Ajahn Sumedho
http://dhammasukha.free.fr/ > Bibliothèque > Ajahn Sumedho
Les publications d’Amaravati sont éditées en vue d’une distribution gratuite. Dans la plupart des cas, cette gratuité intervient grâce aux dons de personnes ou de groupes qui offrent spécialement pour la publication des enseignements Bouddhistes.
Sabbadanam dhammadanam jinati – Le don du Dhamma surpasse tous les autres dons
© Amaravati Publications 1992. ISBN 1 870205 10 3 (pour le livre)
Traduction française réalisée par Tan Savako et Elisabeth Martin.
Pour obtenir de plus amples informations, veuillez écrire à l’adresse suivante. Amaravati Publications. AMARAVATI BUDDHIST MONASTERY, Great Gaddesden, Hemel Hempstead, Hertfordshire, HPI 3BZ, Angleterre
Dédicace : L’impression de l’ouvrage original a été offerte pour une distribution libre par G.S.A. et H.M.Gamage à la mémoire de leur parent.
Une poignée de feuilles
Un jour, alors qu’il résidait à Kosambi dans une forêt de simsapas, le Bienheureux, ramassa une poignée de feuilles. Il demanda alors aux Bhikkhus :
« Selon vous Bhikkhus, les feuilles que je tiens dans la main sont-elles plus nombreuses que celles des arbres de ces bois ?
– Les feuilles que le Bienheureux a ramassées ne sont qu’une poignée, Seigneur; celles des arbres sont bien plus nombreuses.
– Ainsi Bhikkhus, il en est de même pour les connaissances que j’ai accumulées au cours de mon expérience, qui sont bien plus nombreuses que les choses que je vous ai enseignées, dont le nombre est restreint.
Pourquoi ai-je omis de vous parler de tant de choses ? Parce que ces connaissances ne sont pas source de développement, de progrès dans la Vie Sainte et parce qu’elles ne conduisent pas à l’extinction de la passion, à sa diminution, à la cessation, à la sérénité, à la compréhension directe, à l’éveil, Nibbana. Voilà pourquoi je ne vous en ai pas parlé. Et que vous ai-je enseigné ?
- Ceci est la souffrance
- Ceci est l’origine de la souffrance
- Ceci est la cessation de la souffrance
- Ceci est la voie qui mène à la cessation de la souffrance.
Voilà ce que je vous ai enseigné. Pourquoi vous l’ai-je enseigné ? Parce que cet enseignement est source de développement, de progrès dans la Vie Sainte et parce qu’il mène à l’extinction de la passion, à sa diminution, à sa cessation, au repos, à la compréhension directe, à l’éveil, Nibbana.
Ainsi Bhikkhus, que votre tâche soit comme suit :
- Ceci est la souffrance
- Ceci est l’origine de la souffrance
- Ceci est la cessation de la souffrance
- Ceci est la voie qui mène à la cessation de la souffrance ».
[ SAMYUTTA NIKAYA – LVI 31 ]
PREFACE
Ce livret a été élaboré et édité à partir de discours donnés par le Vénérable Ajahn Sumedho à propos de l’enseignement central du Bouddha, à savoir que la souffrance de l’humanité peut être vaincue à l’aide de moyens spirituels. L’enseignement est transmis à travers les Quatre Nobles Vérités du Bouddha, exposées pour la première fois en 528 avant J.C. dans le Parc aux Cerfs à Sarnath, près de Varanasi, et a perduré depuis dans le monde Bouddhiste.
Le Vénérable Ajahn Sumedho est un bhikkhu (moine mendiant) de la tradition du Bouddhisme Theravada. Son ordination eut lieu en Thaïlande en 1966, où il fut instruit pendant dix ans. Il est à présent l’Abbé du Centre Bouddhiste d’Amaravati ainsi que l’enseignant et le guide spirituel tant de nombreux moines et nonnes Bouddhistes que de laïcs.
Ce livret a été mis à disposition grâce à l’engagement de nombreuses personnes pour le bien d’autrui.
Notes sur le texte :
Le premier exposé des Quatre Nobles Vérités était un discours (sutta) appelé Dhammacakkappavattana Sutta – littéralement « le discours qui met le véhicule de l’enseignement en mouvement ». Des extraits de celui-ci sont rapportés en tête de chapitre de chacune des Quatre Vérités. La référence cotée est celle de la section du livre des écritures où le discours peut être trouvé. Cependant, le thème des Quatre Nobles Vérités se retrouve de nombreuses fois, par exemple dans la cotation qui apparaît au début de l’introduction.
INTRODUCTION
Que nous devions, toi et moi, voyager et peiner au cours de ce long périple, provient de notre incapacité à découvrir, pénétrer quatre vérités. Quelles sont-elles ? Ce sont :
– La Noble Vérité de la Souffrance
– La Noble Vérité de l’Origine de la Souffrance
– La Noble Vérité de la Cessation de la Souffrance
– La Noble Vérité de la Voie qui mène à la Cessation de la Souffrance.
[ DIGHA NIKAYA – SUTTA 16 ]
Le Dhammacakkappavattana Sutta, l’Enseignement du Bouddha sur les quatre Nobles Vérités, a été la référence principale que j’ai utilisée pour ma pratique depuis des années. C’est cet enseignement que nous utilisions dans notre monastère en Thaïlande. L’école du bouddhisme theravada considère ce Sutta comme la quintessence de l’enseignement du Bouddha. Il contient tout ce qui est nécessaire à la compréhension du Dhamma et à la réalisation de l’éveil.
Bien que le Dhammacakkappavattana Sutta soit considéré comme le premier enseignement transmis par le Bouddha après son illumination, il me plaît d’imaginer quelquefois que son premier sermon fut donné à un ascète qu’il croisa sur le chemin de Varanasi. Après son éveil à Bodh Gaya, le Bouddha estima cet enseignement trop subtil pour lui permettre d’exprimer sa découverte par les mots et décida qu’il s’abstiendrait donc d’enseigner, se contentant de rester assis sous l’arbre Bodhi pour le restant de ses jours.
En ce qui me concerne, je trouve très séduisante cette idée de se retirer dans la solitude et de ne plus avoir à être confronté aux problèmes de la société. Cependant, alors que le Bouddha entretenait de telles pensées, Brahma Sahampati, le dieu créateur dans la mythologie de l’hindouisme, lui apparut et réussit à le convaincre de se mettre en route pour enseigner. Brahma Sahampati fut en mesure de persuader le Bouddha qu’il existait des individus capables de comprendre, des gens n’ayant que peu de poussière dans les yeux. L’enseignement du Bouddha était donc dirigé vers ceux dont la vue est peu obscurcie. Je suis convaincu qu’il n’imaginait pas le voir devenir un mouvement religieux suivi par les foules.
Après la visite de Brahma Sahampati, le Bouddha faisait route de Bodh Gaya vers Varanasi, quand il rencontra un ascète qui fut impressionné par son apparence rayonnante. L’ascète l’interrogea sur ce qu’il avait découvert, ce à quoi le Bouddha répondit : « Je suis celui qui est parfaitement éveillé, l’Arahant, le Bouddha ! ».
J’aime à penser que ce fut là son premier sermon. Ce fut un échec, car son interlocuteur pensa que le Bouddha perdait l’esprit et tombait dans l’orgueil par excès de pratique. Je suis persuadé que nous réagirions de la même façon si quelqu’un nous disait une chose pareille. Quelle serait votre réaction si je vous affirmais : « Je suis parfaitement éveillé » ?
En fait, le discours du Bouddha était un enseignement juste, très précis. C’était l’enseignement parfait, mais nous ne sommes pas capables de le comprendre, car nous avons tendance à l’interpréter de travers et à penser que cette affirmation émane d’un ego : les gens interprètent toute chose du point de vue de leur propre ego. Bien qu’elle puisse sembler une affirmation égotiste, la déclaration « Je suis celui qui est parfaitement éveillé » n’est-elle pas, en fait, purement transcendante ? Ce discours « Je suis le Bouddha, celui qui est parfaitement éveillé », est intéressant à contempler, car il utilise les mots « je suis » avec des attributs en termes de réalisations, de réussites superlatives. En tout cas, ce premier enseignement du Bouddha n’eut guère de résultats. Son interlocuteur ne fut pas en mesure de le comprendre et passa son chemin.
Plus tard, le Bouddha retrouva ses cinq anciens compagnons dans le Parc aux Cerfs à Varanasi. Tous les cinq étaient très sincèrement dédiés à un ascétisme des plus stricts. Ils avaient été auparavant déçus par le Bouddha, car ils avaient cru le voir perdre toute sincérité dans sa recherche. En fait, avant qu’il ne réalise l’éveil, le Bouddha était arrivé à la conclusion qu’un ascétisme rigoureux ne pouvait conduire d’aucune manière à un état de libération. En conséquence, il avait cessé ces pratiques extrêmes et ses cinq amis avaient pensé qu’il n’était plus sérieux. Peut-être l’avaient-ils vu manger du riz au lait, ce qui reviendrait aujourd’hui à consommer une glace. Si, en tant qu’ascète, vous surpreniez un moine à déguster une glace, vous ne le prendriez probablement plus au sérieux, car vous estimez que les moines doivent se nourrir de soupe aux orties ! Si vous êtes convaincu des vertus de l’ascétisme et que vous me voyez savourer une coupe de glace, vous n’aurez plus confiance en Ajahn Sumedho. C’est la façon dont fonctionne l’esprit humain : nous avons tendance à admirer les actes héroïques de mortification et de renoncement. Ayant perdu leur foi en lui, ses cinq amis ou disciples avaient délaissé le Bouddha. Celui-ci avait alors commencé, sous l’arbre Bodhi, une période de méditation qui culmina par sa libération.
Donc, quand ils rencontrèrent à nouveau le Bouddha dans le Parc aux Cerfs, à Varanasi, les cinq ascètes pensèrent tout d’abord : « Nous le connaissons bien celui-là, ça ne vaut pas la peine de nous en occuper ». Mais comme le Bouddha approchait, ils sentirent tous en lui quelque chose de spécial. Ils se levèrent pour lui faire une place afin qu’il puisse s’asseoir. Le Bouddha offrit alors son sermon sur les Quatre Nobles Vérités.
Cette fois-ci, au lieu de dire : « Je suis celui qui est parfaitement illuminé », il proclama : « Il y a la souffrance. Il y a l’origine de la souffrance. Il y a la cessation de la souffrance. Il y a la voie qui mène à la cessation de la souffrance ». Présenté de cette façon, son enseignement ne requiert ni accord ni rejet. S’il avait dit : « Je suis celui qui est complètement éveillé », nous serions obligés d’être d’accord ou de ne pas l’être – ou bien de rester tout simplement perplexes. Nous ne saurions pas très bien comment interpréter cette affirmation. Par contre, en déclarant « Il y a la souffrance, il y a une origine, il y a une fin et il y a une voie qui mène à la fin de la souffrance », il nous a offert matière à réflexion : qu’est-ce qu’il veut dire par là ? Que veut-il dire par « souffrance, sa cause, sa cessation » et « la voie » ?
En conséquence, nous commençons à contempler cela, à y réfléchir. Quant à la déclaration « Je suis celui qui est parfaitement éveillé », nous aurions tôt fait de la contester : « Est-il réellement libéré ?… Non, je ne le crois pas. » Nous ne ferions qu’argumenter ; nous ne sommes pas prêts pour un enseignement si direct. De toute évidence, le premier sermon du Bouddha était adressé à quelqu’un qui avait encore trop de poussière dans les yeux et ce fut un échec. Mais, à la seconde occasion, il présenta l’enseignement des Quatre Nobles Vérités.
Les Quatre Nobles Vérités sont donc les suivantes : il y a la souffrance, il y a une cause, une origine à la souffrance, il y a une fin à la souffrance et il y a une issue à la souffrance qui est le Noble Chemin Octuple. Chacune de ces vérités possède trois aspects, donc au total douze révélations. Dans l’école Theravada, un Arahant, un être perfectionné, est quelqu’un qui a vu clairement les Quatre Nobles Vérités ainsi que leurs trois aspects, c’est-à-dire les douze révélations. Le mot « Arahant » décrit un être humain qui comprend la vérité, en particulier au sujet de l’enseignement des Quatre Nobles Vérités.
« Il y a la souffrance » constitue le premier aspect de la Première Noble Vérité. Quel est-il ? Il n’est pas utile de compliquer les choses : il s’agit simplement du fait de reconnaître que « Ceci est souffrance, dukkha ». C’est une déclaration fondamentale. Une personne ignorante pense : « Je souffre, je ne veux pas souffrir. Je médite et prends part à des retraites pour ne plus souffrir, mais je continue à souffrir et je ne veux pas souffrir… Comment faire pour échapper à la souffrance ? Que puis-je faire pour m’en débarrasser ? ». Mais ceci n’est pas la Première Noble Vérité qui ne dit pas « Je souffre et je veux que ça s’arrête », mais « Il y a la souffrance » : c’est cela, la révélation.
Dès lors, vous considérez la douleur ou l’angoisse que vous ressentez non plus comme étant « la mienne, celle qui m’appartient », mais plutôt en tant que matière à réflexion : « Ceci est souffrance, dukkha ». Cette perspective est l’attitude de réflexion du Bouddha observant le Dhamma. La révélation est simplement : admettre la présence de la souffrance sans en faire une question personnelle. Ceci est une communication importante : considérer simplement l’angoisse mentale ou la douleur physique et la voir en termes de dukkha plutôt qu’en termes de misère personnelle, la voir simplement comme étant dukkha et ne pas réagir selon son habitude.
La seconde perspective de la Première Noble Vérité est : « La souffrance doit être comprise ». La deuxième révélation ou facette de chacune des Quatre Nobles Vérités contient le mot « doit » : « Cela doit être compris ». Ce second aspect est donc que dukkha représente quelque chose qu’il s’agit de comprendre. Il faut comprendre dukkha et non simplement essayer de s’en débarrasser.
On pourrait considérer le mot « comprendre » comme « prendre avec soi ». C’est un mot assez banal, mais qui, en Pali, possède un sens plus fort comme « accepter véritablement la souffrance », l’embrasser totalement plutôt que de simplement y réagir. Quelle que soit sa forme, physique ou mentale, nous avons tendance à seulement répondre à la douleur, mais, en usant de compréhension, nous pouvons vraiment observer la souffrance, l’accepter, la saisir et l’embrasser véritablement. Voilà donc la seconde révélation : nous devons « comprendre » la souffrance.
Le troisième aspect de la Première Noble Vérité est : « La souffrance a été comprise ». Quand vous avez vraiment pratiqué avec la souffrance – en l’observant, en l’acceptant et en arrivant ainsi à une compréhension profonde de sa nature – vous abordez la troisième facette : « La souffrance a été comprise », ou « dukkha a été comprise ». Les trois aspects de la Première Noble Vérité sont donc : « Il y a dukkha, dukkha doit être comprise et dukkha a été comprise! ».
Ceci est le schéma pour les trois aspects de chaque Noble Vérité. Il y a d’abord le diagnostic, puis la prescription et ensuite le résultat de la pratique. On peut également utiliser les termes palis : « pariyatti », « patipatti » et « pativedha ». « Pariyatti » est le diagnostic, la théorie ou la déclaration « Il y a souffrance », « patipatti » décrit la prescription, la pratique, l’action même de pratiquer avec la souffrance et « pativedha » est le résultat de la pratique. C’est ce qu’on peut appeler un modèle de réflexion ; en l’appliquant, vous développez votre capacité mentale à réfléchir, à contempler avec sagesse. L’esprit du Bouddha est un esprit réfléchissant, qui voit les choses telles qu’elles sont.
Les Quatre Nobles Vérités sont à utiliser pour notre développement. Nous pouvons les appliquer aux situations banales de notre vie, à nos inclinations et obsessions ordinaires. A l’aide de ces vérités, nous pouvons analyser, étudier nos attachements, ce qui conduit aux révélations successives. En utilisant la Troisième Noble Vérité, nous sommes en mesure de réaliser la cessation, la fin de la souffrance et de mettre en pratique le Noble Chemin Octuple de manière à développer la compréhension. Lorsqu’un disciple a totalement développé la Voie, celui-ci est alors un Arahant, il a atteint le but. Bien que cela puisse sembler compliqué – quatre vérités, trois aspects, douze révélations – c’est en fait plutôt simple. C’est un outil pour nous aider à comprendre la souffrance et l’absence de souffrance.
Dans les pays bouddhistes, ceux qui utilisent les Quatre Nobles Vérités ne sont plus très nombreux, même en Thaïlande. Beaucoup de gens disent : « Ah oui, les Quatre Nobles Vérités !… c’est pour les débutants ! » Ils utilisent alors toutes sortes de techniques de méditations Vipassana et deviennent obsédés par les étapes successives avant d’en arriver aux Nobles Vérités. Je trouve cela tout à fait étrange que, dans les pays bouddhistes, un enseignement aussi profond ait été rejeté, mis à l’écart sous l’étiquette « bouddhisme primitif » : quelque chose de réservé aux enfants, aux débutants. La pratique, pour les plus accomplis, consiste alors à partir dans des théories et des idées compliquées et ils perdent de vue l’enseignement le plus profond.
Les Quatre Nobles Vérités offrent matière à réflexion pour toute notre vie. Il ne s’agit pas seulement de réaliser les Quatre Nobles Vérités, les trois aspects et les douze étapes et devenir un Arahant au terme d’une retraite, pour ensuite passer à autre chose de plus avancé. Les Quatre Nobles Vérités ne sont pas aussi faciles à comprendre. Pénétrer leur signification demande une attitude de vigilance continue, soutenue. Elles procurent alors le contexte adapté à toute une vie d’introspection.
LA PREMIERE NOBLE VÉRITÉ
Quelle est la Noble Vérité de la Souffrance ?
La naissance est souffrance, la vieillesse est souffrance et la mort est souffrance. Etre séparé de ce qu’on aime est souffrance, ne pas obtenir ce que l’on désire est souffrance : en résumé, les cinq catégories d’attachements sont sources de souffrance.
Il y a la Noble Vérité de la Souffrance : telle fut la vision, révélation, sagesse, connaissance et lumière qui s’éleva en moi au sujet de choses jusqu’alors non exprimées.
Cette Noble Vérité doit être pénétrée par une compréhension complète de la souffrance : telle fut la vision, révélation, sagesse, connaissance et lumièr qui apparut en moi au sujet de choses jusqu’alors inexprimées.
Cette Noble Vérité a été pénétrée par une compréhension complète de la souffrance : telle fut la vision, révélation, sagesse, connaissance et lumière qui apparut en moi au sujet de choses jusqu’alors inexprimées.
[ SAMYUTTA NIKAYA – LVI 11 ]
La Première Noble Vérité et ses trois aspects est la suivante : Il y a souffrance, dukkha. Dukkha doit être comprise. Dukkha a été comprise.
C’est un enseignement très habile, car il est exprimé au moyen d’une formule simple, facile à mémoriser ; il est également applicable à tout ce qu’il est possible d’expérimenter, de faire ou de penser, en matière de passé, de présent ou de futur.
La souffrance, dukkha, est une expérience que nous partageons tous. N’importe lequel d’entre nous souffre, où qu’il soit. Les êtres humains souffraient par le passé dans l’Inde antique, ceux de l’actuelle Grande Bretagne souffrent aussi et tous, dans le futur, continueront à souffrir… Qu’avons-nous en commun avec la reine Elizabeth ? – nous souffrons. Que partageons-nous avec un clochard de Charing Cross ? – la souffrance. Tous les niveaux sociaux sont concernés, des plus privilégiés aux plus démunis. N’importe lequel d’entre nous, où qu’il soit, fait l’expérience de la souffrance. C’est un lien qui nous relie tous les uns aux autres, quelque chose qui est familier à chacun d’entre nous.
