Les Livrets du Refuge
Centre Bouddhique d’étude et de méditation
Ajahn Sumedho
Les Enseignements du Refuge nº 3
Ajahn Sumedho est né aux États-Unis en 1934. Après avoir passé 4 ans dans la Marine américaine, il termine ses études à l’Université de Berkeley en Californie. En 1966, il part en Thaïlande pour étudier la méditation à Wat Mahathat à Bangkok. Peu de temps après il est ordonné novice dans un monastère du Laos à Nong Khai et en 1967 il reçoit l’ordination de moine (bhikkhu).
Après avoir pratiqué seul pendant une année, il ressent la nécessité d’un maître. Par une rencontre fortuite avec un moine qui visite son monastère, il est amené à rencontrer Ajahn Chah et à pratiquer pendant dix ans sous sa direction dans la province d’Ubon.
En 1975, Ajahn Sumedho à l’invitation d’Ajahn Chah établit Wat Pah Nanachat, monastère international de la forêt où les Occidentaux peuvent suivre la discipline monastique. En 1977, il accompagne Ajahn Chah en Angleterre et s’y établit accompagné de trois autres moines.
En 1979, Ajahn Sumedho fonde Chithurst Monastery, un Monastère de la Forêt dans la tradition d’Ajahn Chah. Il est le chef spirituel de plusieurs monastères en Angleterre, en Italie, en Suisse ainsi qu’en Nouvelle-Zélande et aux États-Unis. Il vit actuellement à Amaravati, un monastère de la Forêt qu’il établit en 1984.
Ajahn Sumedho reçoit le titre d’Upajjhaya en 1981, ce qui lui permet d’ordonner plus d’une centaine de moines de toute nationalité.
En 1992, il est le premier moine occidental à être honoré du titre ecclésiastique de Phra Sumedhachariya.
Ses enseignements sont simples et directs.
Entretien sur le Dhamma
1er jour
C’est un plaisir de revenir au Refuge suite à l’invitation de Betty. La dernière fois que je suis venu ici, c’était il y a 20 ans ! J’ai la chance d’être accompagné par mon ami, le vénérable Savako qui vit actuellement en Italie, mais qui a été ordonné par moi en Angleterre. C’est un vrai Français ! Il y a aussi parmi nous le vénérable Dhammika de Genève et le vénérable Khemasiri du monastère Dhammapala en Suisse. Et puis mon ami John, au fond, qui a été novice dans mon monastère pendant plusieurs années. Il est maintenant marié et vit en Italie.
Je viens de passer deux semaines en Italie — où j’ai donné une retraite de six jours — et pendant ces deux semaines, il n’a fait que pleuvoir. Et puis, conduits par John, nous avons voyagé en voiture depuis Rome et, à peine avions-nous passé la frontière française, que le soleil est apparu. Je ne sais pas si c’est un signe de bon augure, mais c’est un fait !
Ce week-end, nous avons l’occasion de pratiquer l’attention, la méditation de l’attention. Ce type de méditation semble être particulièrement apprécié en Occident. Je reçois de nombreuses invitations, de tous les coins du monde, pour enseigner la méditation bouddhiste. C’est peut-être un bon signe, ce souhait de pratiquer une discipline d’éveil — car l’enseignement bouddhiste a pour but de nous éveiller… et même si nous pensons que nous sommes éveillés, nous ne le sommes pas.
La méditation bouddhiste est la capacité très simple à être attentif, pleinement présent ici et maintenant. Cela peut paraître très facile à faire et ça l’est. C’est naturel et simple, mais la plupart des gens ne sont pas naturels et simples, ils sont très compliqués, ils ont des personnalités complexes.
Le mot « bouddha » signifie « éveillé ». Il se rapporte au sage historique, le Bouddha, mais c’est aussi un mot qui a sa propre signification : la capacité d’un être humain à être pleinement éveillé, pleinement présent. Donc quand, selon la tradition de toutes les écoles bouddhistes, nous « prenons refuge » dans le Bouddha — comme nous l’avons psalmodié tout à l’heure en pali : buddham saranam gacchami— cela signifie en réalité que nous prenons refuge dans notre capacité à être pleinement présents ici et maintenant, à être ici, vigilants, à accueillir l’instant tel qu’il se présente.
Voilà ce qu’est réellement « prendre refuge dans le Bouddha ». Il ne s’agit donc pas de chercher refuge dans une espèce d’idée abstraite de Bouddha ou dans un sage historique, mais dans une réalité et être déterminé à être pleinement attentif et présent.
Le Bouddha éveillé est la conscience éveillée qui connaît le dhamma. Ce mot « dhamma » signifie « la vérité », la vérité de ce qui est. Si nous partons de notre ego, de notre personnalité, nous interprétons le moment présent non comme le dhamma mais comme « ceci est en train de m’arriver, à moi et je me sens comme ceci/Vous, vous êtes là-bas et moi, je suis ici. » C’est une façon personnelle et culturelle d’interpréter le moment présent. Mais quand nous prenons le Bouddha et le Dhamma comme refuges, il y a une ouverture à l’instant présent, nous sommes pleinement réceptifs à ce qui arrive consciemment à la vue, l’odorat, l’ouïe, le toucher et aux réactions émotionnelles.
Cette conscience d’éveil inclut tout. Elle ne divise pas les choses en cette personne-ci et cette personne-là, ce qui est bon et mauvais, juste et faux.
Dans la réalité, la perception du temps n’est qu’une perception, quelque chose que nous créons dans notre esprit. Pourtant, notre société croit beaucoup dans la réalité du temps. On croit fermement que le passé est quelque chose de vrai. Quant au futur, il est très, très important pour beaucoup d’entre nous, car c’est là que nous allons vivre toutes sortes de choses, bonnes ou mauvaises. Mais si nous partons du point de vue du Bouddha, du refuge dans l’Éveil, il n’y a que le présent, ici et maintenant — et c’est tout ce qu’il y a, en réalité. Quoi qu’il arrive dans la réalité, les choses se passent toujours ici et toujours maintenant. Pour ce qui concerne le passé, par exemple, nous utilisons notre intelligence, notre réflexion pour nous poser la question : qu’est-ce que le passé à cet instant même ?
Par exemple, je peux dire, maintenant, que je me souviens que je suis allé avec Michel, Annie, Betty et les moines dans les Calanques, il y a deux jours. En ce moment, ceci est un souvenir. Le passé est un souvenir qui apparaît dans le présent. De cette manière, nous considérons les choses en termes de dhamma et non en les interprétant de manière personnelle.
Donc un souvenir apparaît toujours dans le présent. Nous avons une mémoire qui retient les choses ; nous pouvons nous rappeler des incidents qui se sont produits il y a dix ou vingt ans — mais la mémoire est quelque chose qui apparaît toujours dans le présent.”
Pourtant, il nous arrive souvent de vivre dans le passé. Il y a des moments où nous oublions d’être pleinement éveillés dans le présent et alors le passé remonte avec énormément de souvenirs, surtout quand on vieillit, mais aussi quand on éprouve beaucoup de ressentiment ou de colère. Toutes sortes de souvenirs remontent : les injustices, les mauvais traitements, les déceptions du passé. Moi, par exemple, je suis encore capable de me mettre en colère à cause d’incidents qui me sont arrivés il y a quarante ou cinquante ans. Si je laisse le souvenir émerger et que je m’y accroche, je ressens cette montée de colère.
Donc en termes de dhamma, nous réfléchissons à présent sur la façon dont les choses sont réellement. Il est dit : « Le Bouddha connaît le Dhamma», donc « ce qui est éveillé » sait qu’un souvenir est une condition qui apparaît et disparaît. Quand certaines conditions se présentent, un certain souvenir apparaît dans la conscience et puis il disparaît. Voilà ce que signifie « connaître la vérité des choses telles qu’elles sont ». Il ne s’agit pas de nier la réalité du souvenir, sa qualité ou sa charge émotionnelle, mais simplement d’en prendre note et de réfléchir à la réalité de l’expérience : ce qui se passe réellement, c’est que je me remémore dans l’instant présent les choses passées.
Et maintenant, pour vous, qu’est-ce que le futur dans cet instant, ici et maintenant ? Pour moi, je ne sais pas encore. Je n’ai pas de souvenirs dans le futur. Mais le futur représente toutes les possibilités : le peut-être, le possible, le probable ; les spéculations, les anticipations, les inquiétudes ; toutes les conditions que nous créons dans le présent sur les possibilités de l’avenir. En termes de dhamma, voir l’avenir c’est l’état mental que nous créons, les spéculations, le désir de certitude, la peur, l’angoisse, l’inquiétude que nous créons — mais tout cela apparaît toujours dans le présent.
Quand nous contemplons cela, nous voyons que seul le présent existe, ce que l’on appelle en pali le paccuppanna dhamma, la réalité de l’ici et maintenant. C’est ici que se trouvent l’éveil, la libération, la liberté, la réalité, le nirvana. Tout est lié à cet instant présent, maintenant.
Voilà pourquoi c’est simple. Parce que cela ne concerne que le présent.
Maintenant est tout ce qui existe en termes de vécu. Conscience éveillée, présence totale et attention ne concernent que cet instant présent. Donc quand nous pratiquons la méditation bouddhiste, nous portons toujours notre attention sur ce qui se passe ici et maintenant pour nous. Et nous commençons par ce qui est le plus évident. Ce qui est le plus évident pour chacun d’entre nous maintenant, c’est notre corps assis là, dans cette posture. Nous lui donnons notre attention, nous y réfléchissons. Cela paraît très évident. Il y a quatre postures que nous utilisons pour pratiquer la méditation : assis, debout, en marchant et allongé. Quatre postures très ordinaires que nous adoptons tout au long du jour et de la nuit.
Maintenant, par exemple, observez le simple fait d’être assis et réfléchissez à la réalité de cette posture, de votre corps, de comment vous le ressentez en ce moment, dans cette position assise. Pour ma part, je suis conscient d’une sensation de contact de ce corps assis sur un coussin et puis la sensation de mes mains, la droite étant posée sur la gauche… Et puis je suis conscient de mes épaules ; j’ai toujours un problème avec mes épaules, la sensation que l’une est plus tendue et raide que l’autre…
Donc, dans cette position assise, je laisse mon corps me parler. Mon attitude consiste à me contenter d’observer ce qui émerge de la conscience à partir de cette expérience d’assise. Il est très important d’utiliser le corps comme fondement de l’attention, car le corps est rattaché à la terre, il est lourd, c’est quelque chose que nous devons apprendre à observer au lieu de l’ignorer ou d’en abuser. Je remarque que quand je lui accorde de l’attention, mon corps commence à se détendre. Les tensions se relâchent et le corps lui-même semble apprécier d’être remarqué et accepté.
