour qu’il vous demande si vous y allez en pèlerinage ! On a ainsi l’impression que beaucoup de discussions religieuses s’effectuent et qu’il est toujours possible d’aller demander un avis à quelqu’un d’autre. Les deux jeunes brahmanes vont donc voir le Bouddha pour qu’il arbitre leur discussion. Ils ne savent pas à quoi ils s’engagent, mais ils vont vers lui et lui exposent leur discussion.

Le Bouddha va les interroger d’une manière très socratique. Il va leur faire prendre conscience de ce qui est erroné dans leur manière d’appréhender le problème. Il les questionne.

– Ton maître a-t-il vu Brahma en face ? A-t-il atteint cette union ?

Le premier dit non. Il demande au deuxième qui répond non à son tour.- Le maître de ton maître a-t-il vu Brahma ?

Tous deux répondent non.

– Mais alors, si on remonte sept générations, y a-t-il un maître de la lignée qui ait vu Brahma ?

Ils répondent encore négativement.

– N’est-ce pas bizarre, insensé, dit alors le Bouddha, que ces gens qui n’ont pas vu Brahma prétendent vous montrer le chemin qui vous y conduit ?

Le Bouddha va ensuite utiliser des images assez amusantes. Il prend d’abord une image traditionnelle, en questionnant : n’est-ce pas semblable à un aveugle qui guiderait d’autres aveugles ? Puis encore : Imaginez, dit-il, qu’un homme construise un escalier pour monter au premier étage d’une maison, qui n’est pas encore construite. Il n’a aucune idée d’où se situera la porte de la maison. A l’est, à l’ouest, au nord, au sud ? Il n’en sait rien du tout. Mais il construit quand même son escalier. Est-ce sensé ? Pour les deux brahmanes, la situation est exactement la même ; ils sont en train de construire un escalier sans savoir où la porte se trouvera. Puis, vient une autre image : Imaginez qu’un jeune homme vienne vous dire : je suis amoureux de la plus belle femme de l’Inde, et que vous lui demandiez :

– Alors comment est-elle ? Est-elle grande ?

– Je ne sais pas.

– Est-elle petite ?

– Je ne sais pas.

– A-t-elle des cheveux longs, des cheveux courts ?

– Je ne sais pas.

– Mais enfin, pourquoi est-elle la plus belle ? L’as-tu vue ?

– Non, je ne l’ai jamais vue.

Cet échange reflète bien la promesse de mariage telle qu’elle se pratiquait en Inde. Le jeune homme ” très brave ” était amoureux de ” la plus belle femme “, alors qu’il ne l’avait jamais vue.

Et le Bouddha d’ajouter : la situation est la même avec vos maîtres et vos brahmanes. Ils prétendent vous indiquer le chemin de l’union avec Brahma, alors qu’ils ne l’ont jamais rencontré.

Ensuite, le Bouddha va aborder un autre aspect. Imaginez, dit-il maintenant, qu’il y ait autour de ce village une large rivière et qu’un marchand doive la traverser pour faire son commerce sur l’autre rive. L’eau est très haute, la rivière pleine à ras bord. Le brave homme, depuis la rive où il se trouve, appelle l’autre rive : viens, viens, rapproche toi, lui dit-il, afin que je puisse traverser. Croyez-vous que cet homme pourra jamais traverser la rivière ? Les deux jeunes brahmanes répondent : non, c’est impossible, il ne le pourra jamais. Le Bouddha enchaîne alors : et bien, c’est la même chose avec vos brahmanes, qui sont ici, et prie Indra, Vishnu, en espérant de cette façon atteindre l’union avec Brahma. C’est semblable à ce que ferait cet homme en appelant l’autre rive dans l’espoir de traverser la rivière. Avec cette image, le Bouddha fait allusion aux rituels. Il ne traite pas de la dévotion, telle qu’on la trouvera plus tardivement dans la tradition hindoue et dans d’autres approches mystiques. Il pointe le rituel pur, tel qu’il était généralement pratiqué dans la tradition brahmanique à cette époque. Il veut dire qu’il n’a pas d’efficacité et qu’avoir complètement et uniquement confiance en lui, sans faire soi-même une partie du chemin est absurde.