Lorsque nous évoquons la souffrance humaine, cela éveille notre inclination à la bonté. Mais, si nous parlons de nos opinions – de ce que je pense ou de ce que vous pensez en matière de politique ou de religion – alors nous sommes capables de partir en guerre. Je me souviens avoir vu un film à Londres, il y a une vingtaine d’années, qui présentait les Russes sous un jour humain. Il montrait des femmes et leurs bébés, ainsi que des hommes qui jouaient avec leurs enfants. A l’époque, cette présentation des Russes était inhabituelle car la propagande occidentale les dépeignait comme des êtres froids, sans cœur – de véritables reptiles – de sorte qu’il était impossible de les considérer comme des êtres humains. Si vous voulez tuer des gens, il vaut mieux les percevoir ainsi ; vous devez inventer ce genre d’images. Il vous devient bien plus difficile, voire impossible, de tuer quelqu’un si vous réalisez qu’il souffre des mêmes souffrances que vous. Vous devez vous imaginer une horrible crapule sans cœur ni sens moral dont il vaut mieux se débarrasser. Vous devez vous convaincre que ces gens sont des êtres fondamentalement mauvais et qu’il est juste d’éradiquer le mal. Dans cette optique, les bombarder ou les mitrailler devient justifiable. Si vous gardez à l’esprit notre lien commun qu’est la souffrance humaine, vous devenez bien incapable de commettre ce genre d’atrocité.
La Première Noble Vérité n’est pas une doctrine métaphysique pessimiste qui affirme que tout est souffrance. Notez bien la différence qui existe entre une doctrine métaphysique constituant une prise de position en ce qui concerne l’Absolu et une Noble Vérité présentée comme moyen de réflexion. Une Noble Vérité est une vérité que nous utilisons pour réfléchir ; ce n’est pas un absolu, ce n’est pas L’Absolu. C’est sur ce point que beaucoup d’occidentaux sont désorientés, car ils interprètent cette Noble Vérité comme une espèce de dogme métaphysique bouddhiste – mais ceci est une erreur d’interprétation.
On voit clairement que la Première Noble Vérité n’est pas une prise de position absolue, du fait de la Quatrième Noble Vérité qui est l’issue à la souffrance. Il ne peut pas y avoir la souffrance absolue de même qu’une voie qui permet de s’en échapper, n’est-ce pas ? Ça n’est pas logique. Pourtant, certains, se référant à la Première Noble Vérité, soutiennent que le Bouddha enseignait que tout est souffrance.
Le mot Pali dukkha signifie « incapable de satisfaire » ou « incapable de soutenir quoi que ce soit », « toujours changeant », « incapable de véritablement nous donner satisfaction ou de nous rendre heureux ». Le monde sensuel est ainsi : une vibration naturelle. En fait, ce serait désastreux si nous trouvions satisfaction dans le monde des sens, car nous ne chercherions pas au-delà ; nous en serions complètement prisonniers. Cependant, lorsque nous nous éveillons à cette expérience de dukkha, nous sommes en mesure de trouver une issue ; de ce fait, nous ne sommes plus constamment prisonniers de la conscience sensorielle.
SOUFFRANCE ET IMAGE DE SOI
Il est important de contempler la façon dont est formulée la Première Noble Vérité. Celle-ci est exprimée très clairement par « Il y a la souffrance » plutôt que par « Je souffre ». Du point de vue psychologique, cette réflexion est beaucoup plus habile. Nous avons tendance à interpréter notre souffrance en termes de « Je souffre vraiment, je souffre beaucoup et je ne veux pas souffrir ». C’est ainsi que notre intellect est conditionné.
« Je souffre » a toujours le sens de « Je suis quelqu’un qui souffre énormément. Cette souffrance est la mienne, j’ai tant souffert dans la vie ! ». De ce fait, tout un processus d’association se met en route, entre l’image que vous avez de vous-même et les souvenirs et suppositions qui confirment cette perception. Vous vous souvenez de ce qui s’est produit alors que vous n’étiez qu’un enfant… et ainsi de suite…
Mais, remarquez bien, notre propos n’est pas de dire qu’il y a quelqu’un qui souffre. Dès que nous la voyons en termes de « Il y a souffrance », la douleur n’est plus perçue comme quelque chose de personnel. C’est tout à fait différent de « Oh, pauvre de moi, pourquoi dois-je autant souffrir ? Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Pourquoi suis-je obligé de vieillir ? Pourquoi est-ce que je dois faire l’expérience du chagrin, de la douleur, de la peine et du désespoir ? Ce n’est pas juste ! Je ne veux pas ! Je ne désire que bonheur et sécurité ! » Cette façon de penser a pour origine l’ignorance qui complique tout et dégénère en problèmes de personnalité.
Pour permettre à la souffrance de disparaître, il faut d’abord en admettre consciemment la présence. Mais, dans la méditation bouddhiste, cette acceptation n’est pas faite depuis une position telle que « Je souffre », mais plutôt à partir de celle de « Il y a présence de souffrance ». Ainsi, nous ne sommes pas en train d’essayer de nous identifier au problème, mais de simplement reconnaître son existence. Il n’est pas habile de penser en termes de « Je suis quelqu’un d’irritable ; je me mets si facilement en colère ; comment puis-je y remédier ? ». Ce type de pensée déclenche toutes les suppositions renforçant l’idée d’une personnalité fixe, qui ne peut être changée et il devient très difficile de voir les choses en perspective. Tout devient très confus, car le sentiment que ces problèmes et ces pensées sont les nôtres nous conduit facilement à vouloir nous en débarrasser ou à porter des jugements critiques sur nous-mêmes. Nous avons tendance à nous attacher et à nous identifier plutôt que d’observer, d’être témoin et de comprendre les choses telles qu’elles sont. Par contre, si nous admettons simplement la présence d’un sentiment de confusion, de convoitise ou de colère, notre attitude constitue une réflexion honnête sur la nature des choses, réflexion qui n’est pas basée – ou du moins pas aussi fortement – sur toutes sortes de suppositions sous-jacentes.
Essayez de ne pas considérer ces phénomènes comme des fautes personnelles. Observez plutôt leur nature conditionnée, impersonnelle, éphémère et incapable de donner satisfaction. Continuez à les regarder tels qu’ils sont, sans interférer. Nous avons tendance à interpréter la vie en nous plaçant du point de vue que « Ce sont mes problèmes » et à considérer que nous faisons preuve d’honnêteté et d’intégrité en réagissant de la sorte. Ainsi, notre vie ne fait que confirmer ces interprétations, puisque nous continuons à fonctionner sur la base de cette hypothèse erronée. Mais cette façon d’interpréter la vie est elle-même éphémère, insatisfaisante et vide de substance.
« Il y a souffrance » est la constatation très claire et précise qu’existe à cet instant un certain sentiment d’insatisfaction. Cela peut aller d’une légère irritation à l’angoisse ou au désespoir le plus profond : dukkha ne veut pas nécessairement dire « souffrance considérable ». Il n’est pas nécessaire d’être brutalisé, d’avoir été interné à Auschwitz ou à Belsen pour reconnaître l’existence de la souffrance. Même la reine Elizabeth est en mesure de dire que la souffrance existe. Je suis sûr qu’il lui arrive de connaître aussi l’angoisse et le désespoir, ou du moins d’être irritée.
Le monde sensoriel est une expérience sensible. En d’autres termes, nous sommes constamment sujets au plaisir et à la douleur, à la dualité du samsara. Ceci est la conséquence du fait que nous possédons une forme très vulnérable et de ressentir tout ce qui entre en contact avec notre corps et ses sens. C’est ainsi. C’est le résultat d’être né.
NEGATION DE LA SOUFFRANCE
La souffrance est une expérience que nous ne souhaitons pas connaître ; nous voulons simplement nous en débarrasser. La réaction habituelle d’un individu ordinaire, dès qu’une chose le dérange ou l’ennuie, est de vouloir s’en défaire ou de la supprimer. On comprend ainsi pourquoi la société moderne est autant impliquée dans la recherche de plaisirs et d’excitations au travers de tout ce qui est nouveau, surprenant ou romantique. Nous avons tendance à placer en avant la beauté et les joies de la jeunesse, tandis que nous mettons à l’écart tout ce que la vie offre de laideur – la vieillesse, la maladie, la mort, l’ennui, le désespoir et la dépression. Lorsque nous rencontrons quoi que ce soit de désagréable, nous essayons de nous en débarrasser et de la remplacer par quelque chose d’agréable. Si nous ressentons de l’ennui, nous recherchons quelque chose d’intéressant. Si nous avons peur, nous essayons de trouver un moyen de nous rassurer. C’est parfaitement normal de réagir ainsi. Nous fonctionnons selon ce principe « plaisir-douleur » qui consiste à être attiré ou repoussé. Par conséquent, si l’esprit n’est pas entier et réceptif, il procède par sélection, il choisit ce qu’il aime et tente d’éliminer ce qu’il n’aime pas. Une grande partie de notre expérience doit donc être supprimée, car il est impossible de vivre sans être associé à des choses désagréables.
Si nous rencontrons quelque chose de déplaisant, notre réaction est de penser « Sauve qui peut ! ». Si quelqu’un se met en travers de notre route, « Je vais le tuer ! » nous vient à l’esprit. Cette tendance est souvent manifeste dans le comportement de nos gouvernants.… Effrayant, n’est-ce pas, de réaliser que les gens qui dirigent nos nations sont encore très ignorants et dénués de sagesse ? ! C’est ainsi, l’esprit ignorant ne songe qu’à exterminer : « Ce moustique me dérange, tuons-le ! », « Ces fourmis envahissent la pièce, vite, l’insecticide ! ». Une société anglaise a choisi le nom de « Rent. O. Kill », qui signifie « Loué pour tuer ». Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une sorte de mafia britannique ou autre : cette société est spécialisée dans la destruction des êtres nuisibles – le mot « nuisible » étant livré à votre libre appréciation.
MORALITE ET COMPASSION
C’est parce que notre nature instinctive est d’exterminer – « Si quelque chose nous barre la route, tuons-le!» – que nous avons des préceptes moraux tels que « s’engager à ne pas tuer intentionnellement ». Nous pouvons voir cela dans le monde animal. L’être humain est lui-même un prédateur ; nous nous estimons civilisés, mais notre histoire est pleine de sang – et ça n’est pas une simple figure de style. Elle est vraiment composée d’une longue succession de massacres, de tentatives de justification pour toutes sortes d’injustices commises à l’encontre d’autres êtres humains – sans parler des animaux. Tout cela provient de cette ignorance de base, de cette impulsivité de l’esprit humain qui nous impose d’anéantir sans réfléchir tout ce qui nous dérange.
Cependant, par la réflexion, nous pouvons changer cela ; nous sommes en mesure de transcender ce conditionnement instinctif et animal et de faire mieux que de nous comporter comme de simples pantins soumis aux lois de la société, évitant la violence seulement par peur des représailles. Nous pouvons vraiment assumer notre responsabilité et vivre en respectant l’existence des autres créatures, même celle d’insectes et autres « nuisibles ». Nous sommes tous incapables d’aimer les moustiques ou les fourmis, mais nous pouvons contempler le fait qu’ils ont le droit de vivre. Ceci est une réflexion de l’esprit ; ce n’est pas seulement une réaction comme « Vite, l’insecticide ! ». Ainsi, grâce à notre capacité de réflexion, nous sommes capables de voir que, même si elles nous dérangent et que nous préférerions les voir partir, ces créatures ont le droit d’exister. C’est un exemple d’observation dont est capable l’esprit humain.
La même attitude peut être développée en ce qui concerne les états mentaux déplaisants. Ainsi, lorsque vous êtes en proie à l’exaspération, plutôt que de vous dire : « Ça y est, je recommence à m’emporter ! », vous pouvez penser : « Ceci est la colère ». Il en va de même avec la peur : si vous la voyez en termes personnels – comme la peur dont souffre ma mère ou bien mon père, ou encore la mienne – tout devient alors un imbroglio confus de différents personnages tantôt reliés entre eux et tantôt séparés. Il devient très difficile d’avoir aucune compréhension réelle ; et cependant la peur dont je fais l’expérience est la même que celle ressentie par ce pauvre chien, « Ceci est la peur ! ». C’est seulement cela. La peur que j’ai éprouvée n’est pas différente de la peur vécue par les autres. Si nous voyons cela, nous sommes en mesure d’éprouver de la compassion, même pour un vieux chien galeux. Nous comprenons qu’avoir peur est une expérience aussi horrible pour lui que pour nous. Qu’un chien reçoive un bon coup de pied ou que vous le receviez vous-même, la douleur est identique. La douleur est la douleur, le froid est le froid, la colère est la colère ; ce n’est pas « La mienne » – une façon de voir qui renforce l’image que nous avons de nous-même – mais plutôt « Ceci est la douleur » – une manière habile de penser qui nous aide à discerner les choses plus clairement. Reconnaître cette expérience de la souffrance – ceci est souffrance – conduit ensuite à la seconde révélation de la Première Noble Vérité : « Elle doit être comprise ». Cette souffrance doit être examinée.
ETUDIER LA SOUFFRANCE
Je vous encourage tous à comprendre dukkha, à vraiment l’étudier, à recevoir et accepter votre souffrance. Essayez de la comprendre dans la sensation de douleur physique comme dans le désespoir et l’angoisse, dans la haine et l’aversion – quelque forme qu’elle prenne, quelle qu’en soit la qualité, qu’elle soit terrible ou insignifiante. Cet enseignement ne requiert pas que vous soyez complètement misérable avant de réaliser l’éveil. Il n’implique pas d’être dépouillé de tous vos biens ou torturé dans votre chair, mais d’être capable de regarder la souffrance, même s’il ne s’agit que d’un léger sentiment de mécontentement, la regarder et la comprendre.
C’est facile de trouver quelqu’un à qui faire porter la responsabilité de nos problèmes : « Si ma mère m’avait vraiment aimé… », ou « Si tout mon entourage avait fait preuve de sagesse et s’était totalement dévoué à m’offrir un environnement parfait, je ne connaîtrais pas les problèmes émotionnels dont je souffre à présent ». C’est tout à fait stupide, n’est-ce pas ! ? Pourtant, c’est ainsi que beaucoup d’entre nous voient la vie, persuadés qu’ils sont perdus et misérables parce qu’ils n’ont pas reçu une juste chance. Mais, avec cette formule de la Première Noble Vérité, même si notre existence a été plutôt misérable, ce que nous regardons n’est pas cette souffrance venue de l’extérieur, mais celle que nous créons dans notre propre esprit. Ceci constitue un éveil chez un individu – un éveil à la Vérité de la souffrance. Et il s’agit d’une Noble Vérité, car nous ne cherchons plus à accuser les autres pour la souffrance dont nous faisons l’expérience. Aussi, l’approche bouddhiste est-elle tout à fait originale et distincte des autres religions par l’accent qu’elle met sur la sagesse, l’affranchissement de toute illusion comme moyen d’échapper à la souffrance – plutôt que sur l’obtention de quelque état de béatitude ou d’union avec l’Absolu.
Notez bien, mon propos n’est pas de dire que les autres ne sont jamais source de frustration ou d’irritation ; mais, ce que cet enseignement nous demande d’étudier est notre propre façon de réagir à l’expérience d’exister. En supposant qu’une personne vous traite avec méchanceté ou essaie de vous nuire de façon délibérée et machiavélique, si vous pensez que c’est cette personne-là qui constitue la véritable cause de votre souffrance, vous n’avez pas encore saisi la Première Noble Vérité. Même si elle est en train de vous arracher les ongles ou de vous faire subir je ne sais quelle atrocité, tant que vous êtes convaincu que vous souffrez à cause d’elle, vous n’avez pas saisi la Première Noble Vérité. Comprendre la souffrance, c’est voir clairement que c’est notre réaction à l’encontre de cette personne – « Je te déteste » – qui constitue la véritable souffrance. Se faire arracher les ongles est douloureux, mais la souffrance implique : « Je te hais », « Comment peux-tu me faire ça » et « Je ne te pardonnerai jamais ».
Cela dit, n’attendez pas que quelqu’un vous arrache les ongles pour mettre en pratique la Première Noble Vérité. Mettez-là à l’épreuve dans le cadre de petites contrariétés : par exemple, si quelqu’un fait preuve d’insensibilité à votre égard ou se montre impoli, méprisant. Si vous souffrez parce que cette personne vous a trompé ou offensé de quelque manière que ce soit, vous pouvez vous en servir pour votre travail de contemplation. Dans la vie quotidienne, nous avons maintes occasions d’être blessés ou offensés. Nous pouvons nous sentir dérangés ou même irrités par la simple démarche de quelqu’un ou par sa seule apparence, en tout cas, ça m’arrive. Parfois, vous pouvez vous surprendre à ressentir de l’aversion pour une personne simplement à cause de sa façon de marcher ou parce qu’elle n’agit pas comme elle devrait. On peut se mettre franchement en colère pour des futilités de ce genre. La personne en question ne vous a fait aucun mal, mais vous souffrez quand même. Si vous ne réussissez pas à contempler votre souffrance dans ce type de situation ordinaire, vous ne serez jamais capable de faire preuve de l’héroïsme nécessaire dans le cas extrême où quelqu’un vous arrache les ongles !
La pratique consiste à travailler avec toutes les petites contrariétés de la vie quotidienne. Il suffit d’observer la façon dont nous pouvons être blessés, vexés, dérangés ou irrités par les voisins, par Mr Blair, par la façon dont vont les choses ou par nous-mêmes. Nous savons que la souffrance doit être comprise. Nous passons à la pratique en contemplant profondément la souffrance en tant qu’objet, en comprenant « Ceci est souffrance ». C’est ainsi que nous réalisons la compréhension profonde de la souffrance.
PLAISIR ET DESAGREMENT
Nous pouvons nous demander où nous a conduit cette recherche hédonistique du plaisir présentée comme une fin en soi. Cela fait maintenant plusieurs décennies que cela dure, mais l’humanité est-elle plus heureuse pour autant ? Il semble que, de nos jours, nous ayons le droit et la liberté de faire plus ou moins ce qui nous chante : voyages, sexe, drogues et ainsi de suite, il n’y a que l’embarras du choix. Tout est autorisé, rien n’est interdit. Il faut faire quelque chose de vraiment obscène, de vraiment violent avant être mis au banc de la société. Mais, le fait d’être autorisés à suivre nos pulsions nous a-t-il rendus plus heureux, plus satisfaits et moins stressés ? En fait, cela eu plutôt pour effet de nous rendre très égoïstes ; nous ne réfléchissons pas sur la manière dont nos actes affectent les autres. Nous avons tendance à ne penser qu’à nous : moi et mon bonheur, ma liberté et mes droits. En adoptant ce genre d’attitude, nous devenons une véritable source de contrariété, de frustration, d’irritation et de misère pour les gens qui nous entourent. Si je suis convaincu d’avoir le droit de faire ou dire ce que je veux, même au détriment d’autrui, dans ce cas, je ne suis rien d’autre qu’une source de problèmes pour la société.
Quand apparaît un sentiment tel que « Ce que je veux… » ou comme « Ce que je pense devrait… ou ne devrait pas… » et que nous désirons profiter de tous les plaisirs de la vie, nous sommes inévitablement contrariés, parce que l’existence nous semble alors difficile, dénuée d’espoir et que tout nous paraît aller de travers. Nous sommes alors pris dans le tourbillon de la vie, ballottés entre le désir et la peur. Et même lorsque toutes nos envies sont satisfaites, nous éprouvons encore un sentiment de manque, une impression d’incomplétude. Même quand tout va pour le mieux, il y a toujours un sentiment d’anxiété, d’insatisfaction – comme s’il y avait encore quelque chose à faire – une sorte de doute ou d’angoisse qui nous hante.
Par exemple, j’ai toujours aimé les beaux paysages. A l’occasion d’une retraite que je dirigeais en Suisse, quelqu’un me conduisit au pied de montagnes magnifiques. Alors que j’admirais le panorama, je pris conscience d’un léger sentiment d’angoisse. Il y avait tant de beauté, un flot continu de paysages magnifiques, et j’avais un tel désir de tout retenir, de ne pas en perdre une miette, que j’étais obligé de rester tout le temps sur le qui-vive afin de pouvoir tout consommer du regard. C’est un exemple de dukkha, n’est-ce pas ?