Avant de commencer la méditation, je ne m’intéressais pas du tout au corps ; tout se passait dans ma tête : je pensais au passé, à l’avenir ; je vivais dans un monde complètement imaginaire et je ne tenais aucun compte de mon corps. On peut aussi avoir tendance à exploiter son corps, à lui faire faire ce que l’on veut, à en tirer autant de plaisir que possible, mais un jour, le corps commence à s’en ressentir.
Donc l’attention. Porter son attention sur le corps. Dans la méditation bouddhiste ou la méditation de l’attention, cela signifie utiliser quelque chose de très évident, avec lequel nous devons vivre, qui est toujours avec nous tant que nous vivons. Dans cette vie, où que nous soyons et quoi qu’il se produise, il y a toujours le corps, ici et maintenant.
Et puis il y a une autre chose, liée à ce corps, qui se produit en ce moment : la respiration. Nous respirons tous ; c’est une fonction naturelle. Bien sûr, nous pouvons respirer tout en étant complètement piégés et perdus dans toutes sortes d’états mentaux, dans des mondes imaginaires du passé et du futur. Mais maintenant nous portons délibérément notre attention sur ce simple mouvement du corps qui respire. Il s’agit là d’une pratique de base très puissante dans le Bouddhisme Theravāda. On l’appelle āṇāpāṇasati.
Donc pour ce qui concerne la concentration sur l’ici et maintenant, ces deux pratiques sont très importantes, car elles permettent de poser le mental sur quelque chose qui est en train de se produire dans l’instant. Ce sont des choses auxquelles nous n’accordons généralement aucune attention, pris comme nous le sommes dans le passé et l’avenir et dans le sentiment de nous- mêmes en tant que réalité absolue. Mais le fondement de la pratique est toujours « ce qui se produit dans cet instant même » — comme la posture et la respiration.
Ensuite, quand nous pratiquons ainsi en position assise, nous remarquons que l’esprit a tendance à s’égarer, à penser à des choses. Dès que nous en prenons conscience, il est bon de repartir sur quelque chose qui se passe réellement maintenant comme la respiration ou la posture du corps. Il faut avoir de la patience, mais il ne s’agit pas de se tyranniser. Au contraire, dans la méditation il est important de se détendre, d’apprendre à se détendre dans ce sentiment de présence à ce qui est et non de se forcer à faire quelque chose. Quand j’ai moi-même commencé à méditer, j’ai puisé sans succès dans la force de la volonté, donc je sais par expérience que l’on ne réussit qu’à créer de plus en plus de tension en pratiquant ainsi la méditation. Ajahn Chah, mon maître en Thaïlande, appelait la méditation « des vacances pour le cœur » ! Et moi je me disais : « Mais que dit-il là ? Pour moi c’est dur ! C’est un vrai travail ! » Pourtant, cette phrase m’a interpellé, car je prenais très au sérieux tout ce que disait Ajahn Chah. Alors, je me suis dit : « Peut-être que c’est moi qui me trompe, peut-être que ce n’est pas si difficile et que c’est moi qui vois les choses de manière incorrecte. » Et finalement, j’ai dû conclure qu’il avait raison.
La méditation est un sentiment d’ouverture, de détente. On lâche le monde et on se fait confiance, dans le sens que l’on sait pouvoir être présent et ouvert à l’instant.
Quand on voit la méditation ainsi, comme un processus qui nous détend et non qui nous fait batailler, on commence à prendre vraiment plaisir à la pratique de la méditation, car le monde extérieur, la vie dans le monde est une constante bataille où l’on essaie de réussir, d’atteindre un but, de maîtriser, de manipuler, etc. Alors, notre esprit est programmé pour atteindre et obtenir quelque chose. Voilà pourquoi j’insiste beaucoup sur le sentiment de détente et d’ouverture quand j’enseigne la méditation en Occident, parce que les gens font trop d’efforts, ils se donnent trop de mal. De cette manière, inévitablement, ils n’arrivent nulle part et risquent de finir par se décourager.
Donc nous pouvons profiter de ce week-end de retraite comme d’une occasion d’offrir des vacances à notre cœur. Il suffit de vous faire confiance, de vous donner une orientation, de vous dire : « Voici un moment pour m’ouvrir, me détendre et regarder en moi — pas de manière critique, mais simplement avec attention. » Le type de sagesse et de connaissance qui émerge de l’attention, de la présence consciente, n’est jamais critique. La façon dont notre esprit est conditionné fait que nous critiquons sans cesse les choses : ceci est mieux que cela ; ceci devrait être comme ceci et pas comme cela. Quand nous pensons et que nous nous attachons au processus de la pensée, nous devenons très critiques par rapport à nous-mêmes et au monde qui nous entoure. Par contre, quand nous observons les choses avec attention et présence consciente, c’est la sagesse qui est en œuvre, pas la pensée. La sagesse discerne et connaît les choses telles qu’elles sont, mais elle ne compare pas, elle ne dit pas comment les choses devraient être, elle ne met pas d’étiquettes en termes de bien et de mal. Cette sagesse est faite de discernement et de compassion.
Je me souviens, en Thaïlande, quand j’ai commencé à méditer dans l’ouverture et la détente, toutes sortes d’émotions négatives ont commencé à apparaître. Du fait que, toute ma vie, j’avais réprimé mes émotions — et notamment la colère —, quand j’ai commencé à m’ouvrir et à me détendre, je n’étais plus en mesure de résister, de sorte que je me suis trouvé assailli par la colère en permanence, ce qui était très surprenant. Je me suis dit que je faisais sûrement fausse route, car, dans mon esprit, la méditation ne pouvait amener que la paix, l’extase et la pureté du cœur. Mais l’enseignant m’a dit : « C’est un bon signe. Cette colère est ce à quoi tu as résisté et maintenant tu as l’occasion, grâce à cette prise de conscience ouverte, de t’en libérer. »
Voilà pourquoi je dis que l’attention de la méditation n’est pas critique. Mon mental va tout de suite me dire : « La colère est quelque chose de mauvais. Je pratique mal parce que, si je méditais correctement, je ne ressentirais pas de colère ». Le mental, l’esprit critique, l’esprit conditionné se mettent à étiqueter négativement ce sentiment de colère. Par contre, le discernement de l’attention méditative est simplement conscient de cette énergie que nous appelons colère. Il l’accueille, il la reconnaît, il lui permet d’être ce qu’elle est et, ensuite, de voir — de sorte que, grâce à l’attention, nous finissons par voir la résolution et la disparition de toutes nos émotions.
J’espère que j’ai pu éclaircir les choses et que, maintenant, vous percevez bien la différence entre le discernement — l’observation par la sagesse de l’attention au moment présent — et l’esprit critique, lequel est un processus de pensée conditionné.
Dans le Theravāda, nous pratiquons aussi couramment la méditation mettā. Ce mot est généralement traduit par « bonté bienveillante », mais cela peut paraître un peu sentimental. Au début, je croyais que, si je pratiquais correctement mettā, je devais absolument aimer tout le monde, toutes les créatures. Il est vrai que c’est une pensée très inspirante : l’idée de pouvoir aimer tous les êtres est un idéal qui m’attire énormément. Pourtant, la réalité de la vie est que je ne ressens pas tout le temps de l’amour pour toutes les créatures ! Donc il y a un conflit entre l’idéal auquel j’adhère et la réalité.
Par exemple, en Thaïlande où je vivais, il y a énormément de moustiques et, quand on devient moine, on s’engage à ne jamais tuer quoi que ce soit intentionnellement. Donc je me retrouvais à donner mettā à tous les êtres vivants — y compris aux moustiques ! — alors que tout ce dont j’avais envie c’était de tuer ces insectes, pas de les aimer ! À ce moment-là, mon esprit critique disait : « Tu es mauvais. Tu devrais avoir de l’amour bienveillant pour les moustiques et tout ce que tu souhaites, c’est t’en débarrasser. Tu es un mauvais moine. »
Donc l’esprit critique a tendance à comparer la réalité avec l’idéal. Or la réalité de l’expérience émotionnelle n’est jamais idéale donc l’esprit critique juge l’expérience émotionnelle d’aversion pour les moustiques comme quelque chose qui fait de moi un mauvais moine. J’ai alors clairement vu la différence entre cet esprit critique et l’esprit de discernement, l’attention. L’attention a conscience de l’émotion de colère, par exemple, mais ne la compare pas à un idéal. Les choses sont observées et vues pour ce qu’elles sont. Donc, grâce au discernement, j’ai pu observer cette aversion, cette colère et cette peur des moustiques. L’esprit de discernement ne disait pas : « Tu es un mauvais moine », il se contentait d’observer. Il y a cette colère et c’est tout. J’observe le précepte de ne pas tuer, mais je suis aussi clairement conscient du sentiment et dans cette conscience il y a une acceptation de la colère qui finit par permettre de la lâcher.
C’est ainsi que j’ai commencé à voir comment on pouvait offrir mettā. Cette pratique n’est pas basée sur un idéal au-delà de nos possibilités, mais sur notre confiance dans l’esprit de discernement, notre capacité d’attention qui est naturelle, mais que nous devons apprendre à reconnaître. Mettā devient alors une façon de gérer toutes les situations, qu’elles soient mentales ou physiques. Ainsi, quand il y a de l’attention, du discernement — donc pas de critique ni de jugement — mettā devient possible. Pour moi, c’est une façon d’accueillir les moustiques, la colère, l’aversion… Tout le processus est reçu, accueilli, avec ce discernement, cette perception des choses sans jugement. Et cela, c’est la compassion, c’est accepter les créatures ou les circonstances telles qu’elles sont, en sachant que toutes les conditions qui apparaissent finissent par disparaître.
Notre but est la libération de la souffrance, la fin de l’illusion, de la vision erronée que nous avons des choses. Et, bien entendu, cela signifie que la voie de la Libération passe par cette simple et imminente capacité à être attentif. C’est pourquoi nous passons la vie entière à la cultiver, à la développer. Ce qui est très important, c’est d’apprendre à mettre sa confiance dans cette attention. Je vous dis cela, mais, en réalité c’est à vous qu’il revient de reconnaître, de vraiment respecter, de cultiver et de mettre toute votre confiance dans cette attention, cette claire conscience des choses que nous appelons Buddham saraṇam gacchāmi, Dhammam saraṇam gacchāmi.
Année après année, j’ai toujours fait l’effort de me rappeler que tout se passe toujours ici et maintenant. Il faut que je me le rappelle parce que l’esprit conditionné est toujours influencé par le monde qui, lui, ne se préoccupe que du passé et du futur, de sorte que l’on passe sa vie à faire des choses maintenant pour en obtenir un résultat dans le futur — mais cela ne ressemble guère à « des vacances pour le cœur » !
