Ayya Khema
Extrait du livre sur Ayya Khema à paraître chez Sully en octobre 2015
Traduit par Jeanne Schut
http://www.dhammadelaforet.org/
Être heureux, c’est aussi être paisible mais il arrive souvent que ce ne soit pas le but recherché. La notion de paix a souvent, comme connotation, « pas intéressant » ou « il ne se passe pas grand-chose ». Il est évident qu’avec cette forme de paix, il n’y a pas de prolifération mentale (papañca) ni d’excitation. Il semble que la paix soit considérée comme un absolu dans notre monde, aussi bien sur le plan politique que social ou personnel ; pourtant elle est très difficile à trouver. Elle est certainement difficile à atteindre mais il faut reconnaître aussi que très peu de gens se donnent du mal pour la trouver. La paix leur semble être le contraire de la vie, de leur propre suprématie. Seuls ceux qui suivent une discipline spirituelle souhaitent orienter leur esprit vers la paix.
La tendance naturelle consiste à cultiver sa propre supériorité – ce qui aboutit d’ailleurs souvent à l’autre extrême : un sentiment d’infériorité. Quand l’esprit prend cette direction, il est impossible de trouver la paix. On se retrouve prisonnier d’un jeu de pouvoir : « Quoi que tu fasses, je peux faire mieux ». Ou, parfois, quand il est évident qu’on n’y arrivera pas : « Quoi que tu fasses, je ne pourrai pas t’égaler ». Il y a des moments de vérité dans la vie où chacun voit clairement qu’il ne peut pas faire aussi bien que les autres, qu’il s’agisse de balayer une allée ou d’écrire un livre. Cette façon de prendre les choses en se comparant aux autres est très généralisée et c’est tout le contraire d’un état d’esprit paisible. Afficher ses capacités ou ses inaptitudes n’aboutit qu’à l’agitation mentale, pas à la paix. Il y a toujours cette tentative d’obtenir, ce désir de résultat qui doit venir de l’extérieur, quand les autres affirment ou nient notre supériorité. Quand ils la nient, c’est la guerre ; quand ils la reconnaissent, c’est la victoire.
Obtenir la victoire sous-entend qu’il y a eu bataille. Dans la guerre, il n’y a jamais de vainqueurs, seulement des perdants. Peu importe qui signe le traité de paix en premier, les deux côtés perdent. Il en va de même quand on a ce genre d’attitude : il n’y a que des perdants. Même si on peut connaître une victoire momentanée quand on a été distingué comme celui qui en sait le plus, qui est le plus fort ou le plus intelligent, la bataille et la paix ne font pas bon ménage.
Finalement on en vient à se demander si les gens veulent réellement la paix. Personne ne semble l’avoir mais qui cherche à l’obtenir ? La vie nous apporte ce que l’on est fermement déterminé à obtenir. Il est donc important d’aller voir tout au fond de notre cœur si ce que nous voulons réellement est la paix. Aller chercher tout au fond de son cœur n’est pas chose facile. La plupart des gens ont une épaisse porte blindée à la place de l’ouverture du cœur. Ils n’arrivent pas à y entrer pour découvrir ce qui se passe à l’intérieur. Mais chacun doit essayer d’y pénétrer aussi profondément que possible et clarifier ainsi ses priorités.
Dans les moments difficiles, quand on n’obtient pas la suprématie que l’on désire ou que l’on se sent vraiment inférieur, tout ce que l’on désire, c’est la paix. Si on laisse décanter toute la situation et que supériorité et infériorité ne sont plus très distinctes, que se passe-t-il ? Est-ce vraiment la paix que l’on veut ? Ou bien veut-on être quelqu’un de spécial, quelqu’un d’important ou d’admirable ?
Une personne qui est « quelqu’un » n’a jamais la paix. On trouve dans les Écritures une comparaison intéressante à propos d’un manguier. Un roi se promène dans la forêt et trouve un manguier chargé de fruits. Il dit à ses domestiques : « Revenez ce soir cueillir ces fruits » car il en voulait à sa table royale. Mais le soir, les serviteurs rentrent les mains vides : « Nous sommes désolés, Majesté, mais toutes les mangues avaient déjà été cueillies. Il n’en restait pas une seule. » Le roi croit que ses serviteurs ont été trop paresseux pour retourner dans la forêt et décide d’y aller lui-même. À la place du bel arbre chargé de fruits, il trouve un arbre pitoyable, aux branches cassées, privé de fruits et de feuilles. Des gens avaient tout fait pour récupérer les fruits et les avaient emportés. Le roi poursuit sa route et trouve un autre beau manguier dans toute sa splendeur verte mais sans aucun fruit. Personne ne s’en était approché parce qu’il ne portait pas de fruits, de sorte qu’on l’avait laissé en paix. Le roi retourne à son palais, donne son sceptre royal et sa couronne à ses ministres et leur dit : « Le royaume est à vous. Je vais vivre dans une cabane dans la forêt ».