Ensuite, le Bouddha ajoute une nouvelle image : imaginez que ce brave homme qui doit traverser la rivière vienne au bord de l’eau en ayant les mains attachées dans le dos par de lourdes chaînes. Croyez-vous qu’il pourra traverser cette rivière pleine à ras bord ? Réponse des deux jeunes brahmanes : c’est impossible, il ne le pourra pas. Le Bouddha dit alors : les lourdes chaînes qui attachent les mains dans le dos sont les objets des cinq sens. L’intérêt pour les objets des cinq sens, pour ce qui est vu, goûté, touché, senti, entendu, est comme le fait d’avoir les mains enchaînées dans le dos. Avec cette nouvelle image, le Bouddha donne une indication concernant le développement de la concentration. Il est en train d’enseigner comment il est possible d’atteindre l’union avec Brahma. Il veut dire que si on est attiré par les objets des sens qui se présentent à nous, et qui constituent des distractions, il ne sera pas possible de traverser la rivière pour s’unir à Brahma. Par conséquent, délaissez l’intérêt pour les objets des sens.

Et voici encore une autre image : si un homme arrivant au bord de la rivière qu’il doit traverser pour faire un travail important sur l’autre rive, se couche sur place et s’endort, pensez-vous qu’il la traversera ? Evidemment non, disent-ils, il ne traversera jamais la rivière. Le Bouddha dit alors : la personne qui est sous l’emprise des cinq obstacles est comme celle qui viendrait au bord de la rivière et s’y endormirait. Les cinq obstacles sont ici clairement mentionnés comme des obstacles au développement de la concentration, empêchant d’atteindre les degrés d’absorption extrêmement profonds menant à l’union avec Brahma.

En revenant sur les cinq obstacles nous pouvons comprendre qu’ils sont nécessairement emprunts d’ignorance et de confusion. Sans l’une et l’autre, ils n’auraient pas un tel pouvoir d’empêchement.

Le désir est une surévaluation des qualités positives, du degré de satisfaction que l’objet, la circonstance, la personne désirée sont susceptibles d’apporter. Il projette la satisfaction attendue sur l’objet, comme si elle s’y trouvait objectivement. Cette méprise, cette confusion, se traduit par une fausse appréhension de la situation, de l’objet, de la personne – accompagnée d’une forte saisie, caractéristique de l’attachement.

L’aversion procède de la même façon, mais à l’inverse, en surévaluant les qualités négatives. C’est bien connu : si un de nos amis est fâché avec quelqu’un d’autre, nous avons l’idée que cette personne est la cause des problèmes et que, sans elle, notre ami n’en aurait pas. Tout se passe comme si l’insatisfaction résidait dans la personne, la situation ou l’objet extérieur. De nouveau, la surévaluation traduit un degré de confusion, elle-même issue de la part d’ignorance qui la sous-tend.

Maintenant, dans notre méditation, comment désir et aversion vont-ils s’exprimer ?

L’aversion est la réaction qui surgit en moi si une expérience désagréable se produit – une douleur en un endroit du corps, par exemple. L’aversion a des chances d’être la première réaction qui apparaisse. Elle fait que j’ai envie de me couper, de ne pas sentir, de ne pas être présent à la sensation désagréable. Elle m’éloigne de ce qui est pourtant présent : la douleur. Peut-être l’avez-vous éprouvé : quand une douleur est très souvent là, elle est manifestement très présente, et il ne suffit pas de lui dire de s’en aller pour qu’elle disparaisse. Dans l’aversion il y a donc le rejet, une manière de se tenir à distance, de ne pas éprouver une expérience douloureuse.