Cette attention, Ajahn Chah l’appelait « notre véritable demeure ». Votre demeure c’est un endroit où vous vous sentez complètement à l’aise, où vous savez que vous êtes chez vous. Et plus vous arrivez à connaître cette attention et à lui faire confiance, plus vous vous sentez à l’aise. Vous savez que c’est ce que vous êtes vraiment. Vous êtes à votre place.
Avez-vous des questions ?
Question : Est-ce que l’acceptation du moment présent est un jugement ?
Non. J’emploie souvent le mot « intuition » pour parler de cette capacité à recevoir l’instant. C’est une simple attention qui inclut tout, qui ne divise rien et ne se concentre sur rien de particulier. Recevoir l’instant est une présence intuitive.
Penser est linéaire. Donc quand on pense, on ne peut penser qu’un mot à la fois. Et puis on se crée soi-même à travers la pensée. Et on met une étiquette sur tout.
On s’attache et on se limite sans cesse pour se conformer aux circonstances et aux habitudes. Par contre, la conscience intuitive n’est ni mentale ni verbale ; c’est un acte d’attention imminente. Cela ne paraît peut- être pas grand-chose, mais, en réalité, cela inclut tout, englobe tout. L’attention intuitive ne porte aucun jugement, elle est réceptive, intelligente, elle a du discernement et elle n’est pas le produit de l’ignorance. Ce n’est pas une création personnelle.
Question : On peut être conscient de ce qui se passe et malgré tout préférer que cela se passe autrement, n’est-ce pas ?
Certes. L’attention intuitive permet de discerner et d’accepter. Il ne s’agit pas d’approuver ou d’aimer, mais de voir qu’à cet instant les choses ne peuvent pas être autrement — que cela nous plaise ou non, c’est une autre histoire. Voyons simplement les choses en face : à cet instant, voilà ce qu’il en est. Et si on n’aime pas ce qui est, cette réaction est également incluse dans l’attention. L’attention a cette capacité de tout inclure, alors que la discrimination de l’esprit critique voit une chose et puis une autre et encore une autre : une fleur et puis un réveil et puis un verre. Dans l’attention, la fleur, le réveil et le verre sont tous inclus globalement. Avec l’attention, je ne pense pas, tout se passe dans le même moment. Après, que j’aime les fleurs ou pas, que j’aime le réveil ou pas, il n’y a rien là qui me perturbe — quand l’attention est présente, rien ne me perturbe. Et si je prends conscience qu’il y a quelque chose que je n’aime pas, alors il y a cette conscience de « ne pas aimer », mais je ne vais pas m’y attacher et en faire une obsession.
Question : J’ai été touché par ce que vous avez dit concernant le vieillissement. Plus j’avance en âge, plus j’ai conscience d’avoir perdu de la fraîcheur et de la joie de vivre. Et lorsque je suis en méditation, il y a beaucoup de frustrations, de regrets ou même de remords qui remontent et parfois il est assez difficile de retrouver une espèce de joie, d’élan dans la vie.
Vieillir est une condition naturelle liée au corps. Il est dans la nature du corps de vieillir, de tomber malade et de mourir. Par contre, la souffrance vient de ce que nous n’aimons pas ce processus : nous ne voulons pas vieillir, nous n’aimons pas tomber malades et nous avons peur de mourir. Cela, c’est une souffrance que nous créons. Mais en vérité, quand on se place du point de vue de l’attention, de la claire conscience, on ne s’identifie plus au corps, on en est libre. Le corps est ce qu’il est. Il est conditionné par sa nature et il change en conséquence. Avec l’attention, nous pouvons accepter ce corps dans sa nature et être patients avec lui. Au lieu de résister au processus de vieillissement, de se battre contre lui et de s’y identifier.
La joie de la pleine attention vient non pas du sentiment d’être en forme, en bonne santé, jeune et beau, mais du non-attachement à ces choses-là et de la capacité à apprendre de tout ce que nous vivons.
Question : Vous avez présenté la méditation comme une forme de détente. Est-il possible de l’utiliser pour se libérer des émotions négatives ?
Quand le corps se détend, il devient un véritable support. Il nous aide à maintenir l’attention quand nos émotions sont très présentes. Et, grâce à l’attention, nous pouvons rester présents à un vécu émotionnel : si nous n’y pensons pas (nous n’y accrochons pas notre pensée, mais nous observons), alors nous ne jugeons pas nos émotions et nous ne nous y identifions pas. Nous restons avec le vécu énergétique de la colère — ou de l’avidité ou du chagrin… Et quand nous maintenons cette attention, nous commençons à voir que ces émotions changent parce que ce sont des conditions impermanentes et puis elles finissent par se diluer, par passer. C’est comme si vous libériez votre esprit de ces émotions. Vous n’y résistez pas, vous n’y réagissez pas, mais vous les voyez pour ce qu’elles sont et vous leur permettez de suivre leur cours naturel qui est de changer. Cette attention soutenue est notre seule possibilité de rester avec ce processus d’apparition et de disparition des phénomènes.
Par exemple, je parlais de la colère que j’avais autrefois. Ma tendance était d’y résister : je voyais la colère approcher et j’y résistais. Ayant passé une vie à refouler ma colère, la colère était devenue une habitude. Mais grâce à l’attention de la méditation, j’ai été en mesure d’accueillir cette émotion. L’attention développe la patience et la colère est souvent liée à un manque de patience. Avec la patience et l’attention, j’ai pu prendre pleinement conscience de mes sentiments et les accepter et puis j’ai vu la différence. Je voyais la colère, je la ressentais, mais je ne la jugeais plus, je ne la considérais plus comme un défaut personnel ; elle est ce qu’elle est. Ensuite, j’ai constaté qu’en observant ma colère de cette façon, cette tendance à éprouver de la colère diminuait. Je ne résistais plus, je ne refoulais plus, je permettais aux choses de se présenter et de se dérouler et la tendance à répéter toujours les mêmes vieux schémas a commencé à disparaître peu à peu.
Question : Vous faisiez remarquer que la méditation connaît beaucoup de succès auprès des Occidentaux. Mais comment se fait-il qu’en France il y ait aussi peu de centres, de monastères représentant le Theravāda et en particulier la Tradition de la Forêt ?
Je ne sais pas.
Il semblerait que pour ceux qui s’intéressent à cette voie en France, la seule option soit d’embrasser la vie monastique.
Ce serait bien ! Je ne sais pas trop ce qui se passe en France, mais je vois des Français intéressés par la méditation un peu partout, en Asie, en Angleterre… Il est vrai que l’Angleterre, par exemple, a toujours eu des liens historiques et politiques très forts avec le Sri Lanka, la Birmanie et l’Inde, ce qui a créé très tôt un intérêt pour l’étude du sanskrit et du pāli ainsi que pour le Bouddhisme. Par contre, l’intérêt pour la méditation bouddhiste est assez récent, il est apparu dans les quarante dernières années à peu près.
Quant à moi, c’est parce que j’étais dans la marine américaine dans les années 1950 que je m’y suis intéressé. D’abord, j’ai été basé au Japon ; j’ai donc commencé par m’intéresser au bouddhisme zen. Ensuite, si je me suis intéressé au Theravāda, c’est simplement parce que j’ai été envoyé en Asie du Sud-est et que là-bas, c’est le Theravāda qui prime.
Mais mon intérêt pour le Bouddhisme a toujours été lié à la méditation. Je ne suis pas un érudit féru de textes, pas du tout. Ce qui m’intéresse dans le Bouddhisme c’est : comment fonctionne-t- il ? Est-ce qu’il peut vraiment nous libérer ? Est-ce encore une de ces idéologies qui ne fonctionnent pas ? J’avais l’envie et la motivation nécessaires pour chercher la réponse à ces questions. Et, plus je pratique, plus j’ai confiance, parce que cette pratique nous remet sans cesse en question, nous éveille et nous aide à voir comment nous créons notre propre souffrance. Et quand on voit cela, quand je vois cela, j’arrête de recréer le processus.
Question : J’aimerais savoir ce que vous pensez du lien entre nos émotions et nos organes. Les émotions se stockent dans les organes. Est-ce que la méditation peut aider ?
Le corps est affecté par les émotions. Nous avons des émotions qui sont des instincts de survie, comme les animaux. La colère, le désir sexuel pour la procréation et la peur. Ce sont là des sortes d’émotions primales que nous partageons avec tous les êtres vivants dans le royaume animal. Cela fait partie des réalités karmiques liées au fait que nous soyons nés dans un corps humain.
Ces émotions sont primales dans le sens qu’elles ne sont pas conditionnées par notre culture, elles viennent à la naissance du corps humain, dans le même « paquet ». Mais, chez les humains, les choses sont compliquées par le fait que nous avons une mémoire, que nous nous souvenons de ce qui est arrivé dans le passé. Alors, quand nous avons un choc émotionnel, il s’enregistre effectivement dans le corps. C’est comme si quelque chose s’arrêtait brusquement un instant. Et puis, à partir de cela, nous créons un sentiment de nous-mêmes. Ainsi, l’ego est fabriqué à partir de notions comme : je suis meilleur que toi ou pire ou bon ou mauvais ou j’ai raison, j’ai tort. Et puis il y a les émotions.
Par exemple, on s’identifie énormément à l’énergie sexuelle, qui est pourtant parfaitement naturelle : je suis normal ou anormal, je suis trop ceci ou pas assez cela. Quant à la colère et la peur, elles peuvent nous rendre complètement névrosés. Par exemple, quelqu’un qui vit dans un appartement à Londres, en sécurité, peut être terrorisé à l’idée de sortir de chez lui alors qu’il n’y a pas de tigres ou d’ours dans les rues. Nous devenons névrosés parce que nous compliquons même nos instincts les plus primaires avec un sentiment de soi et des attachements émotionnels.
Je remarque parfois, simplement à la façon dont une personne marche, qu’il y a de l’agressivité dans sa démarche et je constate que je me sens menacé. J’en ai conscience. Je vois bien qu’il n’est pas agressif par rapport à moi, mais je suis sensible et conscient du langage du corps, de la façon dont une personne se déplace, etc. Nous sommes aussi culturellement conditionnés dans ce sens.
Dans le Bouddhisme on dit : quand telles conditions apparaissent, tel résultat apparaît. Alors, étant des créatures d’habitude, nous fonctionnons avec des tas de conditionnements, des réactions d’habitude et non des réponses spontanées aux situations.
Question : Pouvez-vous parler de la peur de l’inconnu ?
Cette peur est à l’origine de notre constant besoin de nous sécuriser : j’ai une retraite, je suis propriétaire de ma maison… Nous voulons des garanties et des certitudes parce que le futur est l’inconnu.