Je m’aperçois que, lorsque j’agis de façon distraite, même pour quelque chose de tout à fait anodin – tel qu’admirer un paysage de montagne, si je me projette et essaye de retenir, de m’accrocher à quelque chose, cela génère toujours un sentiment désagréable. Comment peut-on s’approprier la Jungfrau ou le mont Eiger ? Au mieux, nous pouvons les prendre en photo, essayer de tout fixer sur un morceau de papier. Ça aussi, c’est dukkha ; vouloir saisir la beauté par refus d’en être séparé : cela même est souffrance.
Devoir expérimenter des situations qui nous sont désagréables est également souffrance. Par exemple, je n’ai jamais aimé prendre le métro à Londres. J’avais tendance à me plaindre à ce sujet : « Je ne veux pas prendre le métro ; je n’aime pas ces stations mal éclairées et les publicités de mauvais goût qui tapissent les murs ; je ne veux pas me retrouver sous terre dans un de ces petits trains bondés comme une sardine en boîte ». Je trouvais cette expérience tout à fait déplaisante. Ma pratique consistait alors à écouter cette voix qui se plaignait, qui se lamentait – la souffrance de ne pas vouloir être associé à ce qui est désagréable. Après l’avoir contemplée, j’arrêtais d’en faire un problème et j’étais ainsi en mesure d’être associé à quelque chose de déplaisant sans en souffrir. J’avais réalisé que tel était l’état des choses et que ça n’était pas un problème. Nous n’avons pas besoin de créer de difficultés, que ce soit parce que nous sommes dans une station de métro mal éclairée ou parce que nous admirons un paysage magnifique. Les choses sont telles qu’elles sont et c’est ainsi que nous pouvons les reconnaître et les apprécier, quelle que soit leur apparence – toujours changeante – et ce, sans nous attacher. S’attacher, c’est vouloir retenir quelque chose que l’on aime, vouloir se débarrasser de quelque chose que l’on déteste, ou vouloir quelque chose que l’on n’a pas.
Nous pouvons également beaucoup souffrir à propos des autres. Je me souviens qu’en Thaïlande, je nourrissais du ressentiment et des pensées négatives vis-à-vis d’un des moines. Quoi qu’il fasse ou quoi qu’il dise, je trouvais toujours à redire : « Il ne devrait pas faire ceci, il ne devrait pas dire cela ! ». Ce moine obsédait mes pensées et même lorsqu’il m’arrivait de quitter le monastère, son souvenir me poursuivait ; dès que son image me venait à l’esprit, j’avais toujours la même réaction : « Tu te souviens quand il a dit ceci et quand il a fait cela ! » et « Il n’aurait pas dû dire ceci et il n’aurait pas dû faire cela ! ».
Ayant eu la chance de rencontrer un maître de la stature d’Ajahn Chah, je me souviens que je voulais qu’il soit parfait. Je pensais : « Cet homme est un enseignant exceptionnel, extraordinaire ! », mais quand il lui arrivait de faire quelque chose qui me dérangeait, je pensais : « Je ne veux pas qu’il fasse des choses qui me déplaisent, en contradiction avec l’image d’homme merveilleux que j’ai de lui ! ». Cela équivalait à penser : « Ajahn Chah, soyez prodigieux pour moi tout le temps, ne faites jamais rien qui puisse me contrarier ! ». Ainsi, même si vous rencontrez quelqu’un que vous respectez et aimez vraiment, il y a encore la souffrance d’être attaché. Tôt ou tard, inévitablement, il arrivera qu’il dise quelque chose que vous n’aimez ou n’approuvez pas, provoquant ainsi toutes sortes de doutes, et vous souffrirez.
Un jour, plusieurs moines américains vinrent visiter Wat Pah Pong, notre monastère dans le nord-est de la Thaïlande. Ils étaient très critiques et semblaient ne voir que ce qui n’allait pas. Ils n’avaient pas une très bonne opinion de l’enseignement d’Ajahn Chah et ils n’aimaient pas le monastère. Je sentais la colère et l’aversion monter car ils critiquaient quelque chose que j’aimais de tout mon cœur. J’étais révolté : « Eh bien, si ça vous déplaît, allez-vous en ! C’est le plus grand Maître bouddhiste du monde et si vous n’êtes pas capables de vous en rendre compte, alors fichez le camp ! » Ce genre d’attachement – être amoureux, ou aduler – engendre la souffrance car, si quelque chose ou quelqu’un que vous aimez est critiqué, vous éprouvez colère et indignation.
REALISATIONS EN SITUATION
Il se peut, parfois, que des réalisations surviennent à des moments les plus inattendus. Cela m’arriva tandis que je séjournais à Wat Pah Pong. Le nord-est de la Thaïlande n’est pas l’endroit le plus beau ni le plus agréable au monde, avec ses forêts clairsemées et ses plaines monotones ; de surcroît, les températures y sont extrêmes pendant la saison chaude. Tous les quinze jours, à la veille de la journée d’Observance, nous devions affronter la pleine chaleur du milieu de l’après-midi pour balayer les feuilles des allées du monastère. Les surfaces à nettoyer étaient immenses. Nous passions tout l’après-midi en plein soleil, suant à grosses gouttes pour faire des tas de feuilles mortes au moyen de balais rudimentaires ; c’était l’un de nos devoirs. Je n’aimais pas ce travail. Je me plaignais intérieurement : « Je ne veux pas faire cela, je ne suis pas venu ici pour déblayer des feuilles ; je suis venu ici pour réaliser l’éveil et, au lieu de cela, on me fait balayer pendant des heures. De plus, il fait trop chaud et j’ai la peau fragile ; il est fort possible que j’attrape un cancer à m’exposer ainsi ! ».
J’en étais là, un de ces après-midi, me sentant particulièrement déprimé, à ruminer « Qu’est-ce que je fais ici ? Pourquoi y suis-je venu ? Pourquoi est-ce que j’y reste ? ». J’étais donc en train de balayer, totalement dénué d’énergie, m’apitoyant sur mon sort et détestant tout. J’aperçus alors Ajahn Chah qui s’approchait ; il me sourit et dit simplement avant de s’en aller : « Il y a beaucoup de souffrance à Wat Pah Pong, n’est-ce pas ? ». Je me mis à penser : « Pourquoi a-t-il dit çà ? » et puis :« Tout bien réfléchi, cela n’est pas si mal ! ». Sa remarque m’avait conduit à contempler ma situation : « Est-ce vraiment pénible de balayer ?… non pas vraiment ! C’est plutôt une activité neutre ; je balaie les feuilles, ça n’est pas stressant, pas compliqué…
Est-ce vraiment aussi insupportable que je veux bien le croire ?… Non, transpirer ne fait pas de mal, c’est tout à fait naturel. Je n’ai pas de cancer de la peau et les membres de la communauté à Wat Pah Pong sont vraiment gentils. Le Maître est une homme très doux et sage. Les moines m’ont bien traité. Je suis nourri grâce à la générosité des laïques qui apportent à manger et… de quoi suis-je en train de me plaindre ? »
En contemplant de façon plus réaliste l’expérience d’être là, je me rendis compte : « Je vais bien. Les gens me respectent, je suis bien traité. Je suis accueilli dans un beau pays par des gens charmants qui prennent la peine de m’enseigner.
En fait, il n’y a rien qui aille de travers, à part moi ; je suis en train de faire des histoires parce que je ne veux pas transpirer à balayer les allées ! ». A ce moment, une révélation très claire m’apparut. Je perçus soudain cet aspect de ma personnalité qui se plaignait et critiquait sans cesse, et qui m’empêchait de vraiment m’investir avec générosité dans quoi que ce soit, dans quelque situation que ce soit.
Une autre expérience, riche en enseignement, fut la coutume de laver les pieds des moines supérieurs à leur retour de la quête pour le repas quotidien. Après avoir marché pieds nus à travers les villages et les rizières, ils avaient les pieds couverts de boue. Les bains utilisés pour se nettoyer les pieds se trouvaient près du réfectoire. Quand Ajahn Chah arrivait, environ vingt à trente moines se précipitaient pour lui laver les pieds. Lorsque j’assistai à cette scène pour la première fois, je me dis : « Je ne vais pas faire ça, pas moi ! ». Le lendemain, à peine Ajahn Chah était-il de retour que trente moines se précipitaient à nouveau pour lui baigner les pieds. Je me dis « Quelle ineptie ! Trente personnes pour nettoyer les pieds d’un seul homme, c’est ridicule ! Pas question que je me joigne à eux ! ». Le jour suivant, la réaction fut encore plus forte ; trente moines se précipitèrent pour lui laver les pieds, et cette fois, ça me mit vraiment en colère : « J’en ai ras le bol de tout ce cinéma ! C’est vraiment le spectacle le plus stupide qu’il m’ait été donné de voir, trente hommes qui se bousculent pour laver les pieds d’un seul ! Il pense probablement qu’il le mérite, vous savez, ça doit vraiment gonfler son ego ! Son ego est probablement énorme à ce stade, avec tous ces gens qui lui baignent les pieds tous les jours. Jamais je ne ferai ça ! ».
Je commençais à développer une réaction forte, disproportionnée. Assis par terre, totalement déprimé et en colère, je regardais les moines en pensant : « Ils ont vraiment tous l’air idiot, je me demande ce que je fais ici ! ».
Mais, à ce moment, je prêtai attention à mes pensées et réalisai que c’était vraiment un état d’esprit exécrable : « Est-ce que ça vaut la peine de se mettre dans un tel état ? Ils ne m’ont pas obligé à me joindre à eux. Il n’y a pas de problème, en fait, rien de mal à ce que trente hommes lavent les pieds de quelqu’un. Ça n’est pas immoral, ni répréhensible et peut-être que ça leur plaît !… peut-être qu’ils souhaitent le faire, peut-être que ça n’est pas désagréable ! Pourquoi ne pas essayer ? ». Le lendemain matin, donc, trente « et un » moines se précipitèrent pour laver les pieds d’Ajahn Chah. Après ça, ce ne fut plus un problème. C’était un soulagement ; cette réaction négative s’était arrêtée.
Nous pouvons contempler les choses qui provoquent notre indignation et notre colère : sont-elles intrinsèquement mauvaises ou est-ce nous qui fabriquons ce dukkha à leur sujet ? Ainsi, nous commençons à comprendre comment nous créons tant de problèmes dans nos propres vies et dans celles de ceux qui nous entourent.
Cette habileté à être tout à fait conscients nous permet de supporter l’existence dans sa totalité, que ce soit l’excitation ou l’ennui, l’espoir ou le désespoir, le plaisir ou la douleur, la fascination ou le dégoût, le début ou la fin, la naissance ou la mort. Nous sommes capables de l’accepter tout entière dans notre conscience au lieu de simplement nous absorber dans l’agréable et éliminer le désagréable. Le processus de révélation est d’aller vers dukkha, de contempler dukkha, d’admettre dukkha, de reconnaître dukkha sous toutes ses formes. Ainsi, on ne réagit plus seulement de la façon habituelle qui consiste à se complaire ou supprimer. Pour cette raison, vous êtes mieux à même de supporter la souffrance, vous pouvez être plus patients lorsqu’elle apparaît.
De tels enseignements ne se situent pas au-delà de notre vécu. Ce ne sont, en fait, que des réflexions sur nos propres expériences – et non des considérations intellectuelles complexes. Aussi, efforcez-vous de développer cette compréhension plutôt que de vous enfoncer dans l’ornière de vos habitudes. Combien de temps devrez-vous culpabiliser à propos de votre avortement ou de n’importe quelle autre de vos erreurs passées ? Est-il réellement nécessaire de régurgiter les événements de votre vie et de vous fourvoyer dans des spéculations et analyses sans fin. Certains se confectionnent des personnalités tellement compliquées ! Si vous vous perdez constamment dans vos souvenirs, ainsi que dans vos vues et opinions, vous resterez prisonniers de ce monde et ne serez jamais en mesure de le transcender de quelque manière que ce soit.
Vous pouvez déposer ce fardeau si vous prenez la décision d’utiliser habilement les enseignements. Dites-vous : « Je vais arrêter de me laisser prendre ; je refuse de participer à ce jeu ; je ne vais pas céder à cet état d’esprit négatif ! ». Adoptez l’attitude de celui qui comprend : « Je sais que c’est dukkha ». C’est vraiment très important de prendre cette résolution d’aller vers la souffrance et de demeurer en sa compagnie. C’est seulement en faisant face et en examinant la souffrance de cette manière que nous pouvons espérer avoir la révélation extraordinaire : « Cette souffrance a été comprise ».
Voici donc les trois aspects de la Première Noble Vérité. C’est la formule que nous devons utiliser et appliquer à nos vies, au moyen de la réflexion. Dès que vous souffrez, pensez d’abord consciemment « Ceci est souffrance », puis « La souffrance doit être comprise » et enfin « Elle a été comprise ». Cette compréhension de dukkha est la révélation de la Première Noble Vérité.
LA DEUXIEME NOBLE VERITE
Quelle est la Noble Vérité au sujet de l’origine de la souffrance ?
C’est l’avidité qui renouvelle l’existence, accompagnée du plaisir et de la convoitise, qui trouve toujours par ci par là de nouvelles jouissances : en d’autres termes, la soif pour les désirs sensuels, la soif d’existence, la soif de non-existence. Mais quel est le terreau de cette avidité qui lui permet d’apparaître et de s’épanouir ? Partout où il y a une apparence de plaisir et de satisfaction, c’est là qu’elle surgit et prospère.
Voici quelle est la Noble Vérité de l’Origine de la Souffrance : telle fut la vision, révélation, sagesse, connaissance et lumière qui s’éleva en moi au suje de choses jusqu’alors inexprimées.
Cette Noble Vérité doit être pénétrée par l’abandon de l’Origine de la Souffrance : telle fut la vision, révélation, sagesse, connaissance et lumière qui s’éleva en moi au sujet de choses jusqu’alors inexprimées.
Cette Noble Vérité a été pénétrée par l’abandon de l’Origine de la Souffrance : telle fut la vision, révélation, sagesse, connaissance et lumière qui s’éleva en moi au sujet de choses jusqu’alors inexprimées.
[ SAMYUTTA NIKAYA – LVI – 11 ]
Voici donc la Deuxième Noble Vérité et ses trois aspects : « Il y a l’origine de la souffrance, qui est l’attachement au désir. Le désir doit être abandonné. Le désir a été abandonné. »
La Deuxième Noble Vérité établit qu’il existe une origine à la souffrance et que cette origine est l’attachement à trois espèces de désirs : la soif pour les plaisirs sensuels – kama tanha, la soif de devenir – bhava tanha – et celle d’éliminer – vibhava tanha. Ceci constitue la formulation de la deuxième Noble Vérité, la thèse – pariyatti. C’est l’objet de votre contemplation : l’origine de la souffrance est l’attachement au désir.
TROIS CATEGORIES DE DESIRS
Il est important de comprendre ce que signifie le désir dans le sens du mot pali tanha. En quoi consiste tanha ? Kama tanha est très facile à comprendre : il s’agit de l’appétit pour les plaisirs expérimentés par l’intermédiaire des sens, de la recherche continuelle de ce qui les excite ou les stimule agréablement ; c’est ça kama tanha. Contemplez sérieusement ceci : « En tant qu’expérience, qu’en est-il d’éprouver du désir pour les plaisirs sensuels ? » Par exemple, lorsque vous mangez, si vous avez faim et que la nourriture est excellente, vous pouvez constater l’envie d’en reprendre. Observez cette sensation quand vous goûtez un met délicieux ; examinez ensuite ce désir pour une autre bouchée. Ne vous contentez pas de le croire, essayez. Ne vous imaginez pas que vous savez déjà parce que cela ressemble à votre expérience passée. Regardez ce qui se produit quand vous mangez : le désir pour prolonger l’expérience apparaît. C’est celà kama tanha.
Nous pouvons également contempler le processus intérieur qui consiste à vouloir devenir. Si nous faisons preuve d’ignorance, lorsque nous ne sommes pas à la recherche de quelque met délicieux au palais, ni de quelque belle musique agréable à l’oreille, nous pouvons nous perdre dans un monde d’ambition et de profit : le désir de devenir. Nous sommes pris dans ce mouvement d’efforts vers le bonheur, vers la richesse ; nous pouvons aussi nous efforcer de conférer de l’importance à notre vie en nous évertuant à corriger les imperfections de ce monde. Observez donc cette expérience de vouloir devenir autre chose que ce que vous êtes, à cet instant.
Soyez attentif au bhava tanha de votre existence : « Je veux méditer pour être libéré de mes angoisses… Je veux atteindre l’éveil… Je veux devenir moine – ou bien nonne… Je veux réaliser la libération sans avoir à prendre les ordres… Je veux avoir une femme et des enfants, ainsi qu’un emploi… Je veux profiter des plaisirs des sens, ne pas devoir renoncer à quoi que ce soit – mais devenir aussi un Arahant totalement libéré ».
Lorsque nous sommes désenchantés d’essayer de devenir, le souhait de se débarrasser des choses apparaît. Nous pouvons ainsi contempler vibhava tanha – le désir d’éliminer : « Je veux me débarrasser de ma souffrance… Je désire me libérer de ma colère… J’ai tendance à m’emporter et je veux que cela cesse… Je souhaite me délivrer de la jalousie, de la peur, de l’anxiété… ». Observez toutes ces manifestations de vibhava tanha. En fait, nous contemplons ce qui, en nous-mêmes, veux se défaire des choses ; il ne s’agit pas d’éliminer vibhava tanha. Nous ne prenons pas parti contre le désir de « se débarrasser », pas plus que nous ne l’encourageons. Au lieu de cela, nous contemplons que c’est ainsi, c’est ce que l’on ressent quand on veut se débarrasser de quelque chose : « Je dois vaincre ma colère ; je dois anéantir le mal et me débarrasser de ma convoitise – alors je deviendrai… ». Une telle association de pensées nous permet de voir que « devenir » et « se débarrasser » vont très souvent de pair.
Gardez à l’esprit, néanmoins, que ces trois catégories – kama tanha, bhava tanha et vibhava tanha – ne représentent que des classifications pratiques pour contempler le désir. Ce ne sont pas des formes de désir complètement séparées, mais plutôt différents aspects du désir.
La seconde révélation de la Deuxième Noble Vérité est la suivante : le désir doit être abandonné. C’est ainsi que la pratique de lâcher prise apparaît. Vous prenez conscience que le désir doit être laissé de côté, mais cette réalisation ne constitue pas une envie d’abandonner quoi que ce soit. Si l’on manque de sagesse et que l’on ne contemple pas vraiment ce qui apparaît dans notre esprit, la tendance est de suivre l’impulsion : « Je veux abandonner, éradiquer tous mes désirs ! »… mais il ne s’agit là que d’un autre désir. Nous sommes pourtant capables de contempler véritablement et d’observer l’envie de se débarrasser, celle de devenir ainsi que celle de profiter des plaisirs sensuels. En comprenant ces trois types de désirs, nous sommes en mesure de les abandonner, de les laisser de côté.
La Deuxième Noble Vérité ne nous demande pas d’entretenir des pensées telles que : « J’ai tant d’appétit pour les plaisirs des sens… Je suis vraiment ambitieux… Je suis vraiment obsédé par bhava tanha… Je suis vraiment nihiliste. Mon seul désir est l’anéantissement. C’est tout à fait moi ! ». Cela n’est pas la Deuxième Noble Vérité. Il ne s’agit en aucune façon de s’identifier aux désirs, mais de reconnaître le désir.
J’ai passé beaucoup de temps à observer à quel point ma pratique était motivée par la soif de devenir. J’ai pu constater, par exemple, combien la bonne volonté que j’investissais dans l’exercice de la méditation n’était rien d’autre que le besoin d’être apprécié, combien mes relations avec les autres moines, les nonnes ou encore les laïcs étaient conditionnées par l’envie d’être aimé, approuvé. C’est cela aussi, bhava tanha : le besoin de louanges et de succès. Un moine fait également l’expérience de ce type de désir : vouloir que les gens comprennent et apprécient le Dhamma. Même ces aspirations subtiles, presque nobles, ne sont que bhava tanha.
Dans la recherche spirituelle, il existe aussi vibhava tanha, qui peut être très idéaliste et intolérant : « Je veux me débarrasser de toutes ces tendances négatives, les exterminer, les détruire ». J’écoutais très attentivement ces pensées : « Je veux me libérer du désir… Je veux me défaire de ma colère… Je ne veux plus ressentir la peur ou la jalousie… Je veux être courageux, avoir le cœur léger et joyeux ! ».