Quand on n’est personne et que l’on n’a rien, il n’y a aucun danger de guerre ou d’attaque et, dès lors, on a la paix. L’arbre chargé de fruits n’a pas connu la paix car tout le monde s’arrachait ses fruits. Si nous voulons vraiment la paix, nous ne devons être personne : ni important ni intelligent, ni beau ni célèbre, ni avoir raison ni être à la tête de quoi que ce soit. Nous devons être discrets et avoir aussi peu d’attributs que possible. Le manguier qui n’avait pas de fruits est resté paisible, dans toute sa splendeur, à offrir son ombre. N’être personne ne veut pas dire ne plus jamais rien faire mais simplement agir sans se mettre en avant et sans attendre de résultats. Le second manguier avait de l’ombre à offrir mais il n’en a pas fait étalage et ne s’est pas inquiété de savoir si les gens en profitaient ou pas. C’est ce genre de comportement qui engendre la paix intérieure. C’est une aptitude rare parce que la plupart des gens oscillent d’un extrême à l’autre. Soit ils ne font rien et se disent : « Les autres n’ont qu’à se débrouiller tout seuls », soit ils essaient de tout diriger en imposant leur opinion et leur façon de penser.
Il semble que nous soyons fortement conditionnés à être « quelqu’un » et que cela soit beaucoup plus important qu’avoir la paix. Nous devons donc nous demander très sérieusement ce que nous cherchons. Qu’attendons-nous de la vie ? Si nous voulons être importants, appréciés, aimés, nous devons nous attendre à attirer aussi le contraire car tout ce qui est positif implique un négatif, de même que le soleil jette de l’ombre. Si nous voulons l’un, nous devons accepter l’autre sans nous lamenter.
Mais si nous voulons vraiment un cœur et un esprit paisibles, la sécurité et la stabilité intérieures, nous devons abandonner tout désir d’être quelqu’un, d’être quoi que ce soit. Le corps et l’esprit ne vont pas disparaître pour autant. Ce qui va disparaître, c’est la tension, le désir d’obtenir et l’affirmation de l’importance et de la suprématie de cette personne que j’appelle « moi ».
Tous les êtres humains se considèrent importants mais, réfléchissez un peu. Il y a des milliards de gens sur ce globe et combien vont nous pleurer à notre mort ? Prenez le temps de les compter : six ? Huit ? Douze ? Quinze ? Sur des milliards ! Cette mise en perspective nous montre que nous avons une idée très exagérée de notre propre importance. Plus notre vision des choses est juste, plus la vie en est facilitée.
Vouloir être quelqu’un est dangereux. C’est comme jouer avec le feu, y mettre sans cesse les mains et se brûler constamment. Personne ne va jouer ce jeu selon nos règles à nous. Ceux qui arrivent vraiment à être quelqu’un, comme les chefs d’États, ont toujours besoin d’un bon garde du corps à proximité car leur vie est en danger. Personne n’aime admettre qu’un autre est plus important que lui. L’un des plus grands ennemis de la paix de l’esprit est ce « quelqu’un » que nous avons créé.
Dans le monde où nous vivons, il y a des êtres humains et des animaux, des objets naturels et des objets créés par l’homme. Parmi tout cela, les seules choses sur lesquelles nous ayons le moindre pouvoir sont notre cœur et notre esprit. Si nous voulons vraiment diriger quoi que ce soit, si nous voulons vraiment être quelqu’un, nous pouvons essayer d’être une personne exceptionnelle, quelqu’un qui est maître de son propre cœur et de son esprit. Être une telle personne est non seulement très rare mais entraîne aussi des conséquences extrêmement bénéfiques. Une telle personne ne tombe pas dans les pièges qui obscurcissent l’esprit. Même si elle n’a pas encore éradiqué tous les poisons mentaux, elle ne commettra pas l’erreur de les extérioriser ni d’en être prisonnière.
Il y a une histoire à propos d’Ajahn Chah, ce grand maître de méditation du nord-est de la Thaïlande. Quelqu’un l’a accusé un jour d’avoir beaucoup d’aversion. Ajahn Chah a répondu : « C’est possible mais je ne m’en sers pas du tout ». Cette réponse vient d’une profonde compréhension de sa propre nature, c’est pourquoi elle nous impressionne. Rare est celui qui ne permet pas à ses pensées, ses paroles ou ses actes de le tromper. Il est vraiment quelqu’un et n’a pas besoin de le prouver – d’une part, parce que c’est parfaitement évident et, d’autre part, parce qu’il n’a aucun désir de prouver quoi que ce soit. Une seule chose l’intéresse : la paix de l’esprit.
Quand la paix de l’esprit est notre priorité, tout ce qui est dans notre esprit et qui s’exprime en paroles ou en actions est orienté dans cette direction. Tout ce qui n’est pas porteur de paix est écarté. Attention tout de même à ne pas confondre cela avec avoir raison ou avoir le dernier mot. Il n’est pas nécessaire que les autres soient d’accord avec vous. La paix de l’esprit ne concerne que soi et chacun doit trouver la sienne par ses propres moyens.
Dhamma de la forêt
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