C’est comme le mot « mort ». La mort fait peur parce que nous ne la connaissons pas. Les gens me demandent souvent : « Quelle est la position bouddhiste sur la mort ? Que se passe-t-il quand on meurt ? » Et je réponds : « Je ne sais pas. Je ne suis pas encore mort. » J’ai entendu plusieurs théories sur l’après-vie — renaissance, réincarnation, etc. — mais je ne peux pas parler en termes d’expérience directe. Je dis cela simplement pour souligner le fait que savoir que l’on ne sait pas est aussi une forme de savoir.
Le Bouddha a dit : « L’attention est la voie qui mène au-delà de la mort. » Le Bouddha a mis l’accent sur cette attention, cette simple capacité à porter son attention dans l’instant présent, comme étant la façon de réaliser l’au-delà de la mort. Il a ajouté : « L’inattention, l’incapacité à être conscient et présent, est la voie qui mène à la mort ».
En tant que personnes, nous mourons tout le temps parce que nous sommes attachés aux choses par manque d’attention, de conscience claire de ce qui est. Nous nous attachons à notre corps, nous nous attachons à nos émotions, nous nous attachons à nos idées et nos opinions et tout cela est constamment menacé dans la mesure où tout ce qui apparaît finit par disparaître. Il y a donc cette terrible peur, cette anxiété autour de notre sentiment de « moi », parce que nous voulons quelque chose de permanent auquel nous accrocher qui ne nous décevra pas. Mais vous ne trouverez rien dans le monde en quoi mettre toute votre confiance sans être jamais déçu sauf si vous vous éveillez. L’Éveil est l’unique refuge. On échappe à la mort par l’attention consciente.
La méditation se dit bhāvanā en pāli, ce qui signifie précisément « cultiver » l’attention. Pour moi, ma vie en tant que moine se résume à cela : faire confiance à cette attention, à cette conscience présente. Au début c’est très difficile à cause des vieilles habitudes, mais, progressivement, faire confiance à cette attention devient un état naturel. On se sent tellement à l’aise que toutes les inquiétudes, les idées sur la mort, les images de soi… tout cela s’éloigne tout simplement. Il y a cette conscience pure qui s’exprime à travers la forme humaine. C’est le résultat de la vision juste du dhamma : voir les choses telles qu’elles sont.
Ce que je dis là n’est pas un enseignement dogmatique. C’est simplement le fruit de mon expérience que j’offre à votre réflexion et à votre contemplation.
Deuxième jour
Quand je donne un enseignement sur le Dhamma, je tiens à souligner qu’il s’agit simplement de réflexions dont le but est de vous ramener à votre propre expérience consciente. Il ne s’agit pas d’accepter mes paroles comme une croyance ou une doctrine. D’ailleurs, pour moi, ce qui fait du Bouddhisme une religion unique c’est qu’il ne commence pas par poser en dogme un Créateur Ultime ou une structure métaphysique en laquelle il faudrait croire. Le Bouddha a simplement énoncé quatre points, les Quatre Nobles Vérités, qui traitent d’une expérience que nous avons tous en commun, celle de la souffrance.
Le premier point, c’est l’existence de la souffrance et le Bouddha l’a appelé « la Première Noble Vérité ». Pour la plupart d’entre nous, la souffrance est quelque chose de désagréable ; elle n’a rien de noble et nous passons notre vie à essayer de l’éviter plutôt que la regarder en face et la comprendre. Ce que le Bouddha nous pousse à considérer, ce n’est pas la souffrance en tant qu’idée abstraite que l’on pourrait intellectualiser, mais celle dont tout être humain fait l’expérience depuis le début de l’humanité : l’angoisse, l’inquiétude, la perte des êtres chers, etc.
Par exemple, pendant cette retraite vous avez peut-être fait l’expérience de l’inconfort physique. Le fait d’être assis pendant 45 minutes crée un certain malaise que nous connaissons tous. C’est quelque chose de supportable, bien sûr, mais nous sommes conscients de ce malaise et nous souhaitons y mettre fin. Nous espérons que la cloche va bientôt sonner, nous renforçons notre samādhi dans l’espoir que l’absorption méditative nous fera oublier la douleur ou bien nous changeons carrément de posture. Dans tous les cas nous sommes conscients du désir de nous débarrasser de cet inconfort physique. Ce désir de nous débarrasser de ce que nous n’aimons pas est tout à fait naturel. Dans l’univers conscient et sensible qui est le nôtre, nous avons naturellement tendance à repousser la douleur, la laideur, la misère, etc. tandis que nous nous sommes attirés par la beauté, le confort, etc. Ce sont des attirances et des aversions tout à fait naturelles.
Il est bon de méditer sur les situations pour les comprendre et les connaître plutôt qu’y réagir. On dit que le Bouddha « connaît le monde » et, par son enseignement, il nous conseille de vraiment regarder ce que signifie « être conscient » dans l’univers humain, dans le corps humain. Nous sommes sensibles du fait des yeux, des oreilles, du nez ; nous sommes conscients du goût grâce à la langue ; à travers le corps nous ressentons le plaisir, la douleur, la chaleur et le froid ; et puis nous avons un esprit susceptible de se réjouir et de souffrir. C’est là toute l’expérience du monde des sens. Nous sommes incarnés dans une forme sensible et dans un univers sensoriel.
Il s’agit simplement d’observer, pas de critiquer ni d’émettre des jugements de valeur sur la nature du monde. Si je prends conscience de mon monde à partir d’ici, à partir de maintenant, qu’est-ce que je trouve ? Il y a cette forme — ce corps — et il y a cette conscience. Quant à ce dont je fais l’expérience, c’est de la sensibilité, c’est-à-dire tout ce qui touche mes organes sensoriels : la vue, les sons, les odeurs, les goûts, le contact.
Cette expérience sensorielle est permanente, depuis l’instant de la naissance jusqu’à la mort. Il faut constater l’évidence : être sensible c’est cela, c’est ressentir du plaisir, de la douleur ou de l’indifférence. L’expérience que nous faisons en tant qu’êtres vivants sur cette planète se résume à cela : plaisir et douleur, autrement dit : sensibilité. C’est un état normal et naturel parce que telle est la nature de l’univers dans lequel nous vivons.
Maintenant, si nous n’étions que cela — des corps humains dotés d’organes des sens — nous serions évidemment prisonniers de cet univers sensoriel, nous n’aurions aucun moyen de le comprendre, nous serions conditionnés et asservis, victimes de l’expérience sensorielle. Or le Bouddha a montré un chemin qui mène à la libération de cet asservissement et ce chemin c’est l’attention, la présence consciente : sati sampajañña ou sati paññā. Cela signifie qu’il existe un moyen de nous libérer, de ne plus être perdu ou prisonnier de notre corps et des états mentaux que nous créons et ce moyen consiste simplement à être attentif et conscient, à contempler la souffrance telle que nous en faisons l’expérience et à y réfléchir.
Maintenant est-ce que « moi » — personnalité, ego — je peux contempler ma propre souffrance ? Dans ce cas, le point de départ ne serait pas l’attention pénétrante, mais un « moi » conditionné : « Pourquoi est-ce que je souffre ? Ce n’est pas juste ? De qui est-ce la faute ? Comment vais-je m’en sortir ? Pourquoi cela m’arrive-t-il à moi ? » Je me plains, j’accuse et je crée ainsi encore plus de souffrance parce que, si j’ai un point de vue personnel, je suis incapable de voir les choses clairement, je m’identifie à la souffrance, c’est « moi » qui souffre. À cela s’ajoute l’idée que « les choses ne devraient pas être ainsi », que « nous ne devrions pas souffrir comme cela ». Par contre si nous prenons refuge en Bouddho, la présence consciente, il n’y a plus d’aspect personnel comme « mon corps », « ma souffrance », « mes sentiments ». Nous regardons les choses telles qu’elles sont réellement, en tant que conditions dont nous faisons l’expérience — des conditions de plaisir, de douleur, de sensations neutres, d’émotions. Nous commençons à voir le corps lui- même comme un objet d’observation qui nous permet de comprendre ces conditions. Nous constatons que nous ne sommes pas les conditions. Notre réalité c’est l’attention, pas les conditions.
Hier soir nous avons parlé du Bouddha qui « connaît le Dhamma » et des « refuges » que sont le Bouddha et le Dhamma. Cette formule peut servir de paradigme pour l’attention, la vision pénétrante : on peut dire que l’attention « connaît la réalité », elle sait que les conditions ne cessent d’apparaître et de disparaître, qu’elles sont impermanentes. Pour reprendre l’exemple de l’inconfort physique, imaginons que vous ayez mal aux jambes. Si vous appliquez votre attention à cette douleur, d’une part vous constaterez qu’il s’agit d’une vibration et, d’autre part, vous prendrez conscience de votre désir de la faire cesser. Donc sati sampajañña permet de faire la différence entre la sensation qui émane du corps — sensation réelle de douleur physique qui résulte du fait que nous avons un corps humain — et la souffrance que nous avons créée en y superposant le rejet : « Je ne veux pas de cette souffrance. Comment puis-je m’en débarrasser ? »
Dans la première Noble Vérité, il y a dukkha, la souffrance, mais aussi la notion que cette souffrance doit être comprise. Pour comprendre une chose, on ne peut pas se limiter à des connaissances livresques ; il faut observer, étudier, connaître ; il faut faire face à la réalité de la douleur ou de l’inconfort physique. Nous avons vu que la douleur physique, les sensations physiques ne sont pas « fabriquées », elles font partie de la condition humaine. Mais ce n’est pas de cette souffrance qu’il s’agit dans la Première Noble Vérité. La souffrance que nous voulons étudier, c’est celle que nous créons en refusant ce qui est. La Première Noble Vérité consiste donc à voir la souffrance que nous créons par ignorance. Le voir nous permettra de ne plus réagir aux stimuli comme nous en avons l’habitude.
Quand quelque chose de désagréable se produit, nous réagissons « normalement » par l’aversion et le rejet. C’est une réaction habituelle dans le sens que nous nous identifions à cette souffrance et qu’une image de soi en émerge.
Voilà pourquoi je ne cesse d’enseigner sati sampajañña. Sati se traduit par « l’attention », mais ce mot n’est pas tout à fait satisfaisant. Sati c’est une qualité d’attention toujours en éveil, c’est être prêt à remarquer et observer toute chose dans l’instant présent. Quant à sampajañña, c’est une capacité d’intuition qui permet d’amener à la conscience l’ensemble de ce moment, c’est une qualité d’attention globale. Par exemple si nous éprouvons une douleur à la jambe, sati nous permet d’être conscient de notre résistance à cette douleur et sampajañña inclut les deux : la prise de conscience de la vibration de la douleur et de l’aversion que je crée en la refusant.