L’attachement, le désir, à l’inverse, serait de se dire : ” Pourquoi ma méditation n’est-elle pas calme, pleine de béatitude, au lieu d’éprouver cette douleur. Cela vaudrait vraiment la peine ! “. Le désir consiste donc à aspirer à une expérience plus agréable et satisfaisante que celle qui se produit. Et ce désir va amener à l’esprit quelque chose qui n’y est pas. Dans les deux cas, il est clair que la qualité de ma concentration, ou même celle de ma présence, va souffrir du désir ou de l’aversion.

Quant à l’agitation, c’est un état d’esprit qui passe sans repos d’un objet à un autre. Imaginez que des idées me passent par la tête au sujet de ce que je vais faire pendant mes vacances, au cours des dix prochaines années – l’esprit ne pouvant se poser, sur une réflexion, ou sur un type d’expérience, mais en changeant constamment, à l’image d’un singe qui sauterait de branche en branche. Il est clair que cette agitation ne permet pas le calme, l’intimité nécessaire au développement de la méditation.

A l’inverse, la torpeur est un manque d’énergie, un manque de clarté qui fait que, même sans distraction, même en étant en contact, par exemple, avec les sensations dans l’abdomen, je ne les perçoive pas clairement. L’image souvent utilisée dans les textes est celle-ci : c’est comme si, le soir, fatigué, lisant dans un livre quatre fois la même phrase je me demandais : mais, qu’étais-je donc en train de lire ? Je n’ai pas enregistré. Pourtant, ce n’est pas que l’on penserait à autre chose, mais il y a un manque de clarté, qui peut prendre des aspects très subtils et être confondu avec le calme, donnant à croire qu’il s’agit d’une méditation bien stable, d’un répit dans l’agitation. C’est une voie de garage : le manque de clarté entraîne le manque d’intimité. Si on s’en arrête là, pensant qu’il s’agit d’une excellente méditation, sans être conscient de la dimension de torpeur, le développement ne pourra pas se faire. Bien sûr, si la tête tombe, le manque d’énergie est évident ! Personne ne se leurre. Mais cela peut être beaucoup plus subtil : l’esprit semble se calmer, il y a quelque chose d’agréable dans le sens ou un calme est bien éprouvé, mais la clarté manque.

En ce qui concerne le doute, le Bouddha dit que c’est l’obstacle le plus difficile à surmonter. Pourquoi ?

Parce ce qu’il est possible de prendre conscience de chacun des autres obstacles et, peut être, de continuer la méditation en étant attentif au désir, à l’aversion, à l’agitation, à la torpeur. Mais, le doute nous fait quitter la méditation. Lorsqu’il surgit, au lieu de chercher à lui trouver une solution, nous nous arrêtons de méditer. En général, il apparaît sous un déguisement, comme une manière intelligente de réfléchir, avec un élément présomptueux. Fondé sur la réflexion mentale, le doute s’auto-justifie : ” de toute façon, cette technique ne marche pas. Cela ne sert à rien ! “. A l’évidence, lorsque le doute tourne dans la tête, nous ne sommes pas en contact avec l’instant présent, avec les sensations corporelles. Son bruit empêche le contact. Et le doute paraît avoir raison : il est clair que cela ne marche pas tant qu’il est là ! C’est donc bien le plus difficile des obstacles, car il prend l’aspect d’une pseudo-sagesse et s’auto-justifie. Dans ses formes, il peut porter sur l’enseignant, sur l’enseignement, sur la technique et sur le sujet méditant. Quelques exemples :

” Sur l’enseignant : ” Il ne sait pas de quoi il parle. Cela ne sert à rien… “

” Sur l’enseignement : ” Moi, j’ai lu des livres. Ce n’est pas comme cela…”