La pratique du Dhamma n’est pas de se détester pour avoir de telles pensées, mais, plutôt, de réellement voir que celles-ci ne sont que des phénomènes mentaux conditionnés. Elles sont éphémères. Le désir n’est pas ce que nous sommes, mais la façon dont nous réagissons, par habitude et par ignorance, parce que nous n’avons pas réalisé ces Quatre Nobles Vérités et chacun de leurs trois aspects. Nous tendons à réagir ainsi en toute circonstance. Ce sont des réactions habituelles, conditionnées par l’ignorance.
Mais, continuer à souffrir n’est pas la seule issue. Nous sommes capables de permettre au désir d’exister selon sa nature et de commencer ainsi à le laisser de côté, sans le poursuivre ni le réprimer. Le désir n’a le pouvoir de duper que dans la mesure où l’on s’en empare, où l’on y croit et où l’on réagit à sa présence.
L’ATTACHEMENT EST SOUFFRANCE
Nous avons tendance à considérer que la souffrance est un sentiment, mais sentiment et souffrance sont deux choses différentes. C’est l’attachement au désir qui est souffrance. Le désir n’est pas, en soi, la cause de la souffrance ; ce qui suscite la souffrance est l’action qui consiste à se saisir du désir et le refus de s’en dessaisir. Ce discours est à utiliser comme outil de réflexion et de contemplation au regard de votre propre expérience.
Il est nécessaire d’examiner vraiment le désir et de le connaître parfaitement. Vous devez distinguer ce qui est naturel et nécessaire pour la survie de ce qui ne l’est pas. Il peut nous arriver d’être très idéalistes et de croire que même le besoin de nourriture est une forme de désir que nous ne devrions pas ressentir. On peut se rendre tout à fait ridicule à ce sujet. Mais le Bouddha n’était ni un idéaliste, ni un moraliste. Il ne cherchait pas à condamner quoi que ce soit. Il tentait de nous éveiller à la vérité pour nous permettre de voir clairement les choses.
Une fois que cette clarté est présente et que l’on voit les choses telles qu’elles sont, alors il n’y a pas de souffrance. Cela ne veut pas dire que l’on ne ressent plus la douleur ou la faim, mais que l’on peut ressentir le besoin de nourriture sans que cela devienne un désir. Le corps n’est pas l’ego : si on ne le nourrit pas, il s’affaiblira et finira par mourir. C’est la nature du corps, ce n’est ni bien, ni mal. Si nous adoptons une attitude très moraliste et très idéaliste et que nous nous identifions à notre corps, la faim devient un problème personnel. Nous pouvons alors même en arriver à croire que nous ne devrions pas manger. Ce comportement est dénué de sagesse. C’est stupide.
Lorsque vous voyez vraiment l’origine de la souffrance, vous réalisez que le problème est l’attachement au désir et non le désir lui-même. S’attacher veut dire être dupe, penser qu’il s’agit véritablement de moi et de ma propriété : « Ces désirs sont miens et pour que je ressente de tels désirs, il doit y avoir en moi quelque chose qui ne va pas… Je n’aime pas ce que je suis maintenant. Il me faut devenir autre chose… Je dois me débarrasser de quelque chose afin de devenir la personne que je souhaite être». Ce sont là différentes expressions du désir. L’attitude à adopter est d’y prêter toute notre attention, d’en prendre pleinement conscience sans pour autant les juger – sans ajouter la notion de bien ou de mal, de reconnaître simplement le désir pour ce qu’il est.
LÂCHER PRISE
Quand nous prêtons vraiment attention aux désirs, que nous les contemplons réellement, nous cessons de nous y attacher, nous leur permettons tout simplement d’exister tels qu’ils sont. Nous pouvons alors réaliser que l’origine de la souffrance peut être laissée de côté, abandonnée.
Comment pouvons-nous procéder pour laisser les choses de côté ? Il suffit de les laisser simplement suivre leur cours, telles qu’elles sont, ce qui n’est pas du tout pareil que de vouloir les annihiler ou les rejeter. Cela revient plutôt à les déposer et les laisser être. Par cette pratique de lâcher prise, il devient clair qu’il y a une origine à la souffrance, qui consiste en l’attachement, le non abandon du désir et que, pour notre bien-être, il convient de délaisser ces trois types de désirs. Lorsque nous avons très clairement vu cela, nous réalisons que nous les avons abandonné : il n’y a plus d’attachement à ces désirs.
Quand vous vous rendez compte qu’il y a attachement, souvenez-vous que « lâcher prise » ne veut pas dire « se débarrasser », ni « rejeter ». Si j’ai cette montre en main et que vous me dites « lâche-la », vous ne me demandez pas de la jeter. Je peux penser que je devrais le faire à cause de l’attachement que je lui porte, mais cela ne serait que le désir de m’en débarrasser. Nous avons tendance à penser que se défaire de l’objet constitue une façon de se défaire de l’attachement. Mais si je suis capable de contempler l’attachement à cette montre, je m’aperçois qu’il n’y a pas lieu de s’en débarrasser : c’est une bonne montre, elle donne l’heure exacte. Cette montre n’est pas le problème. Le problème est l’attachement à la montre. Alors que puis-je faire ? Lâcher prise, la laisser de côté – la poser doucement, sans aucune aversion. Plus tard, si nécessaire, je pourrai la reprendre, lire l’heure et la reposer.
Vous pouvez adopter la même attitude de « laisser de côté » en ce qui concerne les plaisirs des sens. Peut-être avez-vous l’envie de prendre du bon temps, de vous amuser. Comment abandonner ce désir sans aucune aversion ? Reconnaissez-le simplement, sans le juger. Vous pouvez observer la volonté de vous en défaire – parce que vous vous sentez coupable d’avoir ce genre de désir futile – mais mettez tout simplement cela de côté. A cet instant, voyant ce désir tel qu’il est et le reconnaissant comme seulement du désir, vous n’y êtes plus attaché.
La pratique consiste donc à cultiver cette attitude à chaque moment de la vie quotidienne. Quand vous vous sentez déprimé et négatif, le moment même où vous refusez de vous complaire dans ce sentiment est une expérience de libération. Lorsque vous êtes vraiment conscient de ça, vous savez qu’il n’est ni nécessaire, ni inévitable de sombrer dans un océan de dépression et de désespoir. En fait, vous pouvez y mettre un terme en apprenant à ne pas y accorder une seconde pensée.
Il s’agit de découvrir cela à travers la pratique afin de savoir, pour vous-même, comment abandonner l’origine de la souffrance. Peut-on délaisser le désir par un acte de volonté ? Y-a-t-il véritablement quelqu’un ou quelque chose qui lâche à un moment donné ? Vous devez contempler cette expérience qui consiste à lâcher prise, puis l’examiner sérieusement, l’étudier jusqu’à ce que la réalisation se produise. Continuez jusqu’à ce que vous compreniez « Ah, lâcher prise, c’est ça, maintenant je vois ! » A cet instant, le désir a été abandonné, mis de côté. Ça ne veut pas dire que vous allez en finir et abandonner une fois pour toute le désir. Mais à cet instant précis, vous avez relâché votre emprise et cette expérience a eu lieu tout à fait consciemment. A ce moment, il y a réalisation. C’est ce qu’on appelle « connaissance profonde ». Le terme utilisé en pali pour décrire ce type de compréhension profonde, fruit de l’expérience vécue, est ñana-dassana.
Ce fut durant ma première année de méditation que je compris vraiment ce que « lâcher prise » signifie en tant qu’expérience. Je savais, au niveau intellectuel, que je devais délaisser tout attachement et je me demandais comment m’y prendre. Il me semblait impossible de me défaire de quelque attachement que ce fut. Néanmoins, je persévérais à contempler : « Comment donc abandonner le désir ?… Vas-y, fais-le ! ». Je continuais ainsi, en proie à une frustration grandissante. Mais, finalement, je compris clairement ce qui était en train de se passer. Lorsqu’on essaye d’analyser en détail le processus d’abandon du désir, on finit par rendre la chose très compliquée. Il ne s’agit pas de quelque chose que l’on peut formuler, exprimer par les mots : c’est quelque chose que l’on fait. C’est alors ce que je fis, juste l’espace d’un instant, tout simplement.
De même, lâcher prise, se libérer de nos obsessions et problèmes personnels n’est pas plus compliqué que ça. Il ne s’agit pas d’analyser éternellement et d’aggraver ainsi le problème, mais de cultiver la pratique de laisser les choses suivre leur cours, de ne pas s’en saisir, de les laisser de côté. Au début, vous le faites, mais, l’instant d’après, vous vous en saisissez à nouveau parce que l’habitude est plus forte. Mais, au moins, vous avez une idée de ce dont il s’agit. Ainsi, quand je fis l’expérience du lâcher prise à propos du désir, je réalisai à ce moment que c’était ça « abandonner le désir », mais tout de suite, je me suis mis à douter : « Je ne suis pas capable de le faire, j’ai trop de mauvaises habitudes ! » Ne laissez pas ce genre de pensées vous décourager, ne suivez pas cette tendance qu’ont beaucoup d’entre nous à se rabaisser. N’écoutez pas cette voix. Il importe seulement de persévérer dans la pratique de lâcher prise, et plus vous prendrez confiance en votre habileté à le faire, plus vous serez en mesure de réaliser l’état de non attachement.
REALISATION
Il est important d’avoir conscience que vous avez abandonné le désir : quand vous ne portez plus de jugement ou n’essayez plus d’éliminer quoi que ce soit, quand vous reconnaissez le désir pour ce qu’il est… Lorsque vous êtes vraiment calme et serein, vous vous apercevez qu’il n’y a pas d’attachement à quoi que ce soit. Vous n’êtes pas pris au piège, à essayer d’obtenir ou de rejeter quelque chose. La définition du bien-être est simplement celle-ci : connaître les choses telles qu’elles sont sans ressentir la nécessité de les juger.
Nous avons tendance à penser des choses comme : « Cela ne devrait pas être comme ci… Je ne devrais pas être comme ça… Tu ne devrais pas être comme ceci ou te comporter comme cela, et ainsi de suite… » Je suis convaincu que je suis en mesure de vous dire ce que vous devriez être : vous devriez être bon, gentil, généreux, travailleur, diligent, courageux et faire preuve de compassion. Je n’ai pas besoin de vous connaître pour vous dire tout cela ! Par contre, pour vraiment vous connaître, je dois vous accepter tel que vous êtes, au lieu de me référer à un idéal de ce qu’une femme ou un homme devrait être, ce qu’un bouddhiste ou un chrétien devrait être. Cela ne veut pas dire que nous ne savons pas ce que nous devrions être.
Notre souffrance vient de notre attachement à des idées concernant l’aspect idéal des choses, ainsi que de notre tendance à les rendre plus compliquées qu’elles ne sont. Nous conformer à nos idéaux les plus élevés est une tâche impossible. La vie, les autres, le pays et le monde dans lequel nous vivons : rien ne semble jamais aller comme il faudrait. Nous devenons très critiques à propos de tout comme de nous-mêmes : « Je sais, je devrais être plus patient, mais je n’en suis pas capable ! »… Ecoutez ces « devrait », ces « ne devrait pas » et tous ces désirs : avoir envie de ce qui est agréable, souhaiter devenir ou vouloir se débarrasser de ce qui est laid ou bien pénible. C’est comme si l’on écoutait quelqu’un se lamenter de l’autre côté d’une palissade : « Je veux ci et je n’aime pas ça. Ça devrait être comme ci et pas comme ça, etc… ». Prenez vraiment le temps d’écouter cette voix qui se plaint, prêtez-lui toute votre attention.
Je pratiquais beaucoup de cette façon quand j’étais d’humeur morose ou contestataire. Je fermais les yeux et me mettais à penser : « Je n’aime pas ci et je ne veux pas de ça… Cette personne ne devrait pas être comme ci… Le monde ne devrait pas être comme ça ! ». Je continuais à écouter cette espèce de démon qui n’en finissait pas de tout critiquer : le monde, vous, moi. Ensuite, je changeais de registre : « Je désire le bonheur et le bien-être… Je veux me sentir en sécurité… J’ai besoin d’être aimé ! ». Je pensais ainsi délibérément, tout à fait consciemment et j’écoutais ces pensées afin de les connaître, simplement pour ce qu’elles sont : des phénomènes mentaux qui apparaissent selon leur nature conditionnée. Faites-en donc une expérience réfléchie, formulez tous vos espoirs, vos désirs et vos critiques. Soyez-en pleinement conscients. Ainsi, vous serez en mesure de connaître le désir et de l’abandonner.
Plus vous contemplerez et examinerez l’attachement, plus claire se fera pour vous la réalisation « Le désir doit être abandonné ». Ensuite, par la pratique et la compréhension de ce que « lâcher prise » signifie, le troisième aspect de la seconde Noble Vérité est révélé : « Le désir à été abandonné ». Nous comprenons vraiment cette expérience. Ce n’est pas une compréhension théorique, mais une réalisation directe. Nous sommes conscients que le désir a été abandonné. C’est ça la pratique.
LA TROISIEME NOBLE VERITE
Quelle est la Noble Vérité de la Cessation de la Souffrance ?
C’est la disparition totale, la cessation de cette même convoitise ; c’est la rejeter, l’abandonner, y renoncer. Mais quels sont les prémices de cette convoitise qui doit être abandonnée et amenée à sa cessation ? Partout où se trouve ce qui paraît agréable et source de plaisir, sur ces prémices, la convoitise doit être abandonnée et menée à sa cessation.
Il y a cette Noble Vérité de la Cessation de la Souffrance : telle fut la vision, révélation, sagesse, connaissance et lumière qui s’éleva en moi au sujet de choses jusqu’alors inexprimées.
Cette Noble Vérité doit être pénétrée par la réalisation de la Cessation de la Souffrance ; telle fut la vision, révélation, sagesse, connaissance et lumièr qui s’éleva en moi au sujet de choses jusqu’alors inexprimées.
Cette Noble Vérité a été pénétrée par la réalisation de la Cessation de la Souffrance : telle fut la vision, révélation, sagesse, connaissance et lumière qui s’éleva en moi au sujet de choses jusqu’alors inexprimées.
[ SAMYUTTA NIKAYA – LVI – 11 ]
La Troisième Noble Vérité, sous ses trois aspects est la suivante : « Il y a la cessation de la souffrance, de dukkha, la cessation de dukkha doit être réalisée, la cessation de dukkha à été réalisée. »
L’objectif même de l’enseignement bouddhiste est de développer notre capacité mentale à contempler notre expérience dans le but d’abandonner nos vues erronées. Les Quatre Nobles Vérités nous enseignent comment y parvenir par le biais d’une forme d’enquête, d’une étude introspective – il s’agit de contempler nos réactions. Pourquoi est-ce ainsi ? Quelle est la cause de ceci? Il est utile de chercher à comprendre, par exemple, la raison pour laquelle les moines se rasent le crâne, ou à découvrir la signification des différentes apparences des effigies du Bouddha. Nous pratiquons la contemplation… Notre esprit ne cherche pas à prendre parti, à décider si ces choses sont bonnes ou mauvaises, utiles ou inutiles. La contemplation est plutôt une forme d’ouverture mentale qui nous permet de considérer, de nous interroger : « Qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi choisit-on d’être moine ou nonne ? Pourquoi ceux-ci doivent-ils recevoir leur nourriture dans un bol ? Pourquoi donc renoncent-ils à l’argent ? Pourquoi ne peuvent-ils pas produire leur nourriture ?… » Nous arrivons ainsi à une appréciation de ce mode de vie qui a permis de sauvegarder cette tradition de génération en génération, depuis le temps de son fondateur, Gotama le Bouddha, jusqu’à nos jours.
Nous contemplons lorsque nous constatons la souffrance, lorsque nous voyons la nature du désir, lorsque nous reconnaissons que l’attachement à ce désir est souffrance. Nous avons alors la révélation de l’abandon du désir et la réalisation de la non souffrance, la cessation de la souffrance. Ce n’est que par la contemplation que l’on peut faire l’expérience de ces révélations. Il ne s’agit pas là de croyances ni d’opinions. On ne peut pas se forcer à croire, ou arriver à cette connaissance par un acte purement volontaire. Ces réalisations ne sont en fait possibles que si l’esprit est ouvert, réceptif à l’enseignement. La croyance aveugle n’est certainement pas ce qui est demandé, ni conseillé. Au contraire, l’esprit doit être disposé à contempler, apprécier et considérer.
Cette attitude mentale est très importante car c’est de cette façon que l’on peut échapper à la souffrance. Or, cela s’avère impossible pour un esprit attaché à des positions fixes et à des préjugés, qui croit tout savoir ou, à l’inverse, qui tient pour vrai tout ce que disent les autres. Seul l’esprit réceptif à ces Quatre Nobles Vérités, capable de contempler les choses – en particulier ses propres réactions – se voit offrir une telle possibilité.
Peu d’entre nous réalisent l’absence de souffrance parce que cela nécessite une forme de volonté hors du commun pour réfléchir et chercher à comprendre au-delà de ce qui s’impose comme l’évidence. Il faut posséder la motivation et le courage de vraiment observer nos propres réactions, de contempler cette expérience mentale que constitue l’attachement, d’examiner quelle en est la qualité, la coloration.
Vous sentez-vous heureux ou libre lorsque vous êtes ainsi attaché à un désir ? Est-ce une expérience qui vous rend confiant ou plutôt déprimé ? C’est à vous de répondre à ces questions. Si vous arrivez à la conclusion que l’attachement à vos désirs vous mène à plus de liberté, dans ce cas, poursuivez cette voie. Attachez-vous systématiquement à vos désirs et observez le résultat de cette attitude.
Par la pratique, j’ai pu me rendre compte que l’attachement aux désirs est synonyme de souffrance, d’insatisfaction. Il n’y a pas de doute dans mon esprit. Je vois clairement que la souffrance dont j’ai fait l’expérience au cours de mon existence était le résultat d’attachements à des objets matériels, à des idées, à des attitudes ou à des phobies. Je vois combien je me suis infligé de misères inutiles par ma seule incapacité à abandonner ces attachements, et ce pour la simple raison que je ne connaissais pas d’autre façon de vivre. J’ai grandi aux Etats-Unis, le pays de la liberté. Le bonheur y est une chose promise, mais en réalité, ce qui vous est offert, c’est le droit de vous attacher à tout ce qui se présente. Le mode de vie américain vous encourage à essayer d’emmagasiner le bonheur en accumulant une multitude de choses. A l’opposé, si vous faites une bonne utilisation des Quatre Nobles Vérités, l’attachement devient alors un objet de contemplation, une expérience qu’il s’agit de vraiment comprendre ; ainsi, la révélation, l’appréciation du non attachement se produit. Encore une fois, il ne s’agit pas d’une position philosophique, ni d’un ordre donné par votre intellect vous interdisant d’être attaché, mais simplement de la réalisation, de l’acceptation d’un état de paix, se manifestant tout naturellement en l’absence d’attachement ; cet état est également libre de souffrance.
LA VERITE DE L’IMPERMANENCE
Ici, à Amaravati, nous chantons le Dhammacakkappavattana Sutta dans sa version traditionnelle. Quand le Bouddha délivra son sermon sur les Quatre Nobles Vérités, un seul des cinq disciples présents comprit vraiment, rien qu’un seul eut une réalisation profonde. Les quatre autres furent impressionnés et pensèrent qu’il s’agissait là d’un enseignement très intéressant, mais seulement l’un d’entre eux, Kondañña, fut en mesure de comprendre exactement ce que le Bouddha leur exposait.
Des Devas étaient également présents qui écoutaient le sermon. Les Devas sont des créatures célestes appartenant à d’autres plans d’existence, de beaucoup supérieur à celui des humains. Leurs corps ne sont pas matériels et grossiers comme les nôtres, mais immatériels ; ils sont beaux, raffinés et intelligents. Eux aussi furent enchantés d’entendre un tel sermon, mais aucun ne fut libéré pour autant.