Et puis il y a l’attention appelée sati paññā. Celle-ci a la capacité de discerner que les circonstances conditionnées sont ce qu’elles sont. Elle voit par exemple que cet inconfort physique est comme il est, que cette angoisse morale est comme elle est. Avec sati paññā nous commençons donc à entrevoir comment lâcher la souffrance naturelle, celle qui est due à notre sensibilité, à nos organes sensoriels, au fait que nous sommes des êtres conscients et que nous avons une forme physique. Nous comprenons qu’il s’agit du flot naturel des phénomènes conditionnés dont nous ne sommes pas responsables. Par contre, nous voyons aussi qu’il nous est possible de mettre fin à la souffrance que nous créons une fois que nous savons la distinguer de la souffrance naturelle. Nous comprenons clairement qu’il est inutile d’ajouter aversion, ressentiment et négativité à l’expérience physique.
Dès que nous avons cette vision claire des choses, nous sentons que nous pouvons lâcher prise, c’est-à-dire abandonner le désir — qu’il s’agisse du désir de nous libérer de quelque chose de désagréable, du désir de devenir quelque chose ou du désir de gratification sensorielle, cette force qui nous pousse sans cesse à obtenir du plaisir par les sens.
La Seconde Noble Vérité dit que la souffrance a une origine, une cause et cette cause est l’attachement au désir. Par ignorance, du fait que nous ne comprenons pas la souffrance, nous nous attachons, nous nous accrochons à ces trois formes de désir : le désir de choses agréables aux sens, le désir de devenir quelque chose et le désir de nous libérer de ce que nous n’aimons pas. Il est très important de savoir que, dans la Seconde Noble Vérité, le but est le lâcher-prise, le non-attachement, c’est-à-dire prendre conscience de l’attachement au désir et le laisser aller. Le désir est naturel dans notre univers, il ne s’agit pas de chercher à s’en débarrasser, mais d’en prendre conscience et de voir l’attachement qu’il engendre. C’est alors que vient cette intuition claire : je peux lâcher le désir.
Souvent le Bouddhisme est critiqué, accusé de préconiser l’abandon de tous les désirs, comme une espèce de nihilisme qui aurait pour but de détruire le désir et de faire abandonner tous les plaisirs sensoriels. Mais le Bouddha n’a pas enseigné l’annihilation des sensations. Il nous a montré la cause de la souffrance qui est l’ignorance, l’attachement dû à l’ignorance ; il a montré comment nous réagissons aux situations selon des schémas habituels, souvent basés sur des conditionnements tout à fait inadéquats ; comment nous sommes prisonniers de ces habitudes ; et enfin la souffrance que nous créons dans notre vie du fait que nous ne connaissons pas les choses telles qu’elles sont réellement, que nous vivons dans l’illusion.
Donc l’enseignement profond de la Seconde Noble Vérité est le lâcher-prise, ce qui ne signifie pas se débarrasser des choses, ni résister à ce qui est, mais simplement relâcher ce que l’on retient. Par exemple ce verre que je tiens à la main… voilà, je le lâche, c’est-à-dire que je le pose, tout simplement… Je ne le jette pas ! Quand je retiens quelque chose, que je m’y accroche, je ressens de la tension, et je n’en suis même pas conscient — c’est l’ignorance. Je me demande : « Mais pourquoi suis-je si tendu, si mal à l’aise ? » Et quelqu’un me dit : « Ajahn, c’est parce que vous serrez très fort ce verre. Lâchez-le ! » Si je suis vraiment ignorant, je me dis alors : « Mais oui, c’est la faute de ce verre ! ».
Alors, je le jette au loin et il se casse. Et plus tard, quand j’aurai soif, il n’y aura plus de verre et qu’est-ce que je ferai ? ! … donc, ce n’est pas la faute du verre, mais de mon attachement dû à l’ignorance de l’origine de la souffrance.
C’est cela que le Bouddha enseigne : la cause de la souffrance est un attachement au désir dû à l’ignorance. À partir de cette prise de conscience, le voile de l’ignorance tombe et je suis en mesure d’observer l’origine de ma souffrance. Si je suis fortement attaché à quelque chose, que j’en sois obsédé, je peux le voir, être le témoin de mon attachement. Je suis conscient de ce que je fais.
Par exemple, les premiers mois que j’ai passés en Thaïlande auprès d’Ajahn Chah étaient pendant la saison chaude. La chaleur était horrible et je me disais : « Je ne supporte pas ce temps. J’en souffre trop. Je n’en peux plus. » Je croyais que la cause de ma souffrance était la saison chaude en Thaïlande. De cette façon, je pouvais me rendre malheureux en permanence — « Il fait trop chaud, je n’en peux plus ! … il fait trop chaud, je n’en peux plus ! … je n’en peux plus ! » et continuer à me rendre malheureux par ignorance. Et puis j’ai médité et je me suis dit : « Quelle est la cause de ma souffrance ? La chaleur ! Mais c’est normal en Thaïlande pendant la saison chaude. Je n’ai pas créé la saison chaude. La situation est comme elle est. » J’ai commencé à réaliser que la saison chaude fait partie de la nature, du processus de changement… et que la véritable souffrance venait de ma résistance : « Je n’aime pas ça, je n’en veux pas ». Or cette souffrance-là, c’était moi qui l’avais créée. À ce moment-là, j’ai pu la lâcher. J’ai cessé de créer de la souffrance en prenant conscience que finalement je pouvais tout à fait supporter la saison chaude, je n’en souffrais pas tant que cela. C’était inconfortable et déplaisant, surtout à certains moments de la journée, mais c’était supportable et je n’en souffrais pas vraiment.
Ensuite, après avoir passé plusieurs années sous ce climat tropical, j’ai été invité à m’installer en Angleterre. Je suis arrivé à Londres en 1977 au mois de mai… et j’ai trouvé qu’il faisait très froid ! Ma réaction première a été : « Je n’aime pas ce froid. Il fait trop froid. Je ne supporte plus le froid. » Mais entre-temps, heureusement, j’avais acquis une certaine sagesse, ce qui m’a permis de me dire : « Arrête ! Ne recommence pas ! Le froid est une condition naturelle, ce n’est pas toi qui l’as créé et c’est tout à fait supportable. » Donc cette fois-là je n’ai pas créé de souffrance à cause du climat !
C’est comme vivre dans une communauté religieuse. Parmi les moines et les nonnes du monastère, il y en a avec qui on s’entend très bien, on est amis, camarades, on voit les choses de la même façon, tandis qu’avec d’autres on sent de la distance et peu d’affinités sur le plan personnel. Il est facile de dire d’un moine avec lequel on ne s’entend pas et dont on sait qu’il ne nous aime pas beaucoup qu’il est la cause de tous les problèmes — « tout à fait le type à créer des ennuis ». On pourrait en conclure que tout ce qu’il y a à faire c’est expédier ce moine quelque part et aussitôt la communauté deviendrait paisible et harmonieuse. Mais il y a une autre façon de voir les choses : on peut aussi prendre conscience d’avoir choisi un critère de sélection basé sur le fait que l’on aime ou pas une personne et que l’on s’est ensuite attaché à cette définition : « J’estime qu’il faut que je sois entouré de personnes — moines et nonnes — que j’aime bien, qui me conviennent personnellement, pour que notre communauté soit harmonieuse. »
Or quand on vit avec les gens, il arrive fréquemment que l’on soit agacé même par ceux que l’on aime bien. Donc j’observe et je constate qu’en disant : « Je n’aime pas cette personne », je crée ma propre souffrance, d’autant que je persiste dans cette attitude et m’y attache. Je vois aussi que je peux la lâcher, laisser tomber ce désir de me débarrasser de cette personne et d’obtenir ce que je veux.
Notre communauté monastique est basée sur un code de conduite appelé le Dhamma Vinaya, ce qui fait que nous avons une sorte d’accord de base, de principes, de règles à respecter.
Le Vinaya décrit la façon de se comporter dans la communauté, l’étiquette, les règles de respect les uns envers les autres. Or cet accord de base n’est pas fonction du fait que j’aime quelqu’un, mais que j’accepte de partager sa vie dans le cadre du monastère. Le Dhamma Vinaya nous apporte une forme traditionnelle sur laquelle nous pouvons tous nous mettre d’accord. Il nous aide à voir nos habitudes égoïstes, nos préférences et nos opinions. Sati sampajañña, cette capacité à observer la souffrance à l’instant même où elle se présente est le moyen dont nous disposons pour apprendre à lâcher les causes de cette souffrance.
Nous avons parlé des deux premières Nobles Vérités. La première c’est que la souffrance existe et qu’elle doit être comprise ; la seconde c’est que la souffrance a une cause — l’attachement au désir dû à l’ignorance — et cet attachement doit être abandonné. Le but de la méditation vipassanā est d’étudier ces Nobles Vérités en profondeur. Nous pouvons utiliser le paradigme des Quatre Nobles Vérités et l’appliquer à notre propre vécu. Par exemple quand nous souffrons, nous pouvons nous demander : « À quoi suis-je attaché ? À quoi est-ce que je m’accroche tant pour être si en colère/rancunier/inquiet ? » En observant les choses de près — pas d’un regard critique, mais en témoin — nous commençons à percevoir toutes sortes d’attachements et d’habitudes mentales que nous n’avions peut-être jamais remarqués auparavant.
Si vous voulez poser des questions, à présent, je suis à votre disposition.
Question : J’ai une question à propos de la souffrance et de la posture de méditation. Cette position maintenue longtemps, surtout pendant une retraite, entraîne inévitablement une souffrance dans le corps, or, ensuite nous travaillons sur le détachement par rapport à la souffrance dans le corps. Est-ce qu’il s’agit là d’un exercice qui permet qu’ensuite, dans la vie, on puisse faire de même — c’est-à-dire, s’il y a une souffrance, ne pas s’identifier directement à la souffrance et créer un espace ?
Les retraites de méditation sont des situations particulières qui n’ont pas grand-chose à voir avec la vie de tous les jours. Elles sont planifiées de façon à développer la réflexion, l’attention et l’observation. Le but est que cette attention pénétrante devienne quelque chose de plus naturel pour vous de façon à ce que vous puissiez l’intégrer à votre quotidien. Donc j’essaie de vous faire toucher du doigt cette capacité d’attention, d’observation profonde des phénomènes. Il faut que vous sentiez que c’est un état naturel et non un but spirituel élevé, impossible à atteindre. L’attention est quelque chose de très ordinaire, mais que la société ne valorise pas, ne reconnaît pas. Vous êtes stressé et épuisé par la vie moderne, vous vous sentez perdu parce que vous n’avez pas le sentiment d’être centré, vous n’avez pas confiance en vous. Une retraite comme celle-ci a pour but de vous ramener à ce centre, de vous apprendre à reconnaître, à apprécier et à respecter cette présence en vous. Ensuite, plus vous reconnaîtrez et apprécierez cette qualité d’attention, plus vous prendrez conscience qu’elle est toujours présente et ne dépend pas de votre participation à une retraite. Où que vous soyez elle est là, avec vous. Une retraite de méditation permet simplement d’accentuer sa présence et de vous en faire prendre conscience pour qu’enfin votre confiance grandisse.