” Sur la technique : ” Ce n’est pas la technique qui me convient… “

” Sur le sujet méditant : ” De toute façon, ce n’est pas le bon moment. Je suis sûr que ce sera mieux la semaine prochaine… le prochain week-end. Le week-end de la Pentecôte, ce n’est jamais le bon moment pour méditer… ” ou encore ” Ce sera beaucoup mieux l’année prochaine. Maintenant, avec tout ce qui m’arrive, ce n’est pas le bon moment… “

Le résultat final est de se lever et de sortir de la salle de méditation. Que ce soit parce que ” jamais je n’y arriverai, c’est trop difficile ce truc là “, ou parce que ” c’est fait pour les orientaux, mais pour les européens, cela ne marche pas ” ou pour toute autre raison, je me lève et je m’en vais. Quelles que soient les justifications, elles aboutissent à nous arrêter de méditer.

Mais attention, cela ne veut pas dire que chaque fois que quelqu’un se met à parler, il faille se dire : ” Oui, oui, c’est très bien ce qu’il dit ” et que le doute ne puisse être utilisé à bon escient. Mais il y a un moment pour tout. Au besoin, doutez avant de venir à une retraite. Doutez après, peut-être. Mais pendant que vous méditez, essayez de méditer !

Les Obstacles et la méditation Vipassana.

En revenant maintenant à la pratique de Vipassana, nous avons vu qu’aucune des expériences qui surgissent ne peut réellement être, en elle-même, un obstacle, puisqu’il suffit d’être présent au désir, à l’aversion, à l’agitation… et même au doute. Prendre conscience des trains de pensées qu’ils constituent, de leurs qualités particulières, est suffisant pour rester dans la méditation. Demandons-nous alors ce qui serait réellement un obstacle.

Dans l’introduction à la méditation, j’ai distingué deux aspects :

L’état d’esprit,

La technique.

Il serait possible d’en déduire que deux types d’obstacles peuvent exister: l’un ayant trait à l’état d’esprit, l’autre à la technique.

L’obstacle quant à la technique. Ce serait une mauvaise compréhension du processus méditatif. Par exemple : si on pensait qu’il s’agisse de projeter notre attention à l’extérieur et de faire l’inventaire de tous les noms d’oiseaux qu’il est possible d’entendre, ce ne serait pas la pratique de Vipassana. Ce serait une autre pratique, intéressante certainement, mais n’entrant pas dans le cadre de notre méditation. L’obstacle viendrait ainsi d’une mauvaise compréhension de la technique. Il faut dire qu’il y a mille manières de la comprendre et qu’on pourrait toujours poser des questions pour en avoir une vision claire !

L’obstacle quant à l’état d’esprit. De quoi pourrait-il s’agir ? Si nous avons compris que nous allons avant tout développer une qualité de présence à chaque instant, ne pas vouloir être présent serait un obstacle quant à l’état d’esprit. C’est évident ! En venant à une session de méditation où on me dit : soyez présent”, si mon attitude intérieure consiste à ne pas vouloir l’être, je suis sous l’effet d’une double contrainte. Cela me semble être manifestement un obstacle. Je me souviens d’avoir conduit un stage de présence au geste pour des élèves infirmes. Quelques-uns m’ont dit : ” Mais nous, on n’a pas du tout envie d’être présents, ça ne sert à rien. On a envie de rêver, d’avoir notre musique… ” Evidement, ils n’avaient pas demandé à participer au stage ! Ils avaient donc raison. L’obstacle était tel qu’ils ont pu aller jouer dans la cour, cela ne servait à rien de les obliger à être présents, alors qu’ils n’en n’avaient pas envie. Par conséquent, dans notre pratique, si l’attitude de ne pas vouloir être présent existait, je crois qu’on pourrait réellement parler d’un obstacle. D’un obstacle spirituel, d’un obstacle essentiel.