Les Ecritures nous disent qu’ils furent ravis lorsque le Bouddha réalisa l’Eveil et que leurs cris d’allégresse s’élevèrent dans les cieux quand ils entendirent l’enseignement. Ceux d’un premier niveau céleste l’entendirent et communiquèrent leur bonheur au niveau supérieur et, bientôt, tous les Devas exprimaient leur joie, jusqu’au niveau le plus élevé : le royaume de Brahma. La joie résultant de la mise en mouvement de la Roue du Dhamma résonnait dans ces multiples dimensions de l’univers et les Devas et Brahmas se réjouissaient de la nouvelle. Cependant, seul Kondañña, un des cinq disciples, réalisa l’illumination en écoutant le discours. A la fin du Sutta, le Bouddha prononça les mots « Añña Kondañña ». Añña ayant le sens de « connaissance profonde », añña Kondañña signifie donc : Kondañña, celui qui comprend.
Qu’est-ce que Kondañña avait donc compris ? Quelle était cette connaissance profonde dont le Bouddha fit l’éloge à la conclusion de son discours ? C’était que toute chose qui est apparue doit également disparaître. Au premier abord, cela ne semble pas être une connaissance particulièrement hors du commun, mais pourtant, cela implique en réalité la compréhension d’une loi universelle : tout ce qui a pour nature d’apparaître a pour nature de disparaître – en d’autres termes, on parle de quelque chose d’impermanent et dénué de substance… Par conséquent, ne vous y attachez pas, ne vous laissez pas duper par ce qui survient et passe. Ne cherchez pas à prendre refuge – refuge que vous voulez fiable et durable – dans quoi que ce soit qui a pour nature d’apparaître… car cela est également de nature à disparaître.
Si vous voulez souffrir et gaspiller votre vie, investissez votre temps et votre énergie à poursuivre des choses qui possèdent un début, un commencement. Elles vous conduiront immanquablement à la fin, à la cessation et vous ne serez pas plus sages au bout du compte. Vous continuerez à tourner en rond, esclave des mêmes vieilles habitudes et quand viendra le terme de votre existence, vous n’aurez rien appris de vraiment important.
Plutôt que de vous contenter d’y penser, contemplez profondément la loi qui suit : « Toute chose dont la nature est d’apparaître est également de nature à disparaître. » Cherchez à comprendre comment cela peut s’appliquer à la vie en général, à votre expérience vécue et vous commencerez à voir. Contentez-vous de noter : commencement… fin. Contemplez la nature des choses. C’est seulement ça, le monde des sens : des choses qui commencent et qui cessent, qui ont un début et une fin. La compréhension juste, samma ditthi, est possible au cours de cette vie même. Je ne sais pas combien de temps Kondañña vécut après ce premier enseignement du Bouddha, mais, à ce moment du discours, il réalisa l’Eveil. A cet instant précis, il eut la compréhension profonde.
J’aimerais mettre l’accent sur le fait qu’il est important de développer cette façon de contempler. Plutôt que de vous contenter de perfectionner une méthode visant à apaiser votre esprit – ce qui représente indubitablement un aspect de la pratique – cherchez à percevoir la méditation correcte comme un engagement à explorer, à enquêter avec sagesse. Cela demande l’effort courageux de regarder les choses en profondeur, sans verser dans l’auto-analyse ni établir de jugement au niveau personnel sur les raisons de votre souffrance, mais en vous engageant à vraiment cultiver la voie jusqu’à ce que vienne la compréhension profonde. Cette connaissance parfaite résulte de l’appréciation de ce schéma universel du début et de la fin. Une fois que cette loi est comprise en profondeur, on voit que toute chose lui est assujettie.
Tout ce qui est de nature à apparaître est de nature à disparaître : il ne s’agit pas là d’un enseignement métaphysique. Cela n’a pas pour but de décrire la réalité ultime – la réalité au-delà de la mort. Mais, si vous comprenez en profondeur et êtes complètement conscient que toute chose dotée d’un début possède une fin, alors vous réaliserez la réalité ultime, la vérité éternelle, immortelle. Ce dont nous parlons, donc, constitue un moyen habile pour arriver à cette réalisation ultime. Notez bien la différence, ce n’est pas une formule métaphysique, mais une formule qui peut vous guider jusqu’à la réalisation métaphysique.
LE PHENOMENE DE LA MORT ET L’EXPERIENCE DE LA CESSATION
Par la contemplation des Nobles Vérités, nous prenons conscience du cœur du problème de l’existence humaine. Nous étudions ce sens d’aliénation et d’attachement aveugle à la conscience sensorielle discriminative qui résulte de l’attachement à ce qui semble séparé et isolé dans notre expérience consciente. Nous sommes attachés aux plaisirs des sens par ignorance. Lorsque nous nous identifions à ce qui est mortel, donc condamné à disparaître, et qui, par conséquent, ne peut être véritablement satisfaisant, cet attachement même est souffrance.
Les plaisirs des sens sont tous des plaisirs éphémères. Tout ce que nous pouvons voir, entendre, toucher, goûter, penser ou ressentir a pour nature de mourir, est condamné à disparaître. Par conséquent, si nous nous attachons aux sens, nous nous attachons à la mort. Si nous n’avons pas fait ce travail de contemplation et que nous n’avons pas vraiment compris cela, nous continuons à nous attacher à ce qui est mortel avec l’espoir de repousser l’échéance pour quelque temps. Nous faisons semblant de croire que nous serons vraiment heureux avec les choses auxquelles nous sommes attachés, pour faire, en fin de compte, l’expérience de la déception, de la désillusion et du désespoir. Il se peut que nous réussissions à devenir ce que nous avons entrepris de devenir, mais cela aussi devra s’achever car nous nous attachons à une autre condition vouée à la dissolution. A ce point, avec le désir de mourir, il se peut que l’idée du suicide ou de l’annihilation semble une solution, mais la mort elle-même est une condition qui n’est pas au-delà de la mort. Quel que soit le désir, quelle que soit la catégorie à laquelle il appartient, si nous nous y attachons, nous nous attachons à la mort. Ce qui suivra, par conséquent, c’est l’expérience de la déception et du désespoir.
La dépression est une forme d’expérience de la mort au niveau mental. Tout comme le corps meurt d’une mort physique, l’esprit meurt aussi. Des états mentaux, qui ne sont que des états conditionnés, meurent et disparaissent : nous appelons ces expériences tristesse, dégoût de la vie, angoisse ou désespoir. Lorsque l’attachement est présent, si nous faisons l’expérience de l’ennui, du chagrin, de l’angoisse ou du désespoir, nous avons tendance à réagir en cherchant une autre condition éphémère qui puisse se manifester. Par exemple, si vous vous sentez déprimé, que l’envie de manger une part de gâteau au chocolat vous vient à l’esprit et que vous passez à l’acte, l’espace d’un instant, vous pouvez vous oublier, vous absorber dans le goût délicieux et sucré du chocolat. A cet instant, il y a devenir. En fait, ce que vous êtes devenu est ce plaisir conditionné par le goût du chocolat que vous trouvez délicieux. Mais vous ne pouvez pas maintenir, continuer cette expérience très longtemps. Vous avalez… et que reste-t-il ? A ce moment, il vous faut trouver autre chose. C’est ça « devenir » !
Nous sommes aveuglés, enfermés dans ce processus de devenir conditionné par les sens. Mais, par la compréhension du désir – compréhension dépourvue de jugement sur la beauté ou la laideur du monde sensuel – nous sommes en mesure de le voir tel qu’il est. La compréhension est présente. De cette façon, en mettant ces désirs de côté au lieu de nous en saisir, nous faisons l’expérience de la cessation de la souffrance, nirodha – c’est-à-dire de la Troisième Noble Vérité – qui doit être réalisée au niveau individuel. Nous contemplons la cessation. Nous prenons note – « Ceci est la cessation » – et nous savons que quelque chose a pris fin.
PERMETTRE AUX CHOSES DE SE MANIFESTER
Avant de pouvoir vraiment lâcher prise et mettre les choses de côté, il faut en prendre pleinement conscience. La méditation est un moyen de permettre au subconscient de se manifester consciemment. Toutes les déceptions, les peurs et les angoisses, tous les désirs inavoués et les ressentiments ont la possibilité de devenir conscients. Beaucoup de gens aspirent à un idéal très élevé et, par conséquent, sont parfois très déçus de leur incapacité d’être à la hauteur – de ne pas se mettre en colère, par exemple – tout ce que l’on devrait ou bien ne devrait pas être. Dans ces conditions, nous pouvons aisément créer le désir – et nous y attacher – de nous débarrasser de ces choses négatives qui ne correspondent pas à notre idéal. Ce type de désir peut sembler juste au niveau moral. Vouloir se débarrasser de pensées cruelles, de ressentiments et de jalousie paraît bon, puisqu’une personne respectable ne devrait pas les ressentir. C’est ainsi que l’on crée un complexe de culpabilité.
Si nous contemplons cela, nous prenons pleinement conscience du désir d’être à la hauteur de cet idéal et de nous débarrasser de ces tendances négatives. Nous pouvons ainsi lâcher prise : plutôt que de travailler à devenir cet individu parfait, nous laissons de côté ce désir. Ne reste qu’un esprit clair et serein. Il n’est pas nécessaire de devenir cet individu parfait, ce genre d’idéal n’étant qu’une création mentale apparaissant, puis disparaissant ; l’esprit originel reste le même.
L’idée de cessation est facile à comprendre au niveau intellectuel, mais réaliser l’expérience que constitue la cessation peut s’avérer très difficile, car cela nécessite de bien vouloir cohabiter avec ce que l’on pense ne pas pouvoir supporter. Par exemple, quand j’ai commencé à pratiquer la méditation, je m’attendais à ce que cela me rende plus gentil, plus heureux et me conduise à faire l’expérience d’états méditatifs très agréables. Mais, jamais auparavant, je n’avais connu autant de haine et de colère qu’au cours de ces deux premiers mois. Je me disais : « C’est affreux, la méditation m’a rendu pire qu’avant ! ». Mais je réussis à contempler pourquoi tant de colère et d’aversion remontaient à la surface. J’ai réalisé qu’en grande partie, ma vie consistait précisément à fuir tout cela. Lorsque j’étais un laïc, la lecture était une obsession. Où que j’aille, j’avais besoin d’avoir des livres en ma possession. Lorsque la peur ou la colère commençaient à se manifester, je prenais refuge dans un bouquin… ou alors, j’allumais une cigarette… ou bien encore je mangeais quelque chose, convaincu d’être quelqu’un de gentil, incapable de haïr les autres. Le moindre signe d’aversion ou de haine était réprimé.
C’est la raison pour laquelle, durant les premiers mois de ma vie monastique, j’avais désespérément besoin de trouver différentes activités. Je cherchais les moyens de me distraire parce que la pratique de la méditation ramenait à ma mémoire toutes sortes de choses que j’avais essayé d’oublier. Des souvenirs d’enfance, mais aussi de mon adolescence, refaisaient surface continuellement, accompagnés d’un sentiment de colère et de haine si fort qu’il devint presque intolérable. Mais je commençais à voir qu’il me faudrait supporter ces émotions : j’ai donc fait preuve de patience. C’est ainsi que toute la haine et la colère que j’avais réprimée en trente ans d’existence fit irruption, pour ainsi dire, et put se consumer et s’éteindre grâce à la méditation. C’était un processus de purification.
Pour permettre à ce processus de cessation de prendre place, nous devons être prêts à souffrir. C’est pourquoi j’insiste sur l’importance de la patience. Nous devons faire de la souffrance une expérience pleinement consciente car c’est seulement en l’accueillant que la souffrance peut prendre fin. Quand nous prenons conscience que nous souffrons physiquement ou mentalement, il convient alors de faire face à cette douleur qui est présente. Nous l’acceptons complètement, l’accueillons et la prenons comme objet de contemplation en lui permettant d’être ce qu’elle est. Cela demande d’être patient et de surmonter le désagrément d’une condition quelle qu’elle soit. Au lieu de nous enfuir, nous devons endurer l’ennui, le désespoir, le doute et la peur pour être à même de voir et de comprendre que ces conditions prennent fin.
Tant que nous ne permettons pas aux choses de cesser, nous continuons à créer du nouveau kamma qui ne fait que renforcer nos habitudes. Quand quelque chose se manifeste, nous nous en saisissons et nous l’utilisons pour fabriquer toutes sortes de créations mentales. Tout devient plus compliqué ainsi. De cette manière, ces réactions sont répétées continuellement au cours de nos vies. Tourner en rond à la poursuite de nos désirs dans l’espoir d’éviter nos peurs ne peut pas nous conduire à la paix. Nous contemplons la peur et le désir pour qu’ils cessent de nous duper : il est nécessaire de comprendre ces forces qui nous mystifient pour qu’elles arrêtent de nous tromper et soient ainsi autorisées à cesser. Le désir et la peur nous révèlent leurs qualités fondamentales : ils sont impermanents, insatisfaisants et impersonnels. Ils sont vus et compris pour ce qu’ils sont, c’est ainsi que la souffrance prend fin.
Il est vraiment très important de comprendre la différence entre cessation et annihilation – le désir qui peut se manifester de se débarrasser des choses. La cessation est la fin naturelle de toute condition qui est apparue. C’est autre chose que le désir ! Ça n’est pas une création mentale, mais l’achèvement de ce qui a commencé, la mort de ce qui est né. Par conséquent, la cessation n’a rien de personnel, elle n’est pas le résultat de la volonté de se débarrasser de choses, mais se produit lorsque l’on permet à ce qui est apparu de disparaître. Pour ce faire, on doit abandonner la convoitise. Ça ne veut pas dire rejeter ou refouler : abandonner possède plutôt ici le sens de lâcher prise, laisser de côté.
Lorsque la fin s’est produite, ce qui vient ensuite est l’expérience de nirodha : la cessation, la vacuité, l’absence d’attachement. Nirodha est un autre terme pour évoquer la réalisation de Nibbana. Lorsque vous avez permis à quelque chose de partir et de cesser, il ne reste que la paix, la sérénité.
Vous pouvez faire l’expérience de cette tranquillité lorsque vous pratiquez la méditation. Quand vous avez laissé un désir se résorber, disparaître de votre conscience, une paix profonde s’ensuit. Il s’agit de la sérénité véritable, située au-delà de la mort. Quand vous réalisez clairement cette expérience, quand vous comprenez vraiment de quoi il s’agit en l’ayant vécu, vous réalisez Nirodha Sacca, la Vérité de la Cessation : un espace dans lequel il n’y a pas d’ego, mais où règnent vigilance et clarté. La véritable signification du bonheur suprême, de la béatitude est cette paix de la conscience transcendant totalement la souffrance et l’angoisse.
Si nous ne laissons pas survenir la cessation, nous avons tendance à opérer sur la base de suppositions que nous faisons sans même en avoir conscience. Parfois, ce n’est que lorsque nous commençons à méditer que nous nous rendons compte combien tant de peur et de manque de confiance remontent à des expériences de l’enfance. Je me souviens que, lorsque j’étais un petit garçon, j’avais un très bon ami qui se désintéressa de moi et me rejeta. A la suite de cet événement, je fus vraiment déprimé pendant des mois. Cela laissa une impression très profonde dans ma mémoire. Je compris par la suite, à travers la méditation, que cet incident apparemment minime avait profondément conditionné ma relation aux autres – j’ai toujours ressenti une grande peur d’être rejeté. Je ne m’en étais pas rendu compte, jusqu’à ce que ce souvenir précis se mette à revenir continuellement au cours de la méditation. L’esprit rationnel nous dit que c’est ridicule de passer notre temps à analyser les tragédies de notre enfance. Mais, si celles-ci ne cessent de visiter notre conscience, il est possible que ce soit parce qu’elles essayent de nous dire quelque chose sur les suppositions et les conditionnements qui ont été mis en place lorsque nous étions enfant.
Si vous faites l’expérience, pendant votre méditation, de souvenirs ou de peurs obsessionnelles, au lieu de vous sentir frustré et contrarié, apprenez à les voir comme des choses qu’il convient d’accepter en votre conscience, de façon à pouvoir les laisser de côté. Vous avez la possibilité d’organiser votre quotidien afin d’éviter de voir ces choses ; ainsi, les conditions nécessaires à leur apparition sont réduites. Vous pouvez vous engager pour de grandes causes ou dans d’importantes activités ; dans ce cas, ces anxiétés et phobies non identifiées ne deviennent jamais conscientes – mais que se passe-t-il lorsque vous lâchez prise ? Le désir ou l’obsession sont mouvants et ils se déplacent vers la cessation : ils prennent fin. Par cette expérience, vous avez la révélation qu’il y a la cessation du désir. Ceci constitue le troisième aspect de la Troisième Noble Vérité: la cessation a été réalisée.
REALISATION
Ceci doit être réalisé. Le Bouddha était catégorique. C’est une vérité à réaliser, ici et maintenant. Il n’est pas nécessaire d’attendre la mort pour nous rendre compte que c’est tout à fait ainsi. Au contraire, cet enseignement s’adresse aux vivants, aux êtres humains que nous sommes. Chacun d’entre nous doit réaliser cette vérité. Je peux vous en parler et vous encourager à pratiquer, mais je ne peux pas vous obliger à la réaliser !
Ne vous dites pas qu’il s’agit là de quelque chose d’inaccessible, bien au-delà de vos capacités. Lorsque nous parlons du Dhamma, de la Vérité, nous faisons référence à quelque chose que nous pouvons voir par nous-mêmes, ici et maintenant. Nous sommes en mesure de nous tourner dans cette direction, de nous incliner dans le sens de la vérité. Nous sommes capables de prendre conscience de la réalité présente, à cet endroit précis, maintenant. C’est ça, pratiquer la pleine conscience : être éveillé, alerte et porter notre attention sur ce qui se produit. A travers la pleine conscience, nous observons le sentiment d’être une personne unique et différente des autres, nous étudions la façon dont se manifeste l’ego qui s’identifie au monde – moi et ce qui m’appartient : mon corps, mes sentiments, mes souvenirs, mes pensées, mes vues et mes opinions, ma maison, ma voiture et ainsi de suite…
J’avais une forte tendance à l’autocritique. Ainsi, lorsque la pensée « Je suis Sumedho » me venait à l’esprit, d’autres pensées de caractère méprisant suivaient, du genre « Je ne suis pas à la hauteur » – mais dites-moi, d’où viennent ces pensées et où disparaissent-elles ?… Ou, au contraire : « J’en sais beaucoup plus que vous, je suis bien plus accompli. J’ai vécu la vie de moine pendant bien des années, je suis sûr d’être meilleur que vous ! ». D’où cela vient-il et où cela se termine-t-il ?
Quand l’arrogance, la satisfaction ou le dénigrement sont présents, quoi que ce soit, faites-en l’examen, écoutez cette voix intérieure : « Je suis… ». Soyez conscient et attentif à l’espace qui précède la pensée ; puis, à la pensée elle même et prenez ensuite conscience de l’espace qui suit. Maintenez votre attention sur cet espace, ce vide à la fin. Combien de temps pouvez-vous garder votre attention sur cet espace, cette absence d’activité ? Vous pourrez peut-être entendre une sorte de vibration sonore intérieure, le son du silence, le son primordial. Quand vous concentrez votre attention sur cet objet, vous pouvez vous demander si le sentiment « Je suis » est présent. Vous vous apercevrez alors que, lorsque vous êtes vraiment vide, quand il n’y a que clarté, vigilance et attention, il n’y a pas d’ego. Il n’existe pas de sentiment de « Moi » et de « Mon ». Ma pratique est de prendre refuge dans cet état spacieux et de contempler le Dhamma : ceci est juste ce qui est. Le corps n’est ni plus ni moins que cette expérience. Je peux lui attribuer un nom ou pas, mais, pour le moment, c’est simplement ça. « Ça » n’est pas Sumedho.