Question : Je comprends bien la souffrance qui vient de nos propres conditions, mais il y a aussi une souffrance qui nous vient des médias. Par exemple en ce moment il y a beaucoup de violence de par le monde et personnellement je me laisse prendre par une information qui est très blessante, qui amène beaucoup de souffrance. Donc je ne sais pas très bien gérer la part de moi qui doit s’informer pour être en relation avec le monde et la part qui est complaisante avec la souffrance — peut-être pour oublier la mienne, d’ailleurs, en me nourrissant de la souffrance des autres… C’est-à-dire que je ne sais pas très bien quelle part — en tant que laïc qui ne peut pas se protéger dans une retraite monacale — doit être en relation avec le monde sans se laisser envahir par la souffrance du monde.
Les informations sont en général assez négatives — en tout cas en Angleterre où je vis la plupart du temps — les nouvelles sont toujours très mauvaises et on n’entend guère parler des bonnes. C’est ainsi que va le monde : nous mettons toujours l’accent sur ce qui ne va pas… et pas seulement les médias ! J’ai remarqué que pour moi c’était souvent la même chose autrefois : je m’attachais à ce qui n’allait pas dans ma vie, à mes défauts, à mes points faibles. C’est pratiquement une déformation culturelle que de s’emparer de ce qui ne va pas et de l’exagérer — et c’est exactement ce que font les médias. Au lieu de nous en plaindre, nous pouvons simplement constater que la société fonctionne ainsi : aujourd’hui, en cette période, la société s’exprime de cette manière, c’est un fait. Mais vous n’êtes pas obligé de vous laisser déprimer et entraîner par ce flot de négativité. C’est là que la méditation peut vous être utile. Elle vous permet d’entrer plus facilement en contact avec la sagesse qui est en vous et vous lui faites de plus en plus confiance. Par exemple, en ce qui me concerne, je fais en sorte d’avoir sous les yeux des représentations du Bouddha, des statues ou des photos, des choses qui me rappellent le Bouddha, le Dhamma et le Sangha, des choses qui inspirent le cœur et l’esprit et me rappellent à l’attention de l’instant. Le fait de s’entourer de ces choses, simplement sur le plan visuel, peut nous aider à nous rappeler que le monde n’est pas aussi désespérant et catastrophique qu’il peut le paraître quand on se contente de le percevoir à travers la radio ou la télévision.
Question : À chaque fois que je pratique la méditation, quand j’essaie de pratiquer sur « la récréation du cœur », j’ai le sentiment qu’il y a une entité qui met en œuvre des dispositions pour créer cette ouverture, donc cette « récréation » ou détente et puis en même temps il y a des choses qui ne sont pas désirées — comme une autre entité qui empêche, qui vient gêner cette recherche de détente. Selon vous, peut-on corriger ces deux entités qui se contrarient et comment ?
Je voudrais vous encourager à avoir une attitude à la fois attentive et détendue, une ouverture par rapport à ce qui se présente à vous pendant la méditation. Que ce soit des pensées négatives, des émotions ou autres, tout cela ne demande qu’à être observé. Permettez simplement à ces choses-là d’apparaître au lieu de les combattre. Si vous constatez que vous leur résistez, c’est l’occasion d’être plus conscient des choses auxquelles vous résistez et cette constatation va elle-même contribuer à développer encore l’attention : vous sentez que vous vous détendez davantage, vous laissez remonter les émotions refoulées et vous les autorisez à partir. L’idée c’est « autorisé », ne plus résister à ce qui se présente au niveau de la conscience. Vous constaterez que ces choses disparaissent tout naturellement d’elles-mêmes, c’est comme une purification. Toutes ces frayeurs, ces désirs, ces angoisses remontent ; vous les observez à partir de Bouddho, de l’attention profonde, donc vous ne jugez pas, vous êtes simplement présent et conscient. C’est l’occasion d’observer votre tendance à vouloir vous débarrasser des choses gênantes et plus vous aurez confiance en votre capacité d’attention, plus ces sentiments passeront vite, emportés dans le flot de l’attention. Voilà ce qui se passe, c’est une purification.
Quand j’ai commencé la méditation en tant que moine novice — j’avais 32 ans à ce moment-là —, j’ai passé toute une année complètement seul. Je n’avais pratiquement aucun contact avec personne, on m’apportait de la nourriture et c’était tout. Pendant les deux premiers mois, j’étais constamment en colère, je ressentais une violente colère qui n’était dirigée contre personne pas plus que contre mes conditions de vie. C’est simplement que je me retrouvais soudain seul, sans livres à lire, sans personne à qui parler, avec un seul repas par jour et rien pour me distraire. Pendant deux mois je suis resté assis là, furieux, détestant tout le monde et moi avec, mais je n’avais rien d’autre à faire qu’à supporter cela, à en prendre totalement conscience et à l’observer. Et finalement, un beau matin je me suis réveillé et la colère n’était plus là.
J’ai regardé autour de moi et tout était magnifique — même si l’endroit n’était pas particulièrement beau en réalité. C’était comme si brusquement, après avoir été en enfer avec toute cette colère, je me retrouvais au paradis. J’ai marché et, toujours aussi émerveillé, je me dirigeais vers les toilettes — qui elles n’étaient vraiment pas belles du tout ! — quand j’ai soudain découvert que la beauté que je voyais était en moi et que toute ma négativité avait disparu. C’est comme si, pratiquement toute ma vie, j’avais regardé les choses à travers une vitre sale, grise et crasseuse et je me demandais : « Pourquoi le monde est-il si laid, si gris, si sale ? » Et puis j’ai lavé la vitre et « Oh, comme c’est beau ! Il y a des couleurs ! »
Question : Cela signifie-t-il que le simple fait de reconnaître et d’accepter ces émotions négatives et perturbatrices suffit à les purifier?
Oui. L’attention est pure. Vous êtes naturellement pur. Mais l’attachement à l’impureté donne à toute chose l’apparence de l’impureté. Notre seul problème est donc l’attachement et l’identification à l’impureté, mais une fois que nous en sommes conscients, nous pouvons lâcher prise. Notre nature est pure, comme l’attention. Et cela est valable pour tous. Ce n’est pas comme si mon attention était différente de la vôtre, c’est la même pour nous tous.
Question : Quand on est envahi par la torpeur ou par l’agitation pendant la méditation faut-il accepter cet état tel qu’il est, comme l’état de la situation présente ou faut-il faire quelque chose, mettre en œuvre un antidote par exemple ?
En ce qui me concerne, je trouve que la torpeur est allégée quand on se branche sur les sensations : on peut balayer l’ensemble du corps et entrer en contact direct avec les sensations. Si l’on se débat pour éloigner la torpeur par la volonté, on n’obtient rien de bon. Ce qui marche bien pour moi, c’est observer les sensations physiques réelles qui se présentent — l’assoupissement du mental — à partir de Bouddho, de cette vigilance intérieure. La torpeur est un objet du mental, une sensation que nous refusons, que nous repoussons. Nous pouvons commencer par prendre conscience de notre impatience, de ce désir de nous en débarrasser.
Quant à l’agitation, c’est un de ces boulets qui nous attachent le plus, car nous vivons dans un monde sensoriel qui, par nature et par définition, est agité. Donc, tout ce que nous pouvons faire c’est être patient avec l’agitation.
Question : Faire une longue retraite, de plusieurs mois par exemple, c’est vraiment bien, mais quand on revient à la vie « normale », à la vie active, on a l’impression d’être sans défense face à la société.
Il est vrai que l’on peut s’attacher à une situation particulière et cela arrive souvent avec les retraites de méditation. Les gens s’attachent à ce type de vie sans agression sensorielle, sans stress. Alors quand ils retournent en ville, ce qui est normal pour tous les autres leur paraît insupportable. Il est très facile de s’attacher à une situation particulière or nous n’avons pas tellement le contrôle de notre environnement, nous ne pouvons pas toujours choisir où nous aimerions vivre, c’est pourquoi il est si important d’étudier et d’aller au cœur de l’attachement. La méditation nous apprend à reconnaître l’attachement comme étant la cause de la souffrance et à lâcher prise. Si vous pouvez ressentir clairement le lâcher-prise, vous verrez que ceci est également valable pour les situations comme le retour à la maison ou au travail après une retraite. Vous aurez là une occasion d’intégrer ce que vous aurez découvert. Je suis passé par là moi-même — en allant à Londres, les embouteillages et tout cela — mais j’ai appris à utiliser ces situations irritantes, frustrantes et stressantes de la vie moderne en ville. Elles sont devenues des occasions de mettre en pratique les enseignements.
Je ne les considère plus comme des obstacles à ma pratique ou à ma concentration J’ai regardé que ce qui m’intéresse aujourd’hui c’est intégrer ma pratique et couler avec le flot de la vie et non plus affiner et contrôler mes états mentaux. C’est ce que je faisais autrefois : j’essayais de maîtriser les situations pour rester très concentré, mais j’étais sans cesse frustré parce que c’était impossible, les situations de la vie m’échappaient.
Quand j’étais aux États-Unis au centre de méditation IMS (Insight Meditation Society) où se donnent de longues retraites de méditation de trois ou même six mois, un des organisateurs m’a dit que la vie devient si paisible et si agréable pour les méditants qu’à la fin de la retraite il faut pratiquement les pousser jusque dans le car qui les ramène chez eux, à New York ou ailleurs. Ils sont devenus si attachés au fonctionnement et à la régularité de la vie contemplative qu’avant même d’être en ville, la simple idée de devoir y retourner leur est insupportable. Il faut vraiment les pousser dans le car !
Question : J’avais l’impression que c’était une fuite de ma part de ne pas vouloir rentrer dans la vie normale.
C’est comme priver vos sens de toute agression extérieure. Vous avez entendu parler de ces caissons dans lesquels on est allongé dans l’eau et tout est fait pour que vous ne ressentiez rien : la température de l’eau est la même que celle du corps, vous êtes enfermé dans le noir donc vous ne voyez rien, ne sentez rien, ne touchez rien et au bout d’un certain temps votre mental se calme, vous êtes dans un état de béatitude parfaite. C’est un état de conscience naturel : lorsque rien ne vient irriter les sens, c’est la béatitude. Mais quand vous quittez ce caisson, tous les sens sont exacerbés et la moindre chose vous perturbe. Quelqu’un fait claquer une porte et vous sursautez à ce bruit qui vous paraît terrifiant après l’isolement dans le caisson.