Maintenant, il paraît évident que si quelqu’un se donne la peine de s’asseoir dans une posture inhabituelle, sans bouger pendant aussi longtemps que possible, l’intention d’être présent est là, au moins consciemment. Ne serait-il pas absurde de se dire : ” Moi, de toute façon, cela ne m’intéresse pas, je n’ai pas envie d’être présent “, et de venir passer le week-end ici, simplement pour s’asseoir en silence ? Il y a donc, certainement, chez chacun de nous l’intention consciente d’être présent, avec peut-être même la compréhension de l’immense bénéfice qui en découle. Mais, cela ne veut pas dire que toutes les parties de notre être participent à cette intention. Il est possible que certaines d’entre elles n’en aient pas envie. Et c’est là que l’obstacle réside réellement.

Je vais essayer d’approfondir quelque peu cet aspect car il me semble très important quant à ce qui se déroule dans la méditation et quant aux obstacles pouvant être rencontrés et parfois non compris. Je vais utiliser un schéma caricatural. Je viens pour méditer et j’observe beaucoup de pensées, énormément de pensées, constamment. Bravement, j’essaie alors de revenir aux sensations corporelles, mais énormément de pensées me viennent toujours. J’aurais pu choisir la torpeur comme exemple, mais restons avec les pensées. Il se peut qu’ il y ait en moi des zones de tension. Imaginons qu’il en soit ainsi dans la poitrine. Ces zones sont douloureuses. D’une certaine manière, je n’ai pas envie d’être en contact avec elles. Donc autant occuper ma présence, ma conscience, à quelque chose faisant moins mal, que je gère dans une certaine mesure, à travers la pensée, la réflexion, plutôt que de risquer d’être en contact avec mon corps et ses zones de tension.

Maintenant, fatigué de ce flot de pensées, je remarque finalement, lorsque je suis en contact avec mon corps, que c’est de manière douloureuse et pas nécessairement en raison de douleurs liées à la posture, mais à cause de douleurs plus profondes. Je remarque, par exemple, cette tension dans la poitrine et m’y intéresse maintenant en me disant : ” tiens, c’est bizarre, qu’est ce que c’est que cette tension dans la poitrine ? “. Alors, je l’observe, j’en fais l’expérience.

Il y a, à ce moment, deux façons d’en être conscient. La première est ” j’ai des tensions dans la poitrine “, un peu comme si j’en étais la victime – quelque chose du style : ” Pas de chance, il y a des tensions dans la poitrine “. Mais, cette manière de prendre les choses, est une façon de ne pas assumer le fait que ” je me tends “, et qu’il n’y ait pas de tensions naissant d’elles-mêmes. Ces tensions ne viennent pas toutes seules. Elles ne viennent pas de l’extérieur, parce que quelqu’un me regarderait trop intensément ou je ne sais quoi… Elles sont là, parce que je me tends.

Quand j’arrive ainsi à prendre conscience du fait que les tensions proviennent de ce que je me tends, j’en prends en quelque sorte la responsabilité, je développe ma qualité de présence – voyez bien la différence entre : ” j’ai des tensions ” et ” je me tends “. C’est alors que je commence à être présent à ces tensions, présent à l’intention (de me tendre), présent à la conscience qui se trouve là, dans la poitrine, et qui tend cette zone du corps. La qualité de présence est donc meilleure et, de plus, j’assume réellement ce qui se passe, qui était auparavant inconscient : le fait de me tendre.

Parvenu à ce point – à l’expérience consciente que je me tends – il se peut que je me dise à un moment : ” Mais, pourquoi est-ce que je me tends ? Pourquoi ne cesserais-je pas de me tendre ?”, et que je me rende compte tout à coup que ce n’est pas aussi simple, que sous ce ” je me tends “, il existe peut-être une angoisse immense ou une immense tristesse, faisant que je me tends pour ne pas faire l’expérience de la peur ou de la tristesse qui est en dessous.

Etant ainsi passé d’une étape à l’autre, lorsque je remarque cette angoisse ou cette tristesse – quelle que soit l’émotion dont il s’agisse – si je parviens à lui être présent, je pourrais alors honnêtement constater que je veux être présent. Auparavant, inconsciemment, le fait était que je ne le voulais pas, afin d’éviter l’émotion douloureuse.