Il n’y a pas de moine bouddhiste dans cet espace. « Moine bouddhiste » est simplement une convention appropriée aux lieu et heure. Quand les gens font votre éloge et disent que vous êtes extraordinaire, vous pouvez en prendre connaissance en évitant d’en faire une question personnelle ; il s’agit simplement de quelqu’un offrant son appréciation. Vous n’oubliez pas qu’en fait il n’y a pas de moine bouddhiste ici, mais seulement cette expérience immédiate. C’est simplement comme ça. Si je désire qu’Amaravati, le monastère où je vis, soit une réussite et que ça semble être le cas, je suis satisfait. Mais, si c’est un échec, si personne ne s’y intéresse, alors nous ne pouvons pas payer les factures et tout se casse la figure – c’est la catastrophe ! Mais, en fait, Amaravati n’est qu’une illusion. L’idée d’une personne à laquelle on se réfère en tant que moine bouddhiste ou celle d’un monastère appelé Amaravati ne sont que des conventions, pas une réalité suprême. A cet instant précis, les choses sont seulement comme ça, simplement telles qu’elles doivent être. Ainsi, on ne porte pas le poids d’un tel endroit sur les épaules, parce qu’on le voit clairement tel qu’il est et qu’il n’y a personne d’impliqué en réalité. De la même façon, que cela réussisse ou échoue n’a plus d’importance.
Dans la vacuité, les choses sont simplement ce qu’elles sont. Quand nous sommes ainsi conscients, nous ne sommes pas pour autant indifférents au succès ou à l’échec et résolus à ne plus rien faire. Nous pouvons décider de passer à l’action. Nous sommes tout à fait capable de juger de ce que nous pouvons accomplir : nous comprenons ce qui doit être effectué et pouvons l’exécuter correctement. Alors, toute chose fait partie du Dhamma, la réalité immédiate. Nous agissons tel que nous le faisons car nous comprenons que c’est ce qu’il convient de faire, ici et à maintenant, plutôt que de suivre des ambitions personnelles ou une peur de l’échec.
La voie qui mène à la cessation de la souffrance est celle de la perfection. Le mot « perfection » est plutôt intimidant parce que nous nous trouvons très imparfaits. En tant que personnalité, nous nous demandons comment nous pouvons ne serait-ce qu’oser considérer la possibilité d’être parfaits. La perfection humaine est un sujet dont personne ne parle jamais ; cela semble complètement impossible de concevoir la perfection chez un être humain. Pourtant, un Arahant est simplement un être humain qui a perfectionné son existence, quelqu’un qui a appris tout ce qu’il y a à apprendre en appliquant cette loi fondamentale : « Tout ce qui est sujet à l’apparition est sujet à la cessation. » Un Arahant n’a pas besoin de tout savoir sur tout ; il lui suffit de connaître et de comprendre parfaitement cette loi.
Nous utilisons notre potentiel de sagesse – « La sagesse du Bouddha » – pour contempler le Dhamma, les choses telles qu’elles sont. Nous prenons refuge dans la Sangha, c’est-à-dire ceux qui font le bien et refusent de faire le mal. La Sangha est une entité, une communauté. Il ne s’agit pas d’un conglomérat de personnalités ou de caractères différents. Le sens d’être un individu particulier, d’être un homme ou une femme, n’a pas d’importance. Cette Sangha est vue comme un Refuge. Bien que les manifestations soient toutes différentes, il existe une unité qui rend notre réalisation identique. En étant éveillés, vigilants et libérés de nos attachements, nous réalisons la cessation et demeurons dans la vacuité où nous fusionnons tous. Il n’existe pas, là, de personne. Les gens peuvent apparaître et disparaître dans cet espace, mais il n’y a pas de personne. Il n’y a que clarté, conscience, paix et pureté.
LA QUATRIEME NOBLE VERITE
Quelle est la Noble Vérité qui mène à la cessation de la souffrance ?
Elle n’est autre que le Noble Chemin Octuple, c’est-à-dire : la Compréhension Juste, l’Intention Juste, la Parole Juste, l’Action Juste, le Moyen d’Existence Juste, l’Effort Juste, l’Attention Juste et la Concentration Juste.
Ceci est la Noble Vérité de la Voie qui mène à la cessation de la Souffrance : telle fut la vision, révélation, sagesse, connaissance et lumière qui apparut en moi au sujet de choses jusqu’alors inexprimées.
Cette Noble Vérité doit être pénétrée en cultivant la Voie qui mène à la cessation de la Souffrance : telle fut la vision, révélation, sagesse, connaissance e lumière qui apparut en moi au sujet de choses jusqu’alors inexprimées.
Cette Noble Vérité a été pénétrée en cultivant la Voie qui mène à la cessation de la Souffrance : telle fut la vision, révélation, sagesse, connaissance e lumière qui apparut en moi au sujet de choses jusqu’alors inexprimées.
[ SAMYUTTA NIKAYA – LVI – 11 ]
La Quatrième Noble Vérité, à l’instar des trois premières, possède trois aspects. Le premier est le suivant : « Il y a le Noble Chemin Octuple – Atthangika magga – la voie qui mène hors de la souffrance. » On l’appelle également le Noble Chemin – Ariya magga. Dans le deuxième aspect, il est ajouté : « Cette voie doit être développée ». La réalisation finale, celle de l’Arahant, constitue ensuite le troisième aspect : « La voie a été pleinement développée ».
Le Chemin Octuple est présenté selon une séquence commençant avec la Compréhension Juste, autrement dit parfaite, suivie de l’Intention Juste ou encore Aspiration Juste, parfaite – Samma ditthi et Samma sankappa ; ces deux premiers éléments de la Voie sont regroupés sous le terme Sagesse – Pañña. L’Engagement à mener une existence morale – Sila – est une conséquence de Pañña et regroupe la Parole Juste, l’Action Juste et le Moyen d’Existence Juste – Samma vaca, Samma kammanta et Samma ajiva. On peut les appeler aussi Parole Parfaite, Action Parfaite et Façon Parfaite de gagner sa vie.
Ensuite, nous avons l’Effort Juste, l’Attention Juste, puis la Concentration Juste – Samma vayama, Samma sati et Samma samadhi – qui résultent naturellement de Sila. Ces trois derniers procurent l’équilibre émotionnel et concernent le cœur – en tant que centre de notre vie émotionnelle – qui peut être libéré de l’égoïsme. Par l’Effort Juste, la Compréhension Juste et la Concentration Juste, le cœur est pur, libéré de la cruauté, de l’ignorance et de la cupidité, de n’importe quelle manifestation de l’égoïsme. Lorsque le cœur est libre et purifié, l’esprit est serein. La Sagesse, Pañña – c’est-à-dire la Compréhension Juste et l’Aspiration Juste – est le fruit d’un cœur libre : ceci nous ramène au point de départ.
Les éléments du Chemin Octuple peuvent donc être regroupés, ainsi, en trois sections :
1 LA SAGESSE – Pañña
– La Compréhension Juste – Samma ditthi
– L’Aspiration Juste – Samma sankappa
2 LA MORALITE – Sila
– La Parole Juste – Samma vaca
– L’Action Juste – Samma kammanta
– Le Moyen d’Existence Juste – Samma ajiva
3 LA CONCENTRATION – Samadhi
– L’Effort Juste – Samma vayama
– L’Attention Juste – Samma sati
– La Concentration Juste – Samma samadhi
Le fait que nous les énumérions dans cet ordre ne signifie pas que ces facteurs apparaissent de façon linéaire, en séquence. En réalité, ils se manifestent ensemble.
Il est possible de parler du Chemin Octuple en disant que, premièrement, il y a la Compréhension Juste, puis l’Aspiration Juste et ainsi de suite… Mais, en réalité, présenté de cette manière, cela nous enseigne simplement à méditer sur l’importance qu’il y a d’être responsables de nos paroles et de nos actes au cours de nos vies.
LA COMPREHENSION JUSTE
Le premier facteur du Chemin Octuple est la Compréhension Juste qui est la conséquence d’avoir pénétré, d’avoir vu les trois premières Nobles Vérités. Si cette réalisation a eu lieu, alors on possède la Compréhension Parfaite du Dhamma – la vision claire que « Tout ce qui est de nature à apparaître est également de nature à disparaître ». C’est aussi simple que ça. Il n’est pas nécessaire de passer beaucoup de temps à lire et à relire « Tout ce qui est de nature à apparaître est de nature à disparaître » pour comprendre la phrase, mais cela demande pas mal de temps à la plupart d’entre nous pour réellement connaître la signification profonde de ces mots plutôt que leur simple sens conceptuel.
La vision, ou connaissance intérieure, appartient en fait au domaine de l’intuition, au-delà de celui des idées, des opinions. Il ne s’agit plus de « Je pense que je sais… », ou encore « OK, ça semble raisonnable, logique. Je suis d’accord avec ça. J’aime ces idées… ». Ce type de savoir est purement cérébral, intellectuel, alors que la connaissance intérieure est profonde. Il s’agit de quelque chose de vraiment perçu, de manière intuitive, au-delà du doute.
Cette connaissance profonde résulte des neuf réalisations précédentes. Il y a donc un enchaînement qui aboutit à la compréhension juste des choses telles qu’elles sont – c’est-à-dire que tout ce qui est de nature à apparaître est de nature à disparaître, de nature impersonnelle, dénuée de substance. Quand la Compréhension Juste est présente, vous avez lâché l’illusion de l’ego, d’une personnalité inaltérable et pourtant dépendante de conditions éphémères, mortelles – concept qui est en soi contradictoire. Le corps demeure, les sensations et les pensées subsistent, mais ils sont simplement ce qu’ils sont – la croyance que nous sommes notre corps ou nos opinions disparaît. Nous accordons de l’importance aux choses telles qu’elles sont. Nous n’essayons pas de dire que ces phénomènes n’ont aucune réalité ou qu’ils sont différents de ce qu’ils sont. Ils sont exactement ce qu’ils sont et rien de plus. Mais, quand la compréhension juste est absente, lorsque nous ne comprenons pas ces vérités, nous avons tendance à attribuer aux choses une substance, une personnalité qui n’existe que dans notre esprit. Nous croyons voir alors toutes sortes de choses et nous créons d’innombrables problèmes liés aux conditions dont nous faisons l’expérience.
L’angoisse et le désespoir qui nous affligent, nous les humains, viennent de ce qui est ajouté, créé, causé par la présence de l’ignorance au moment présent. C’est bien attristant de se rendre compte que la misère et l’angoisse de l’humanité trouvent leur source dans une illusion – une sorte d’hallucination collective. Le désespoir est vide et n’a pas de raison d’être. Quand vous voyez cela, vous commencez à ressentir une immense compassion pour tous les êtres vivants. Comment pouvons-nous haïr ou montrer de l’animosité envers quelque individu que ce soit, quand nous savons qu’il est prisonnier de l’ignorance ? C’est à cause d’un malentendu terrible que tous les êtres sont conditionnés à agir comme ils le font.
Lorsque nous méditons, nous pouvons faire l’expérience d’un niveau de paix, de tranquillité relatif au ralentissement de l’activité mentale. Si notre esprit est calme et que nous regardons une fleur, par exemple, nous la voyons telle qu’elle est. Quand il n’y a aucun attachement – rien à obtenir, rien à rejeter – si ce que nous voyons, entendons ou contactons par l’intermédiaire de nos sens est quelque chose de beau, de raffiné, dans ce cas, cette chose est vraiment belle. Nous ne sommes pas en train d’évaluer, de comparer, d’essayer de nous l’approprier, ni de la posséder ; ainsi, nous trouvons beaucoup de joie à apprécier simplement la beauté alentour, car nous n’éprouvons pas le besoin de l’utiliser à quelque fin que ce soit. Il n’y a rien à ajouter ni à supprimer.
Nous associons à la beauté une notion de pureté, de vérité et de sublimité. Il ne s’agit pas de la prendre pour un piège destiné à nous duper : « Ces fleurs sont ici pour me détourner du droit chemin ». C’est là une forme de puritanisme, la réaction d’un méditant aigri, intolérant. Si notre conscience est pure, nous pouvons apprécier la beauté d’une personne du sexe opposé sans désir de contact ni de possession. Quand la convoitise ou l’intérêt égoïste sont absents, nous pouvons nous réjouir de la beauté des autres, qu’ils soient hommes ou femmes. Il y a là honnêteté, appréciation des choses telles quelles sont. C’est la signification du mot libération – vimutti. Nous sommes libérés de ces liens qui déforment et corrompent la beauté environnante, celle du corps humain, par exemple. Nos consciences peuvent être tellement corrompues et négatives, déprimées et obsessionnelles en ce qui concerne certains phénomènes, que nous sommes incapables de les voir telles qu’ils sont. Si nous ne possédons pas la Compréhension Juste, nous voyons le monde à travers des filtres de plus en plus épais et trompeurs.
La Compréhension Juste doit être développée par la contemplation, en utilisant l’enseignement du Bouddha. Le Dhammacakkappavattana Sutta, particulièrement intéressant pour ce travail, constitue un moyen de référence utile à la réflexion. Nous pouvons également utiliser d’autres suttas du Tipitaka tels que ceux qui ont pour sujet la Loi sur l’Origine Dépendante – paticcasamuppada, un enseignement fascinant à étudier. Si vous contemplez votre expérience à travers ces enseignements, vous êtes en mesure de voir clairement la différence entre les phénomènes en tant que Dhamma et les illusions, les fabrications mentales que nous créons par habitude autour de ce qui est en réalité impersonnel. C’est pour cette raison que nous devons établir très consciemment une ferme attention aux choses telles qu’elles sont. Si la compréhension des Quatre Nobles Vérités est présente, alors le Dhamma est présent.
Avec la Compréhension Juste, toute manifestation est perçue en tant que Dhamma. Par exemple, nous sommes assis ici… ceci est Dhamma. Nous n’attribuons pas, ni à ce corps ni à cet esprit, une personnalité pourvue de toutes ses opinions et idées, de toutes les pensées et réactions conditionnées acquises par ignorance. Nous contemplons, l’attention fermement établie dans le présent : « C’est ainsi. Ceci est Dhamma ! » Nous gardons à l’esprit la compréhension que cette formation physique est simplement Dhamma. Ce n’est pas là l’ego : c’est impersonnel.
De la même façon, nous voyons la sensibilité de cette formation physique en tant que Dhamma, au lieu de la considérer comme quelque chose de personnel : « Je suis sensible !… Je ne suis pas sensible !… Tu ignores ma sensibilité !… Qui est le plus sensible ?… Pourquoi faisons-nous l’expérience de la douleur ?… Pour quelle raison Dieu a-t-il créé la souffrance ?… Pourquoi n’a-t-il pas créé uniquement le plaisir ?… Pourquoi y-a-t-il tant de tourments dans le monde ?… C’est injuste, les gens meurent et nous devons être séparés de ceux que nous aimons !… Ressentir l’angoisse est horrible… »
Il n’y a pas de Dhamma là-dedans, n’est-ce pas ? Tout est pris au niveau personnel – « Pauvre de moi ! Je n’aime pas ceci… Je ne veux pas de ça… Ce que je désire, c’est la sécurité, le bonheur, le plaisir et tout ce qu’il y a de mieux… Ça n’est pas normal que ces choses ne me soient pas données. C’est injuste que mes parents n’aient pas été des individus complètement accomplis spirituellement… C’est anormal que ceux qui nous dirigent – nos leaders politiques – ne soient pas des modèles de sagesse et de vertu… Si tout était juste, on élirait des Arahants comme Président de la République… »
Bien évidemment, j’exagère et j’essaye de faire apparaître le côté absurde de ce sentiment de « Ça n’est pas normal, ça n’est pas juste » poussé au point où l’on attend de Dieu qu’il crée tout pour nous et nous offre un bonheur inaltérable. C’est ainsi que beaucoup de gens pensent, même s’ils ne le disent pas tout haut. Mais, lorsque nous réfléchissons correctement, nous voyons : « C’est de cette façon que sont les choses. La douleur est comme ci et le plaisir comme ça. Ainsi va l’expérience consciente ! » Nous acceptons pleinement, consciemment notre expérience sensible, émotionnelle. Nous respirons. Cette attitude nous permet d’aspirer à la libération.
Quand notre réflexion s’aligne sur le Dhamma, nous contemplons notre propre humanité telle qu’elle est. Nous cessons de la considérer à un niveau personnel ou de reporter la faute sur quelqu’un d’autre si les choses ne sont pas exactement comme nous aimerions ou voudrions qu’elles soient. Les choses sont ce qu’elles sont et nous sommes tels que nous sommes. Vous pouvez vous demander pourquoi nous ne pouvons pas être tous absolument identiques – avec la même tendance à la colère, la même convoitise et la même ignorance – sans cette infinité de variations et de permutations. Cependant, même si nous réalisons que l’expérience humaine se limite à quelques phénomènes élémentaires communs, chacun d’entre nous doit faire l’expérience de son propre kamma, c’est-à-dire de toutes ses obsessions et habitudes particulières, toujours différentes – en qualité et en intensité – de celles d’une autre personne.
Pour quelle raison ne pouvons-nous pas être tous égaux, être tous dotés des mêmes attributs, et nous ressembler en tout – spécimen unique et androgyne ? Dans un tel monde, il n’existerait pas d’injustice, les différences n’auraient pas cours, tout serait absolument parfait et l’inégalité impossible. Mais, en reconnaissant le Dhamma, nous réalisons que, dans un monde où tout n’est que condition dépendant d’une infinité d’autres conditions, il n’existe pas deux choses identiques. Elles sont toutes différentes, infiniment variables et changeantes, et plus nous essayons de conformer tous ces phénomènes conditionnés à nos idées, plus nous sommes frustrés. Nous tentons de façonner l’autre et la société de façon à ce qu’ils correspondent à nos idées sur la nature et le fonctionnement des choses, mais nous finissons toujours par nous sentir spoliés. Si nous contemplons avec sagesse, nous réalisons que c’est ainsi, que ceci est la façon dont les choses doivent être, qu’il n’y a pas d’autre manière possible.
Mais il ne s’agit pas d’une attitude fataliste ou négative. Ça n’est pas du tout dire : « C’est ainsi et il n’y a rien à faire à ce sujet ! » Il s’agit, bien au contraire, d’une réponse très positive qui consiste à accepter le flot de la vie pour ce qu’il est. Même si cela diffère de ce que nous voulons, nous pouvons l’accepter et consentir à apprendre de l’expérience.
Nous sommes des êtres conscients, intelligents, capables de mémoriser ce que la vie nous apprend. Nous communiquons grâce au langage. Au cours de plusieurs millénaires, nous avons développé la raison, la logique et notre faculté d’analyse. Ce qu’il nous reste à faire, c’est comprendre de quelle façon utiliser ces capacités comme outil pour la réalisation du Dhamma, plutôt que d’en faire des acquisitions ou des problèmes personnels. Les gens qui ont développé leur faculté d’analyse finissent souvent par l’exercer à leur encontre. Ils s’enlisent dans l’autocritique et en arrivent même parfois à se détester. Cela se produit car nos facultés à discriminer ont tendance à se focaliser sur ce qui va mal. C’est de cette manière que fonctionne la discrimination : distinguer comment ceci est différent de cela. Que se passe-t-il quand vous le faites à propos de vous-mêmes ? C’est bien simple, vous échafaudez une liste entière de fautes et d’imperfections qui vous donnent le sentiment d’être un cas complètement désespéré.
Quand nous développons la Compréhension Juste, nous nous servons de notre intelligence pour réfléchir et contempler. Nous utilisons également notre capacité à être attentifs, à être réceptifs à la réalité du moment. Quand nous contemplons ainsi, nous employons simultanément notre sagesse et notre attention. Dans ce cas, nous exploitons notre capacité à analyser, à distinguer avec sagesse – vijja, au lieu d’agir sous l’influence de l’ignorance – avijja. Cet enseignement des Quatre Nobles Vérités est à votre disposition pour vous aider à utiliser, d’une manière sage, votre intelligence – votre capacité à contempler, réfléchir et penser – plutôt que de sombrer dans une spirale de convoitise, de cruauté ou d’autodestruction.
L’ASPIRATION JUSTE
Le deuxième facteur du Chemin Octuple est Samma sankappa, que l’on traduit parfois par « Pensée Juste » – l’action de penser correctement. Mais ce terme possède en fait une qualité plus dynamique qui peut être rendu par « Intention », « Attitude » ou « Aspiration ». Je préfère utiliser le mot « Aspiration » qui, d’une certaine manière, s’adapte particulièrement à ce Chemin Octuple car, lorsque nous suivons une voie spirituelle, nous aspirons à la réalisation d’un état situé au-delà de notre condition humaine.