L’attachement c’est avoir eu une expérience agréable et en redemander. Le désir de renouveler le plaisir est très fort. C’est pourquoi les Nobles Vérités nous encouragent à observer et étudier ce phénomène d’attachement. Il ne s’agit pas de nous mettre à l’abri de toute agression des sens. Luang Por Chah insistait toujours sur le fait de mener une vie ordinaire. Dans la vie monastique, on revêt sa robe le matin, on mange son repas, on marche de tel point à tel autre… des choses toutes simples comme cela, de sorte que la réflexion du méditant tourne autour de l’ordinaire et du quotidien, on ne recherche pas les situations extrêmes.
Il est certain qu’il est agréable de vivre dans un environnement bien régulé où rien ne vient vous déranger. Cela me paraît très attirant à moi aussi et je n’y vois rien de mal. Mais si vous voulez également développer la sagesse, ce sera difficile parce que, après avoir vécu dans un tel environnement, les choses les plus simples vont vous devenir insupportables, vous serez attaché à un certain raffinement des sens qui ne correspond pas au flot naturel des choses dont nous faisons l’expérience en tant qu’êtres humains.
Question : Vous avez parlé du désir et de l’attachement. J’ai du mal à comprendre comment on peut dissocier les deux. J’aurais tendance à penser que le désir est un processus qui génère nécessairement l’attachement.
Le désir est quelque chose que vous pouvez connaître parce que vous pouvez l’observer. C’est une énergie orientée vers l’extérieur : on est sans cesse à l’affût d’une chose dans laquelle renaître, on cherche autour de soi quelque chose à faire. C’est cela le désir, chercher quelque chose à manger ou à faire pour calmer notre agitation. Il y a aussi le désir de se débarrasser de ce qui ne nous plaît pas, de ce qui est laid, par exemple. Ces désirs ne sont pas mauvais en eux- mêmes, nous ne sommes pas en train de les juger ni de les critiquer. Par contre, si nous n’en sommes pas conscients, si nous sommes pris dans les filets du désir, nous tombons dans toutes les habitudes qui lui sont liées et nous ne nous en apercevons même pas. Nous en sommes esclaves. Donc nous appliquons cette attention aux trois types de désir — non pour nous en débarrasser, mais pour les comprendre.
L’univers dans lequel nous vivons est le royaume des sens où règnent l’attirance et l’aversion ; éprouver de l’attirance pour quelque chose de bon ou de beau est donc tout à fait naturel pour nous, êtres sensibles. Mais maintenant que vous avez pris refuge dans l’attention, vous avez conscience de ces désirs. Plus votre attention grandit, plus vous lui faites confiance et plus vous êtes en mesure de ne pas créer de désir au moment de la perception sensorielle. Vous avez plus d’espace pour observer et ne pas être pris par le tourbillon du désir des choses attirantes.
Au départ, quand on commence l’étude des Quatre Nobles Vérités et que l’on n’est pas encore très attentif et conscient de ses réactions, on apprend simplement à reconnaître le désir et la façon dont on s’y accroche et on s’y identifie. Ensuite ce premier pas — voir que nous pouvons lâcher le désir à ce stade — éveille une attention plus soutenue alors qu’au départ elle était fragmentée et sporadique.
Question : Peut-on concevoir le désir comme quelque chose dont on hérite par son histoire, tandis que l’attachement serait commencé à s’investir dans le désir. C’est là qu’il y a une question d’intensité, de quantité d’énergie.
Le plus important c’est de faire confiance à votre capacité d’attention. L’attention vous ramène à cet état naturel de pureté, de clarté dans lequel il y a une certaine perspective. Vous voyez les choses clairement. Au début vous n’avez pas l’habitude d’être attentif, mais peu à peu, lorsque vous percevez un désir, vous exercez votre attention en l’observant, en voyant comment vous vous y identifiez. Il est facile de voir cette identification aux désirs : « Je suis comme ceci, j’aime cela, je veux ceci, je déteste cela ». Le conditionnement social est également très lié à l’identification aux désirs — « Je suis quelqu’un qui refuse ceci, milite pour cela… ». L’attention permet de voir que ceci est une habitude mentale et non une réalité. Je ne suis pas ces désirs. Maintenant l’attention me permet de reconnaître le désir comme tel et de cesser de m’y identifier : ce qui est conscient n’est pas le désir. Vous commencez donc à faire davantage confiance à votre qualité d’attention plutôt qu’à l’image de vous-même que vous avez créée.
Quand on a une vision profonde de la Troisième Noble Vérité — la fin, la cessation du désir ou de la souffrance —, l’attention est arrivée à un stade où elle est très soutenue. Vous êtes conscient du désir comme objet d’attention et vous apprenez à maintenir cette présence consciente dans la détente, la relaxation. Là vous voyez comment ne pas souffrir, vous voyez l’Octuple Sentier émerger de cette qualité d’attention.
Donc, la Première et la Seconde Noble Vérité partaient de la souffrance et de comment l’observer et en comprendre l’origine et puis lorsque vous êtes capable de lâcher le désir, vous êtes conscient de la cessation — le désir disparaît (Troisième Noble Vérité) — et vous voyez que le Sentier (Quatrième Noble Vérité) est précisément cela : développer l’attention au lieu de désirer… le nirvana, par exemple !
Question : Sur le plan mondial, c’est grâce à l’attachement au bien et au bon que notre monde a pu évoluer dans un sens éthique. Le désir ne peut-il être utilisé dans ce sens éthique pour que ce monde dans lequel nous vivons puisse continuer d’évoluer vers le bien et le bon ?
C’est comme la créativité. Si elle naît d’une obsession égotiste, le résultat n’est pas extraordinaire, mais quand elle vient de la vacuité de l’esprit, de belles choses peuvent apparaître. Les véritables œuvres d’art naissent en général d’un esprit qui a su faire le silence intérieur, qui a laissé s’exprimer l’attention pénétrante. Elles sont inspirées par la beauté, l’amour et toutes les choses merveilleuses qui nous nourrissent dans cet univers conditionné. Les problèmes sont toujours causés par notre aveuglement. Quand on crée la beauté pour des raisons égoïstes, il y a quelque chose qui manque. L’œuvre peut paraître agréable à l’œil, mais il lui manque ce quelque chose qui l’empêche d’être réellement belle.
Par contre, quand nous faisons confiance à la présence consciente, à la vacuité du mental, les choses se manifestent en beau et en bon et nous pouvons leur donner une forme qui sera belle et bonne — nous pouvons avoir une action juste dans le monde.
Troisième jour
Conclusions et session de questions/réponses
1. Un encouragement à pratiquer
Voici donc arrivée la dernière heure de cette retraite. Bénéficier, dans des circonstances comme celle-ci, d’une occasion de pratiquer et de réfléchir au Dhamma est quelque chose de merveilleux. Nous avons tous besoin d’encouragement dans notre pratique parce que la vie quotidienne et la société moderne ont tendance à nous bousculer dans toutes les directions, tandis que la pratique permet de nous poser et de nous recentrer.
2. bouddho
« Bouddho » peut être employé comme un mantra, mais aussi comme quelque chose à se remémorer. C’est un mot de deux syllabes, facile à prononcer, facile à se rappeler, mais surtout facile à utiliser pour apaiser le mental. Quand le mot « Bouddho » vous vient à l’esprit, l’attention est éveillée, vous êtes dans l’instant présent. Bouddho c’est aussi le nom du Bouddha ; cela signifie que vous pouvez prendre refuge en Bouddho et la réalité de ce refuge est dans la conscience, dans la conscience directe de l’instant présent.
Il est facile de faire du Bouddha quelque chose d’abstrait, une espèce de force extérieure à nous. La « nature de Bouddha » elle-même peut être conçue comme quelque chose qu’il nous faut découvrir alors qu’il s’agit simplement d’une réalité immanente d’attention éveillée.
Donc je vous invite à faire de plus en plus confiance à Bouddho, à être Bouddho, à être éveillé et attentif. Je ne dis pas qu’il faille essayer de devenir un Bouddha en tant que personne, je dis que vous pouvez être Bouddho, être ce témoin éveillé et pleinement conscient. Il serait très égotiste de vouloir devenir un Bouddha, mais en prenant refuge dans ce simple acte d’attention immanente, l’ego n’est pas concerné. Il s’agit seulement d’être vigilant et attentif à l’instant.
3. L’attention au ressenti
Quand vous vous engagez dans une pratique formelle de méditation, il est important de prendre l’habitude d’être attentif à votre ressenti. Toute occasion est bonne pour vous demander : « Qu’est-ce que je ressens vraiment ? » Simplement reconnaître les sensations — de stress, de fatigue, de doutes ou autres — pour ce qu’elles sont. Être dans un état d’attention et de perception claire de ce qui se passe en vous. Dans la pratique il est possible d’adapter votre technique de méditation à votre état émotionnel. Si vous voulez pratiquer selon une certaine méthode sans être conscient de votre état intérieur, vous risquez d’utiliser une technique qui va étouffer vos sentiments au lieu de vous en faire prendre conscience. La première étape avant de commencer à méditer consiste donc à se poser la question : « Comment est-ce que je me sens en ce moment ? »
Prenez conscience des sensations corporelles — au niveau de l’abdomen, par exemple — car le corps porte en lui la manifestation des émotions qui nous animent et nous permet de les percevoir plus clairement. Ajahn Chah nous encourageait souvent à développer cittānupassanā, cette pratique qui vise à observer les états mentaux. J’ai trouvé très enrichissant, même au tout début, de prendre conscience de ce que je ressentais, de mes humeurs alors que, par tempérament, j’avais plutôt tendance à agir par la volonté, à suivre des idées ou un programme de pratique, quitte à réprimer mes sentiments.
4. Ānāpānasati
Les quatre postures — assis, debout, en marchant et couché — sont aussi des points de repère de l’attention. Ānāpānasati, l’attention à la respiration, peut être utilisée aussi bien comme technique de contemplation que de concentration. Dans samatha, pour affiner le mental et apaiser les pensées, on se concentre sur l’inspiration et l’expiration. Peu à peu, comme vous en avez probablement fait l’expérience, le souffle devient si léger qu’il semble disparaître. Dans vipassanā, l’observation du souffle consiste à remarquer comment la respiration apparaît puis disparaît ; comment l’inspiration est à l’origine de l’expiration, laquelle conditionne l’inspiration suivante, et ainsi de suite. En observant le fonctionnement de la respiration, vous avez l’occasion de contempler anicca, l’impermanence des phénomènes conditionnés.