Nous pouvons donc méditer sincèrement en essayant d’être présent, alors qu’une partie de nous-même ne le veut pas. C’est cela le véritable obstacle. Il peut s’exprimer sous forme de pensées, d’agitation, de désir, d’aversion ou de doute – qui sont les aspects que l’obstacle ou la résistance va prendre. Mais, l’obstacle en lui-même, est le fait inconscient de ne pas vouloir être présent.

Si nous voulons développer une connaissance profonde de nous-même, il s’agira donc d’amener ces zones à la lumière. Sinon, nous allons être pris dans cette double contrainte, avec le sentiment d’une méditation difficile, laborieuse, car tout en essayant honnêtement d’être présent, une partie inconsciente de nous-même ne le veut pas.

Ce matin, j’ai parlé du guerrier. Le courage requis est celui de mettre en lumière ces zones d’ombre, ces zones difficiles. Cela demande du doigté, de ne pas agir avec violence, mais au contraire avec beaucoup de sensibilité, de respecter la peur de toucher des émotions plus profondes. L’obstacle réel, à mon avis, est donc le désir inconscient de ne pas être présent, justifié par des zones désagréables, qui font peur, par des émotions profondes.

Dans notre pratique, nous aurons à amener à la conscience ces différents éléments. Tout d’abord, ne pas se positionner en victime. Quand on est victime : ” j’ai des tensions, pas de chance “, ce placement ne permet pas d’assumer la responsabilité du fait de se tendre. En ce cas, le désir de ne pas être présent va rester dans l’inconscient. Baudelaire, dans un poème – je ne me rappelle pas beaucoup de poésies – mais ces quelques vers me sont restés dans la tête. Ils illustrent bien, me semble-t-il, ce dont il s’agit : ” je suis la plaie et le couteau, les membres et la roue, le soufflet et la joue, la victime et le bourreau “. C’est exactement ce qui se passe en méditation. C’est-à-dire qu’on ne peut pas être victime. Si on est victime, on est la victime de soi-même. C’est donc dans la mesure où nous allons complètement assumer le fait de nous tendre, d’éviter, qu’il sera possible d’amener à la lumière les zones douloureuses, de les mettre dans la présence. Alors un sentiment de présence total, complet, pourra être développé, non manipulé inconsciemment par les zones d’ombre dont on a peur.

En résumé, je pense que les obstacles, avant d’être le désir, l’aversion, l’agitation, la torpeur et le doute, proviennent surtout du fait qu’il y a en nous des zones que nous évitons, soit parce qu’elles sont douloureuses soit car elles constituent un plus grand défi. Si nous ne sommes pas conscients de ce mécanisme, nous sommes dans une position ambiguë, voulant à la fois être présents et finalement ne le voulant pas. C’est seulement lorsqu’on parvient à faire l’unité dans notre attitude que la méditation peut s’approfondir et que ces différents écueils peuvent être dépassés. Pour beaucoup d’entre nous, de telles zones peuvent surgir à différents moments, sous d’autres aspects et pour d’autres raisons. Il s’agira d’en prendre conscience avec beaucoup de sensibilité.

Je crois que c’est complètement normal et juste que la méditation se passe ainsi. Si elle ne demandait pas la mise en lumière des zones d’ombre, il serait possible d’achever son parcours méditatif tout en laissant à l’intérieur de soi-même une quantité de choses troubles et d’être à la fois éveillé et névrotique. Il est donc bien normal que dans le processus méditatif, ces zones doivent être amenées à la conscience, pour pouvoir s’en libérer et atteindre un degré de présence claire – sans trouble.

Ce texte constitue la 3ème partie d’un enseignement donné par Charles Genoud lors d’une retraite de ville au Forum 104, en Juin 2003

Source du texte   vipassana.fr