Il importe de reconnaître que l’aspiration diffère fondamentalement du désir. Le terme pâli tanha désigne le « désir conditionné par l’ignorance », alors que sankappa signifie « aspiration non conditionnée par l’ignorance ». L’aspiration à quelque chose peut nous apparaître comme étant une sorte de désir car, en français, nous avons tendance à utiliser le mot « désir » pour toute forme d’intention – que ce soit aspirer à quelque chose ou vouloir. On peut croire que cette aspiration représente une forme de tanha qui serait le désir de devenir illuminé – mais Samma sankappa a pour source la Compréhension Juste, distinguant clairement. Il ne s’agit pas de vouloir devenir quoi que ce soit, ce n’est absolument pas le désir de devenir une personne illuminée. Avec la compréhension juste, cette façon de penser n’a plus de sens.
L’aspiration est un sentiment, une intention, une attitude, un mouvement à l’intérieur de nous-mêmes. Notre esprit s’élève, il ne sombre pas : il s’agit, en quelque sorte, de l’inverse du désespoir. Quand la Compréhension Juste est présente, nous aspirons à la vérité, à la pureté et à la compassion. La Compréhension Juste et l’Aspiration Juste – Samma ditthi et Samma sankappa – sont regroupées sous le terme Pañña – la sagesse – et constituent la première de trois sections du Chemin Octuple.
Nous pouvons observer les raisons pour lesquelles nous sommes insatisfaits, même lorsque nous ne manquons de rien. Nous ne sommes pas vraiment heureux, bien que nous ayons une belle maison, une voiture, un mariage idéal, des enfants intelligents et charmants ou encore bien d’autres choses… et nous ne le sommes sûrement pas lorsque nous ne les possédons pas !… Si nous en sommes dépourvus, nous pouvons penser : « Si seulement j’avais tout ça, alors je serais heureux ! » Mais nous ne le serions pas. La Terre n’est pas un endroit où l’on peut trouver le bonheur parfait ; croire que ça puisse être le cas est une illusion. Quand nous réalisons cela, nous n’attendons plus de la planète Terre qu’elle nous offre entière satisfaction, nous abandonnons cette exigence.
Jusqu’au moment où nous réalisons que ce monde, cette planète ne sont pas aptes à satisfaire tous nos désirs, nous continuons à lui demander : « Pourquoi ne contentes-tu pas toutes mes exigences ? ». Nous sommes comme de jeunes enfants qui tètent leur mère essayant constamment d’obtenir d’elle le maximum, exigeant qu’elle ne cesse jamais de les nourrir, de les soigner et de les rendre heureux.
Si nous étions comblés, nous ne nous poserions pas tant de questions. Cependant, nous avons, pour la plupart d’entre nous, le sentiment qu’il y a quelque chose d’autre que la terre sous nos pieds ; il y a quelque chose, au-delà de nous, que nous ne pouvons pas véritablement comprendre. Nous avons la capacité de nous interroger et de méditer sur l’existence, de contempler ce qu’elle signifie. Si vous souhaitez connaître le sens de votre vie, vous ne pouvez pas vous satisfaire de la richesse, de l’aisance et de la sécurité matérielles seules.
C’est pourquoi nous aspirons à connaître la vérité. On peut se dire qu’il s’agit là d’une sorte de désir ou d’ambition présomptueuse : « Qui donc est-ce que je crois être, à essayer de connaître la signification de la vie et de l’univers ? » Mais, pourtant, cette aspiration est là. Pourquoi la ressentirions-nous si l’entreprise était totalement impossible ? Examinez la notion de réalité suprême. L’idée d’une vérité absolue ou ultime est un concept grandement raffiné ; l’idée de Dieu, d’éternité ou d’immortalité est en fait une pensée très subtile. Nous aspirons à la connaissance de cette réalité suprême. Ça n’est pas notre animalité, nos instincts primaires qui nous portent dans cette direction – ceux-ci n’ont que faire de telles aspirations. Mais il existe, en chacun d’entre nous, un potentiel d’intelligence intuitive qui détermine cette volonté de réaliser la vérité. Cette intuition se trouve toujours présente en nous, mais nous sommes enclin à ne pas y prêter attention ; nous ne la comprenons pas. Nous avons tendance à l’écarter ou à nous en méfier – en particulier les matérialistes modernes qui la considèrent comme un fantasme sans réalité.
Pour ma part, réaliser que je n’appartenais pas vraiment à cette planète fut une grande source de réconfort et de joie. Je l’avais toujours soupçonné. Je me souviens même avoir pensé, alors que je n’étais qu’un enfant : « Je ne suis pas vraiment d’ici. » Je n’ai jamais eu le sentiment de vraiment appartenir à ce monde – même avant de devenir moine, je n’avais jamais eu le sentiment d’avoir ma place dans la société. Bien des gens prendraient simplement cela pour une quelconque névrose, mais peut-être s’agit-il de ce genre d’intuition qu’ont parfois les enfants. Quand vous êtes innocent et pur, votre esprit peut se montrer parfois très intuitif. L’esprit d’un enfant est relié à certaines forces mystérieuses de manière plus intuitive que celui de la plupart des adultes. Quand nous devenons adultes, nous sommes conditionnés à voir le monde selon des règles biens établies et nous finissons par avoir des idées très arrêtées sur ce qui est vrai ou ce qui ne l’est pas. Le sentiment d’être ce que nous sommes se développe et se solidifie sous l’influence de la société qui régit le réel et l’irréel, le bien et le mal. En conséquence, nous interprétons le monde par le biais de ces perceptions fixes. Une des choses que nous trouvons charmante, fascinante chez les enfants est qu’il ne se comportent pas encore ainsi. Ils sont toujours capables de percevoir le monde de manière intuitive.
La méditation est un moyen de déconditionner l’esprit, une méthode qui nous permet de lâcher nos opinions bien établies et nos idées fixes. D’ordinaire, nous ignorons ce qui est réel tandis que ce qui ne l’est pas reçoit toute notre attention. C’est une attitude conditionnée par l’ignorance – avijja.
La contemplation de notre aspiration humaine nous met en relation avec quelque chose de plus élevé que ce monde animal et que cette planète terre seuls. Cette connexion me semble plus convaincante que l’idée qu’il n’y a rien de plus que ça, que tout est fini une fois que nous sommes morts et enterrés. Quand nous réfléchissons et nous interrogeons sur la nature de cet univers dans lequel nous vivons, nous nous rendons compte qu’il est immensément vaste, mystérieux et incompréhensible. Toutefois, si nous nous en remettons à notre intuition, nous sommes capables d’être réceptifs à des choses que nous avions peut-être oubliées ou que nous n’avions jamais perçues auparavant ; notre esprit s’ouvre quand nous lâchons ces réactions fixes et conditionnées.
Nous pouvons avoir l’idée bien établie d’être une certaine personnalité, d’être un homme ou une femme, d’être français ou anglais. Ces choses peuvent nous paraître très réelles et nous sommes capables de nous passionner à leur sujet. Nous pouvons même parfois nous entre-tuer pour défendre des vues qui nous ont été inculquées, auxquelles nous sommes attachés et que nous ne remettons jamais en question. Sans Aspiration Juste et sans Compréhension Juste, sans Sagesse, nous ne sommes jamais en mesure d’avoir une juste perspective sur ces idées et opinions.
PAROLE JUSTE, MOYEN D’EXISTENCE JUSTE
Sila, l’aspect moral du Chemin Octuple, se compose de trois facteurs : la Parole Juste, l’Action Juste et le Moyen d’Existence Juste – ce qui signifie que nous sommes responsables de nos paroles et de nos actes. Quand je suis pleinement conscient et attentif, je m’exprime de la manière qui convient, ici et maintenant ; de la même façon, j’agis ou travaille suivant ce qui convient, ici et maintenant.
Nous nous rendons ainsi de plus en plus clairement compte que nous devons être attentifs à nos paroles ou à nos actes, sinon nous nous faisons continuellement du mal. Si vous faites ou dites quelque chose de blessant ou cruel, il y a toujours un résultat immédiat. Par le passé, il se peut que vous ayez réussi à vous distraire après avoir menti en vous occupant l’esprit avec quelque chose d’autre pour ne plus y penser. Vous pouviez oublier complètement pour un moment, jusqu’à ce que, tôt ou tard, un sentiment de culpabilité ou d’embarras ne revienne à votre conscience. Mais, lorsque nous pratiquons sila, les conséquences semblent être vécues immédiatement. Quand il m’arrive d’exagérer, par exemple, quelque chose en moi me dit : « Tu ne devrais pas abuser, soit plus modéré dans tes propos ! » J’avais pour habitude d’amplifier, d’embellir les choses, cela fait partie de ma culture : cela semble parfaitement normal, aux Etats-Unis. Mais lorsque vous êtes réellement attentif, l’effet du plus petit mensonge ou du moindre commérage se manifeste immédiatement, parce que vous êtes complètement ouvert, vulnérable et sensible. Par conséquent, vous êtes circonspect dans vos actes, vous réalisez l’importance d’être responsable de vos actes physiques et verbaux.
L’impulsion d’aider quelqu’un est un dhamma habile, une réaction saine. Si vous voyez quelqu’un s’évanouir et tomber par terre, il vous vient immédiatement à l’esprit d’aider cette personne et vous agissez en conséquence. Si vous le faites sans arrière pensée, sans aucun désir de récompense, mais simplement par compassion et parce qu’il est juste d’agir ainsi, alors il s’agit là d’un dhamma habile. Ça n’est pas du kamma personnel, ça n’est pas là votre action. Mais, si vous agissez par désir de gagner ses faveurs ou d’impressionner d’autres personnes, alors – même si l’action est celle qu’il convient de faire – vous êtes impliqué au niveau personnel et cela renforce le sentiment de « Je suis ». Quand nous faisons le bien sur une base de pleine attention et de sagesse plutôt que sur celle de l’ignorance, nos actions sont des dhammas habiles dépourvus de kamma personnel.
L’ordre monastique fut établi par le Bouddha pour que des hommes et des femmes aient le moyen de mener, au niveau moral, une vie impeccable, complètement irréprochable. Le mode d’existence d’un Bhikkhu est régi par un système complet de préceptes, le Patimokkha. Lorsque vous respectez une telle discipline, même si vous n’êtes pas très attentif à ce que vous faites ou dites, vos actions ne laissent pas de traces profondes. Il vous est interdit d’avoir de l’argent, par conséquent, vous ne pouvez pas aller où vous le souhaitez, à moins d’être invité. Vous respectez le vœu de chasteté. Comme votre repas quotidien est offert, vous ne tuez pas d’animaux. Vous ne pouvez même pas cueillir des fleurs ou des feuilles, ni faire quoi que ce soit qui troublerait le cours naturel des choses ; vous êtes complètement inoffensif. En Thaïlande, nous devions même filtrer l’eau que nous utilisions pour nous assurer qu’aucune créature vivante ne s’y trouvaient – des larves de moustique par exemple. Prendre la vie d’un être vivant, aussi insignifiant soit-il, est totalement interdit.
Cela fait maintenant vingt-cinq ans que je vis selon cette Discipline, période pendant laquelle je n’ai pas commis d’action karmique sérieuse. Quand on vit dans le respect d’un tel système de règles de conduite, on vit de façon très inoffensive, très responsable. La parole constitue sans doute la partie la plus délicate ; les habitudes verbales sont les plus difficiles à briser et à abandonner, mais elles peuvent aussi s’améliorer. Par la réflexion et la contemplation, on commence à voir le caractère malsain de proférer des idioties ou de commérer, de bavarder sans bonne raison.
Pour vous, laïcs, gagner votre vie de façon juste représente un facteur qui est développé par la connaissance des intentions motivant vos actes. Vous pouvez vous appliquer à ne pas nuire délibérément aux autres et à choisir une activité professionnelle sans conséquence négative pour qui que ce soit. Vous pouvez, par exemple, essayer d’éviter la pratique d’activités encourageant la consommation de drogues ou d’alcool, ou d’autres constituant un danger pour l’équilibre écologique de la planète.
Donc, ces trois facteurs – Parole Juste, Action Juste et Moyen d’Existence Juste – résultent de la Compréhension Juste ou encore connaissance parfaite. Nous ressentons l’envie de vivre d’une façon qui soit une bénédiction pour cette planète ou, du moins, qui soit inoffensive.
La Compréhension Juste et l’Aspiration Juste ont une influence incontestable sur ce que nous faisons ou disons. Ainsi, pañña, la sagesse, mène à sila : Parole Juste, Action Juste et Moyen d’Existence Juste. Sila se réfère à nos paroles et à nos actes ; grâce à sila, nous contenons nos pulsions sexuelles ou agressives – nous n’utilisons pas notre corps pour tuer ou voler. De cette façon, pañña et sila travaillent ensemble en harmonie parfaite.
EFFORT JUSTE, ATTENTION JUSTE, CONCENTRATION JUSTE
L’Effort Juste, l’Attention Juste et la Concentration Juste font référence au cœur de notre être en tant que centre de l’activité émotionnelle. Quand nous pensons au cœur, nous le situons au centre de la poitrine. Nous avons donc pañña – la tête, sila – le corps, et samadhi – le cœur. Vous pouvez utiliser votre corps comme une sorte de diagramme, un symbole visuel du Chemin Octuple. Pañña, sila et samadhi sont tous trois partie intégrante d’un tout, travaillant ensemble à la réalisation et se supportant mutuellement comme un tripode. Aucun ne domine les autres pas plus qu’il n’exploite ou ne rejette quoi que ce soit.
Ils travaillent ensemble : la Sagesse, résultant de la Compréhension Juste et de l’Intention Juste, puis la Moralité, formée de la Parole Juste, de l’Action Juste et du Moyen d’Existence Juste, et enfin la Concentration procédant de l’Effort Juste, de l’Attention Juste et la Concentration Juste – c’est-à-dire un esprit équilibré, paisible et serein sur le plan émotionnel. La sérénité décrit un état où les émotions sont égalisées, harmonisées. Elles ne sont pas instables. Il règne un sens de joie intense, de tranquillité ; l’intellect, les instincts et les émotions sont en parfaite harmonie. Ils s’entraident, se soutiennent mutuellement. Ils ne rivalisent plus les uns avec les autres et ne nous portent plus vers les extrêmes ; pour cette raison, nous commençons à ressentir une paix très profonde. Ce sentiment de bien-être, d’absence de peur et d’anxiété est le fruit de la pratique du Chemin Octuple, un sentiment d’équilibre et de stabilité émotionnelle. L’anxiété, le stress et les conflits émotionnels laissent place à un sentiment de bien-être intense. Il y a clarté ; il y a paix, calme, connaissance. Cette réalisation du Chemin 0ctuple doit être développée ; ceci est bhavana. Nous utilisons le terme de bhavana qui signifie « développement ».
ASPECTS DE LA MEDITATION
Cet équilibre émotionnel est développé par la pratique de la concentration et de la pleine attention, les deux aspects indissociables de la méditation bouddhiste. Par exemple, au cours d’une retraite, vous pouvez faire l’expérience de passer une heure à pratiquer la méditation de type samatha, dans laquelle vous concentrez simplement votre attention sur un objet – comme, par exemple, la sensation de la respiration. Ramenez constamment cette sensation à la conscience et maintenez-la de façon à ce qu’elle aie une continuité de présence dans votre esprit.
De cette manière, vous vous tournez vers ce qui se passe réellement dans votre propre corps, au lieu d’être attiré vers l’extérieur par des objets contactés par vos sens. Si vous n’avez aucun refuge intérieur, vous vous aventurez constamment à l’extérieur pour vous absorber dans des livres, de la nourriture et toutes sortes de distractions. Mais ce mouvement incessant de l’esprit est épuisant. Au contraire, la pratique consiste à observer la respiration, ce qui signifie que vous devez rester centré et ne pas suivre les tendances à chercher quelque chose en dehors de vous-même. Vous devez établir fermement votre attention sur la respiration de votre propre corps et concentrer votre esprit sur cette expérience. Quand la concentration est vraiment établie, vous devenez littéralement cette sensation, cette impression même. Quel que soit l’objet dans lequel vous vous absorbez, vous devenez cela pour un certain temps. Quand vous êtes vraiment concentré, vous êtes devenu cette condition très paisible. Vous êtes devenu tranquille. C’est ce que nous appelons le processus de devenir. La méditation de type samatha est un processus de devenir.
Mais cette tranquillité, si vous l’analysez, n’est pas vraiment satisfaisante. Elle est imparfaite parce qu’elle dépend d’une technique, du fait d’être attaché et absorbé dans quelque chose qui a un début et une fin. Si vous devenez quelque chose, ce ne peut être que temporairement, car le devenir est une chose changeante. Ça n’est pas une condition permanente. De façon logique, si vous êtes devenu quelque chose, le processus s’inversera : vous arrêterez d’être cela. Ça n’est pas une réalité ultime. Peu importe le niveau de concentration que vous pouvez atteindre, il sera toujours un phénomène conditionné et insatisfaisant. La méditation de type samatha peut vous mener à des états de tranquillité et de bien-être très profonds, mais ces expériences prennent toutes fin, aussi plaisantes soient elles.
Maintenant, si vous utilisez cet état de calme pour pratiquer la méditation vipassana – qui consiste simplement à demeurer attentif et laisser les choses suivre leur cours naturel, en acceptant le caractère fondamentalement imprévisible de cette expérience – le résultat est la conscience d’un état de paix intérieure. Cette paix est d’une autre qualité que la tranquillité résultant de samatha, parce qu’elle est parfaite, complète. La quiétude issue de la méditation samatha possède, quant à elle, quelque chose d’imparfait ou d’insatisfaisant, même dans des états méditatifs très raffinés et sereins. La réalisation de la cessation, lorsque vous cultivez cette expérience et que vous la comprenez de mieux en mieux, vous confère la véritable paix, l’absence d’attachement, Nibbana.
Samatha et Vipassana sont donc les deux aspects de la méditation. Le premier développe des états de concentration de l’esprit sur des objets raffinés, la conscience devenant ainsi elle-même raffinée. Mais être extrêmement raffiné, avoir un intellect brillant ainsi qu’une prédilection pour ce qu’il y a de plus beau contribue à rendre insupportable toute chose un peu grossière, à cause de l’attachement à ce qui est délicat. Les gens qui ont dédié leur existence à la poursuite du raffinement sont certains de trouver la vie très frustrante et angoissante quand ils ne peuvent plus maintenir de tels critères.
RATIONALITE ET EMOTION
Lorsque l’on est attaché à la pensée rationnelle, aux idées et aux concepts, on tend alors à mépriser les émotions. Vous pouvez prendre conscience de ce penchant si, lorsque vous commencez à sentir quelque émotion, vous réagissez en vous disant « Je n’en veux pas. Je ne vais pas l’accepter ! » Vous n’aimez pas vous sentir ému car vous avez tendance à préférer vous réfugier dans le domaine ordonné et rassurant de l’intelligence et de la raison. L’esprit trouve une grande satisfaction dans son habileté à être logique et raisonnable, dans sa capacité à rendre les choses contrôlables par la raison. Tout semble si clair et si net, précis comme une formule mathématique, alors que les émotions, elles, sont plutôt chaotiques, n’est-ce pas? Elles ne sont pas raisonnables, elles ne sont pas ordonnées et sont difficilement contrôlables.
Par conséquent, beaucoup d’entre nous ont tendance à ressentir du mépris, de l’aversion pour leurs émotions. Elles nous font peur. Beaucoup d’hommes, en particulier, sont très intimidés et effrayés par leurs émotions car on leur a inculqué l’idée, par exemple, qu’un homme ne pleure pas. Quand j’étais enfant, comme à la plupart des garçons de ma génération, on m’a fait comprendre que les garçons ne versent pas de larmes. Par conséquent, j’essayais de vivre selon ces conventions que les garçons devaient respecter. On me disait : « Tu es un garçon » et j’essayais de me conformer à ce que mes parents me demandaient d’être. Les idées prévalant dans notre société influencent notre esprit ; c’est la raison pour laquelle nous trouvons certaines émotions très embarrassantes. Ici, en Angleterre, les gens les considèrent généralement comme très gênantes. Si vous vous montrez un peu trop ému, ils ont tendance à penser que vous êtes italien ou de quelque autre nationalité.
Si vous êtes très rationnel et que vous avez tout compris intellectuellement, le résultat est que vous ne savez que faire quand les gens expriment leurs émotions. Si quelqu’un se met à pleurer, vous vous demandez ce que vous devez faire. Peut-être lui direz-vous : « Allons, ressaisis-toi, tout est OK, mon vieux. Tout ira bien, il n’y a pas de raison de pleurer ! » Si vous êtes très attaché à la raison, vous aurez probablement tendance à utiliser la logique pour écarter ces démonstrations de sensibilité ; mais les émotions ne répondent pas à la logique. Souvent, elles réagissent lorsqu’elles sont confrontées à la raison, mais elles ne lui obéissent pas. Les émotions sont, par nature, des choses sensibles et la façon dont elles fonctionnent nous échappe parfois complètement. Si nous n’avons pas étudié ou essayé de comprendre cet aspect de notre existence, si nous ne nous sommes pas vraiment épanouis et si nous n’avons pas accepté notre sensibilité, alors les émotions nous semblent très effrayantes et dérangeantes. Nous ne savons pas de quoi il retourne car nous avons rejeté cet aspect de notre être.
A l’occasion de mon trentième anniversaire, je me suis rendu compte que je manquais totalement de maturité sur le plan émotionnel. Ce fut une date importante dans ma vie. Je réalisai que j’étais un homme pleinement arrivé à l’état d’adulte, mûr dans le sens où je ne pouvais plus me considérer comme un gamin, mais que, dans certaines situations, je réagissais comme si je n’avais guère plus de six ans. Je n’avais pas tellement grandi, effectivement mûri à ce niveau. Même si j’étais capable de sauver les apparences et de me conduire en homme mûr en société, il m’arrivait souvent de ne pas avoir du tout le sentiment de l’être. J’avais de fortes tendances émotionnelles et certaines phobies n’étaient pas résolues. Cela devenait évident que je devais faire quelque chose à ce sujet car l’idée de vivre le reste de ma vie dans un tel état de sous-développement émotionnel était une perspective plutôt déprimante.
C’est pourtant à ce stade que beaucoup de gens restent bloqués. Par exemple, la société américaine ne nous permet pas de nous développer sur ce plan, de devenir adulte à ce niveau. Elle ne reconnaît pas du tout ce besoin et, par conséquent, n’offre pas aux hommes de rites de transition. C’est une civilisation qui ne prévoit pas ce type d’introduction au monde des adultes ; en fait, on s’attend à ce que vous soyez immature toute votre vie. Vous devez agir en personne adulte, mais être vraiment adulte n’est pas ce qu’on vous demande. Le résultat est que très peu de gens le sont. Les difficultés émotionnelles ne sont pas comprises ou résolues, les tendances infantiles sont simplement réprimées plutôt qu’amenées à maturité.
La méditation nous offre cette possibilité de mûrir sur le plan émotionnel. Un niveau de maturité idéal serait Samma vayama, Samma sati et Samma samadhi, c’est-à-dire l’Effort Juste, l’Attention juste et la Concentration Juste. Ceci doit être contemplé, ça n’est pas quelque chose que l’on trouve dans les livres. La maturité émotionnelle parfaite comprend l’Effort Juste, l’Attention Juste et la Concentration Juste. Elle est présente lorsque nous ne sommes pas empêtrés dans toutes sortes de fluctuations et de vicissitudes, lorsque nous sommes équilibrés et clairs, capables d’être réceptifs et sensibles.
LES CHOSES TELLES QU’ELLES SONT
Avec l’Effort Juste, il peut se manifester une sorte d’acceptation détendue de la situation, au lieu de la panique engendrée par la pensée qu’il nous incombe de mettre tout le monde sur le droit chemin, de tout arranger et de résoudre tous les problèmes. Nous faisons de notre mieux, mais nous comprenons que ce n’est pas à nous de tout régler.
A une époque, lorsque j’étais à Wat Pah Pong avec Ajahn Chah, j’avais pu constater que beaucoup de choses allaient de travers au monastère. Je suis donc allé voir Ajahn Chah et lui expliquai : « Vénérable, telle et telle chose ne vont pas comme il faut ; vous devez faire quelque chose pour résoudre ces problèmes ! ». Il me regarda et me répondit : « Oh, tu souffres beaucoup, Sumedho, tu souffres beaucoup. Ça changera !… ». Je songeai : « Il s’en moque ! Il a dévoué sa vie à ce monastère et il le laisse péricliter ! ». Mais il avait raison. Quelque temps après, la situation commença à s’améliorer et, juste en laissant le temps faire les choses, les gens furent en mesure de voir les erreurs qu’ils commettaient. Il est parfois nécessaire de laisser les choses se dégrader pour que les gens puissent en faire l’expérience. C’est ainsi qu’on peut apprendre à éviter de suivre le même chemin.
Vous voyez ce que je veux dire ? Quelquefois, les situations que nous vivons au cours de l’existence sont simplement « comme ça ». Il n’y a rien que nous puissions faire, si ce n’est de leur permettre d’être ainsi ; même si elles ne font que s’aggraver, nous acceptons qu’elles s’aggravent, nous les laissons suivre leur cours. Mais cela n’est pas là une attitude fataliste ou négative ; c’est une forme de patience, c’est être disposé à supporter une situation et lui permettre de changer naturellement plutôt que d’essayer, de façon égocentrique et volontaire, de remettre tout en place, de tout épurer par aversion et dégoût pour ce qui est confus et chaotique.
Le résultat d’une telle attitude, est que, si le cours des choses nous contrarie et nous met à l’épreuve, nous ne sommes pas continuellement vexés, blessés ou déçus par les événements, ni déprimés ou démolis par ce que les autres disent ou font. Je connais une personne qui a tendance à tout dramatiser. Si quelque chose va mal, ce jour-là, elle dira : « Je suis absolument et complètement détruite », même si elle n’a fait l’expérience que d’un problème mineur. Cependant, son habitude est d’exagérer dans une mesure telle qu’une chose apparemment insignifiante peut lui saper le moral pour toute la journée. Si nous réagissons de la sorte, nous devrions nous rendre compte qu’il y a là un grand déséquilibre et que des événements aussi insignifiants ne devraient pas produire un tel effet.
Je me suis rendu compte que j’étais très susceptible, alors j’ai fait vœu de me défaire de cette tendance. J’avais remarqué que je pouvais aisément être offensé par des petits riens, des actes insignifiants, intentionnels ou pas. Nous pouvons observer comme il est facile de nous sentir froissés, vexés, troublés ou soucieux – combien quelque chose en nous essaye sans cesse de se montrer gentil, mais se sent toujours un peu offensé par ceci et un peu blessé par cela.
A la réflexion, vous pouvez voir que le monde est ainsi ; c’est un domaine sensible. Sa nature n’est pas de chercher à vous apaiser sans cesse et à faire en sorte que vous vous sentiez heureux, sécurisé et positif. La vie présente maintes occasions d’être offensé, choqué, blessé ou anéanti. C’est la vie. Il en va ainsi. Si quelqu’un parle en haussant le ton, cela vous affecte. Mais ensuite, l’esprit peut en faire toute une histoire et s’en offusquer : « Oh, c’était vraiment blessant qu’elle me dise ça ; vous savez, ce n’était pas un ton très agréable. Je me suis senti vraiment choqué. Je n’ai jamais rien fait qui puisse la blesser ». Notre tendance à proliférer mentalement se manifeste ainsi, n’est-ce pas ? ! – vous avez été bouleversé, blessé ou offensé ! Mais, par la suite, à bien examiner cela, vous réalisez qu’il s’agit seulement de sensibilité.
Quand vous contemplez de cette manière, vous n’êtes pas en train de tenter de ne pas ressentir les émotions. Si quelqu’un vous adresse la parole de façon agressive, par exemple, ça ne veut pas dire que vous ne devez rien éprouver du tout. Nous ne nous efforçons pas d’être insensibles. Nous essayons plutôt de ne pas interpréter la situation de façon erronée, ce qui est automatiquement le cas si nous prenons les choses au niveau personnel. Etre équilibré au niveau émotionnel signifie que, si l’on vous tient des propos blessants, vous êtes capable de les recevoir. Vous possédez la force et l’équilibre émotionnels nécessaires pour ne pas vous sentir blessés, vexés ou déstabilisés par les événements de la vie.
Si l’on est toujours froissé, offensé par l’existence, il devient nécessaire de s’enfuir, de se cacher ou, encore, de vivre en compagnie de flatteurs obséquieux qui nous disent : « Vous êtes merveilleux !… – Vraiment ?… – Oui, vous l’êtes !… – Vous le dites pour me faire plaisir, n’est-ce pas ?… – Non, non, je le pense vraiment !… – Cette personne, là-bas, ne pense pas, elle, que je suis quelqu’un de merveilleux !… – Oh, c’est un idiot !… – C’est bien ce que je pense !… ». C’est comme l’histoire de l’empereur et de ses vêtements neufs, n’est-ce pas ? Il vous faut trouver un environnement sur mesure où tout est conçu pour vous rassurer et vous sécuriser, qui soit sans aucune menace.
HARMONIE
Quand l’Effort Juste, l’Attention Juste et la Concentration Juste sont présents, alors la peur est absente. Il y a absence de crainte car il n’y a rien d’effrayant. Nous avons le courage de faire face et de ne pas interpréter les choses de façon erronée. Nous avons la sagesse de réfléchir intelligemment et de contempler la vie. Mener une existence morale nous procure un sens de sécurité et de confiance proportionnel à la force de notre engagement, de notre détermination à faire ce qui est juste et à éviter tout geste ou propos qui soit immoral. Ainsi, la pratique forme un tout qui constitue une voie de développement. C’est un chemin parfait puisque tout contribue à soutenir et à aider au développement de la voie : le corps, notre nature émotionnelle – l’aspect sensible de notre nature, les sentiments – et l’intelligence sont tous trois en parfaite harmonie et se soutiennent les uns les autres.
Sans cet équilibre parfait, notre nature instinctive peut nous entraîner dans n’importe quelle direction. Si nous n’avons pas d’engagement moral, alors les forces instinctives peuvent prendre le contrôle. Si, par exemple, nous suivons nos pulsions sexuelles, sans aucune référence à un code moral, alors, nous commettons toutes sortes d’actions qui auront pour résultat le dégoût de nous-mêmes. L’adultère, la débauche et les maladies transmises sexuellement sont la norme, ainsi que tout ce que notre nature instinctive peut engendrer de perturbation et de confusion quand elle n’est pas maintenue dans les limites de la moralité.
Nous pouvons utiliser notre intelligence à tricher ou bien mentir, n’est-ce pas ? Mais, quand nous avons un fondement moral, nous sommes guidés par la sagesse et par notre aptitude à rester attentifs au moment présent ; cela conduit à l’équilibre et à la force sur le plan émotionnel. Cependant, nous n’utilisons pas la sagesse pour supprimer la sensibilité. Nous ne cherchons pas à dominer nos émotions par la pensée et par la répression de notre nature émotionnelle. C’est ce que nous avons tendance à faire en Occident : nous avons utilisé notre pensée rationnelle comme nos idéaux pour dominer et éliminer nos émotions et, ainsi, devenir insensibles à ce qui nous entoure, à la vie comme à nous-mêmes.
Cependant, par la pratique de sati – l’attention soutenue – et de la méditation vipassana, l’esprit est totalement réceptif et ouvert, ce qui lui confère cette plénitude lui permettant de tout accueillir. Parce qu’il est ouvert, l’esprit est aussi en mesure de s’observer, de contempler ses propres réactions. Si vous concentrez votre attention en un point, votre esprit perd cette capacité à contempler – il est absorbé dans l’objet de votre concentration et conditionné par la qualité de cet objet. La capacité de l’esprit à se contempler est possible grâce à l’attention soutenue et entière, complète. Vous ne cherchez ni à filtrer, ni à sélectionner. Vous prenez simplement note que tout ce qui apparaît disparaît. Vous contemplez que, si vous êtes attaché à quelque chose qui se forme, cela ne l’empêche pas de s’achever. Vous observez que, même si elle semble attirante dans sa phase de commencement, cette chose suit un processus de changement qui la mène à la cessation. Alors, son pouvoir d’attraction diminue et nous devons trouver quelque chose d’autre dans lequel nous absorber Une des conséquences de notre humanité est que nous devons toucher la terre, pour ainsi dire, accepter les limitations inhérentes à cette forme humaine et à la vie sur cette planète. Si nous procédons ainsi, développer la voie qui mène à la fin de la souffrance ne consiste pas à nous extraire de notre expérience d’homme en nous réfugiant dans des états de conscience raffinés mais, au contraire, grâce à l’attention soutenue et réceptive, à embrasser la totalité de cette expérience – y compris les moments les plus divins. Ainsi, le Bouddha indiquait le chemin vers une réalisation totale plutôt qu’une échappatoire temporaire dans la beauté et le raffinement. C’est ce que veut dire le Bouddha lorsqu’il désigne le chemin du Nibbana.
LE CHEMIN OCTUPLE COMME MOYEN DE CONTEMPLER
Sur ce Chemin Octuple, les huit branches fonctionnent comme huit jambes qui vous permettent d’avancer. Il ne s’agit pas d’une progression linéaire comme « un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept et huit » ; en réalité, chacune influence les autres. Vous ne commencez pas par développer pañña pour pouvoir ensuite, lorsque vous avez pañña, purifier sila, puis, une fois sila développé, avoir alors samadhi, etc… C’est ainsi que nous avons tendance à penser, n’est-ce pas ? Il nous faut atteindre la première étape, puis la deuxième et, ensuite, la troisième ! En réalité, au niveau de l’expérience vécue, le développement du Chemin Octuple consiste en une réalisation momentanée, les éléments formant un tout. Les différents aspects s’entraident et leur réunion forme les conditions nécessaires au processus de développement ; ça n’est pas un processus linéaire – bien que nous puissions être enclin à penser cela parce que nous ne pouvons avoir qu’une pensée à la fois.
Tout ce que j’ai dit au sujet du Chemin Octuple et des Quatre Nobles Vérités ne constitue qu’un guide pour votre propre contemplation. Ce qui est véritablement important, c’est que vous compreniez en quoi cela consiste en tant qu’activité, plutôt que de vous saisir des idées ou concepts que j’ai pu décrire. Il s’agit d’un processus d’établissement du Chemin Octuple dans votre esprit, qui utilise l’enseignement comme moyen de contemplation afin que vous puissiez considérer ce qu’il signifie réellement. Ne vous contentez pas d’être sûr de savoir parce que vous avez mémorisé que Samma dithi signifie « Compréhension Juste » ou que Samma sankappa veut dire « Pensée Juste ». Ce ne sont là que de simples connaissances, des choses comprises au niveau intellectuel. Quelqu’un d’autre pourrait vous contredire par : « Je pense que Samma Sankappa veut dire… », et vous de répliquer : « Pas du tout ! Dans le livre, c’est écrit noir sur blanc : « Pensée Juste ». Tu te trompes complètement ! » Ça n’est pas cela, la contemplation.
Nous pouvons traduire Samma sankappa par les mots « Pensée Juste », mais aussi « Attitude Juste », ou encore « Intention Juste » ; nous pouvons ainsi chercher à comprendre quelle est l’expérience que ces expressions décrivent. Nous avons la possibilité d’utiliser ces indicateurs comme des outils pour contempler et interpréter correctement plutôt que de penser que ce sont des vérités absolues que nous devons accepter de manière conformiste, toute modification d’interprétation constituant une hérésie. Parfois, notre esprit fonctionne de cette manière rigide, mais nous essayons de transcender cette façon de penser en développant un esprit plus flexible, capable de contempler un objet sous des angles différents, à même d’observer, de considérer et de s’interroger.
Mes propos ont pour but d’encourager chacun d’entre vous à faire preuve de suffisamment de courage pour considérer avec sagesse la nature des choses, au lieu d’attendre que quelqu’un vous dise si vous êtes prêts à réaliser l’éveil. En fait, l’enseignement Bouddhiste vous invite à être éveillé maintenant, plutôt que faire quoi que ce soit pour devenir éveillé. L’idée que vous devez faire quelque chose pour devenir éveillé ne peut venir que d’une compréhension incorrecte. Cela voudrait dire que l’éveil n’est qu’une condition dépendant de quelque chose d’autre – ça ne peut donc pas être l’éveil. Il ne s’agit que d’une perception de l’éveil. Quoi qu’il en soit, je ne fais pas référence à un certain genre de perception, mais à une attitude qui consiste à être attentif à la réalité du moment présent. C’est cela même que nous examinons : nous ne pouvons pas encore observer demain et nous ne pouvons que nous souvenir d’hier. La pratique de l’enseignement bouddhiste est très immédiate, regardant les choses telles qu’elles sont, elle ne concerne que l’ici et maintenant.
Comment le faire ? D’abord, nous devons prendre conscience de nos doutes comme de nos peurs et les contempler attentivement car, en réalité, nous sommes si attachés à nos vues et à nos opinions qu’elles nous conduisent à douter de ce que nous faisons. On peut développer une confiance erronée en croyant être éveillé. Mais la certitude d’être éveillé comme celle de ne pas l’être sont toutes deux des illusions. Ce que je cherche à mettre en évidence, c’est qu’il s’agit d’être libéré plutôt que d’y croire, plutôt que de créer, de fabriquer une idée. Pour vivre cette expérience, il est nécessaire d’être ouvert, réceptif à la façon dont les choses se manifestent.
Nous commençons avec le moment présent, avec les choses telles qu’elles sont maintenant – la respiration de notre propre corps, par exemple. Quel est le rapport avec la Vérité, avec l’Eveil ? Suis-je libéré en observant ma respiration ? Plus vous essaierez d’y penser et de comprendre intellectuellement de quoi il s’agit, plus vous serez dans l’incertitude. Tout ce que nous pouvons faire, dans la situation où nous nous trouvons, est d’abandonner, de mettre de côté l’ignorance. C’est cela la pratique des Quatre Nobles Vérités et le développement du Chemin Octuple.
GLOSSAIRE
Ajahn : « enseignant » en Thaïlandais ; souvent utilisé dans un monastère pour s’adresser aux moines qui sont dans les ordres depuis dix ans ou plus. Ce mot peut être également épelé « Achaan » (ainsi que de plusieurs autres façons, toutes dérivées du mot pali acariya – érudit, enseignant, maître, guide).
Bhikkhu : « mendiant vivant d’aumône » ; le terme pour un moine bouddhiste qui vit de l’aumône et selon des préceptes de conduite qui définissent une vie de renoncement et de moralité.
Bouddha rupa : une représentation du Bouddha.
Origine Dépendante : Analyse en terme de facteurs ou de conditions telles que l’ignorance et le désir, qui forment le phénomène d’apparition de la souffrance. Ce phénomène prend fin lorsque ces conditions disparaissent.
Dhamma (Dharma, en sanskrit) : Ecrit avec une minuscule, dhamma désigne une chose ou un phénomène lorsque ceux-ci sont vus en tant que manifestations universelles d’une loi naturelle, plutôt qu’en tant qu’attributs personnels. Ecrit avec une majuscule, Dhamma se réfère à l’enseignement du Bouddha tel qu’on le trouve dans les Ecritures, ou à la Réalité Ultime vers laquelle il dirige.
Kamma (Karma, en sanskrit) : Action intentionnelle ou cause initiée ou réitérée par une impulsion habituelle, volition. L’usage populaire couvre également l’aspect résultant ou effet de l’action, bien que le terme approprié pour cet aspect du résultat ou effet soit Vipaka
Jour d’Observance (en pali : Uposatha) : Journée à caractère sacré, ou sabbatu, qui correspond au changement de lune, tous les quinze jours. Selon la tradition, c’est le jour où les bouddhistes renouvellent leur engagement à respecter les préceptes et à suivre l’enseignement.
Tipitaka : Traduction littérale : les trois paniers. Recueil des écritures bouddhistes classées en Suttas (discours), Vinaya (discipline ou apprentissage) et Abhidhamma (analyse psychologique).