Vous pouvez aller plus avant dans cette observation en vous posant la question : « Qu’est-ce qui est conscient de cette inspiration et de cette expiration ? » Vous pouvez observer, être témoin de ce phénomène de respiration, de ses qualités — l’inspiration est courte, l’expiration est longue, etc. — et puis vous demander quel est ce témoin, qu’est-ce qui peut voir ce mouvement d’apparition et de disparition des phénomènes. En ce qui me concerne, au début je disais plutôt : « Qui observe la respiration ? » Mais très vite je me suis rendu compte qu’il n’y avait personne là, qui observait, alors ma question est devenue : « Qu’est-ce qui observe la respiration et qui sait que l’inspiration est comme ceci et l’expiration comme cela ? » D’abord, le mental se dit : « C’est Sumedho Bhikkhu, c’est moi qui observe », mais ensuite on prend conscience que ce n’est pas une personne qui observe. « Sumedho Bhikkhu » est une convention tandis que cette connaissance attentive n’est ni une convention ni le fruit d’un désir ; c’est la nature, la réalité. Il faut arriver à reconnaître cette qualité d’attention en nous parce qu’elle est bel et bien là, de manière parfaitement naturelle, alors que nous avons tendance à la rechercher à l’extérieur. C’est comme si un poisson dans l’océan cherchait de l’eau : obsédé par l’idée qu’il doit en trouver, il ne voit pas qu’il est immergé dedans. Il s’agit donc de voir et de prendre pleinement conscience que nous sommes cette attention connaissante et pas de découvrir un Dhamma lointain : nous y sommes, en plein milieu, c’est ici que tout se passe, ici et maintenant.
5. La cessation par l’attention
Je souhaite donc vous encourager à avoir toute confiance en la réalité de cette présence intérieure. Nous avons tous besoin d’encouragement parce que quand nous commençons à réfléchir sur nous-mêmes, nous tombons dans le piège du doute et des questions incessantes : « Suis-je attentif en ce moment ? Est-ce que je me joue des films ? », etc. Quand nous sommes pris de doute, nous ne pouvons plus avancer, prisonniers de l’ambivalence et l’insécurité. Alors, en cette fin de retraite, je vous encourage à avoir confiance en votre capacité d’attention. Je ne peux pas développer cette confiance à votre place ni vous l’offrir, mais je peux vous encourager à le faire par vous-même. Vous devez savoir que l’attention connaissante n’est pas réservée aux méditants très avancés, aux moines ou autres. Elle est là, présente en chacun à chaque instant et tout ce que nous avons à faire c’est la reconnaître, lui faire confiance et la développer.
Reprenons la troisième des Quatre Nobles Vérités : la première est dukkha, la souffrance ; la seconde, les causes de dukkha et la troisième est la cessation ou la fin de dukkha. Avoir la vision profonde de la fin de la souffrance liée aux phénomènes conditionnés signifie « être réalisé ».
L’attention éveillée est le moyen de parvenir à cette réalisation, car c’est elle qui permet d’observer l’apparition et la disparition des pensées, des émotions et de tous les phénomènes conditionnés.
Il s’agit de rendre très claire cette réalité de la cessation de la souffrance. Au niveau de la pratique, cela signifie rester avec l’état mental qui se présente et lui permettre d’être ce qu’il est jusqu’à ce qu’il disparaisse naturellement. On observe l’énergie mentale apparaître puis disparaître. C’est cette capacité à être conscient de ce qui se passe en nous qui va nous conduire à la réalité de la cessation et cette réalité à son tour nous conduit à la « voie du milieu » ou Octuple Sentier.
Prenons l’exemple de la colère : en présence de certaines conditions, je sens la colère monter, il y a prise de conscience de cette agitation émotionnelle et je me dis : « La colère est présente ». Je dirige alors mon attention vers la sensation énergétique qui accompagne ce sentiment — la chaleur de la colère perceptible dans le corps — et puis je reste avec cette sensation, présent, témoin, sans chercher à en faire quoi que ce soit. C’est une forme d’acceptation patiente de ce qui est. Si vous savez, en toute confiance, que vous pouvez rester avec cette sensation sans la fuir ni réagir impulsivement, elle finira par passer et vous serez alors conscient de son absence. Vous serez de plus en plus attentif à la paix qui est à la source de la conscience et des conditions qui vont et viennent à l’intérieur de cette conscience. Ceci vous apporte une compréhension profonde du pouvoir de l’attention.
6. Le son du silence
Il y a un autre moyen, moins conventionnel, de développer l’attention que j’appelle l’écoute du « son du silence ». Il s’agit d’être attentif à la vibration que l’on peut ressentir entre les oreilles. Cette écoute va ouvrir un espace infini qui va permettre d’affiner et de développer l’attention. J’ai découvert cela en restant simplement tranquille, à l’écoute de ce bruit que fait le silence. Il y a une grande impression d’espace, la conscience semble s’élargir à l’infini au lieu d’être limitée à l’expérience des phénomènes conditionnés.
Je suggère que vous développiez une attention basée sur la détente et l’ouverture tranquille à ce qui est. Si on essaie de trouver ce « son du silence », on n’y arrive jamais. Il suffit de se détendre, de s’ouvrir, d’être à l’écoute, mais pas à l’écoute de quelque chose ni d’une idée préconçue d’un son. Faites-vous confiance, ouvrez-vous et puis voyez ce qui se passe. Vous percevrez une espèce de son aigu, presque électrique, très paisible, qui est en fait la toile de fond de tous les sons. Les bruits ne peuvent apparaître et disparaître qu’à partir de ce « son du silence ».
Cette écoute spécifique est une technique que j’ai moi-même développée ; elle est devenue mon objet de méditation. C’est une pratique qui permet d’approfondir l’attention aux états mentaux, l’attention au corps et l’attention à la respiration. Elle ouvre l’espace et la perspective nécessaires à la compréhension profonde de la naissance et de la mort de tous les phénomènes, qu’il s’agisse de pensées, de sentiments, d’images de soi ou autres. Elle ouvre la porte à la libération.
7. Bhāvanā dans la relation aux autres
Revenons à présent sur la notion de « soi », c’est un point important. L’image que nous avons de nous-mêmes est le résultat de nos pensées : nous nous créons nous-mêmes, je me crée moi-même en pensant ! Mais la méditation me permet de m’écouter penser, d’être conscient du processus. Si je suis piégé par mes pensées, je m’y attache et me laisse emporter par tout ce qui me passe par la tête, mais si j’observe à partir de Buddho, l’attention connaissante, j’écoute, je m’entends penser, j’entends « me » et « moi », « je suis comme ceci, tu es comme cela », « j’aime ceci et pas cela ».
Je vois que tout est le produit de pensées, tout est fabrication mentale, il n’y a pas de personne. Le « moi » que nous créons n’est pas une entité véritable, il est fabriqué. C’est une convention qui facilite la communication entre les humains. Si on me demande mon nom, je peux répondre « Ajahn Sumedho » ; si on me demande où je suis né, je peux répondre : « Aux États-Unis ». Je peux fonctionner au niveau conventionnel, mais il n’y a pas d’identité réelle.
Ajahn Chah disait : « Vous n’êtes pas un homme et vous n’êtes pas une femme. » Les autres moines américains et moi-même, tous très identifiés à notre sexe, nous demandions ce qu’il voulait dire par là. « Bien sûr que je suis un homme ! Je peux le prouver ! » Mais quand on fait de plus en plus confiance à l’attention, on constate que cette attention n’a pas de genre. Le corps est masculin ou féminin et si nous nous identifions à lui nous nous disons homme ou femme, nous nous créons une identité d’homme ou de femme. Mais l’attention n’a pas de genre ; elle est pure et, par sa pureté, elle transcende le dualisme homme-femme.
Dans la relation, je me fabrique un « moi » et j’en fabrique un aux autres. Par exemple quand je pense au Vénérable Dhammika, qui était présent cet après-midi, mais qui est parti maintenant, ce qui me reste de lui c’est un souvenir. Si j’observe l’idée que j’ai de lui, je constate que c’est le produit de ma mémoire, un souvenir que je porte dans ma conscience et pas le Vénérable Dhammika. Disons que j’aie des souvenirs désagréables de quelqu’un ; quand je pense à lui je me dis :
« Il a dit ceci, il a dit cela » A ce moment-là, je crée une personne dans mon esprit qui éveille l’aversion en moi, je m’attache aux souvenirs négatifs que j’en ai. Mais si je revois cette personne, si je me retrouve face à face avec elle, j’abandonne tous ces souvenirs parce qu’il ne reste que la conscience de sa présence. Je sens que si je porte encore toutes ces rancunes contre lui, je ne le vois pas vraiment, mes souvenirs s’interposent et bloquent ma vision. Dans ce cas, quand je lui parle c’est à partir des préjugés accumulés depuis notre dernière rencontre. Mais si je cesse d’appréhender ainsi la situation et que je suis attentif à l’instant présent, je suis en mesure de me connecter immédiatement en toute conscience et de laisser tomber toutes les fabrications du mental. Dans cette immédiateté, la communication est possible. Les êtres humains peuvent communiquer ainsi quand ils sont capables de se défaire de leurs opinions et de leurs préjugés.
Donc dans ma relation aux êtres, je fais totalement confiance à l’attention consciente plutôt qu’à mes opinions ou mes sentiments pour ou contre eux. J’ai confiance dans le contact direct que permet l’attention. À partir de là les choses s’ouvrent, les rancunes apparaissent clairement et les vieux conflits ont ainsi la possibilité d’être résolus et abandonnés. La prise de conscience qui naît de l’attention permet de voir clairement les choses, de les reconnaître : « C’est comme ça ». C’est aussi simple que cela. C’est réel, c’est la réalité. Réaliser. Le mot qui désigne la troisième Noble Vérité c’est « réalisation », réaliser la vacuité, cet espace où les choses apparaissent et disparaissent, où les pensées apparaissent et disparaissent, où les émotions apparaissent et disparaissent. Si vous réalisez cela, vous avez la révélation de cet aspect de l’Octuple Sentier appelé sammādhiṭṭi ou compréhension juste, vue juste.
La vision pénétrante de l’Octuple Sentier commence par la vue juste. Une fois que vous comprenez sammādhiṭṭi, vous avancez dans l’action ; donc viennent ensuite l’intention juste, l’attitude juste, la parole juste, l’action juste, les moyens justes de gagner sa vie, l’attention juste et la concentration juste. Le mot « Octuple Sentier » donne l’impression d’un long chemin compliqué, mais en réalité c’est très simple : cela revient encore et toujours à être attentif, présent, conscient. Vous voyez combien il est important de cultiver cette qualité d’attention — bhāvanā en pāli. D’ailleurs, en Thaïlande, pour dire « Nous allons méditer » on dit : « Nous allons bhāvanā ». Une fois que vous avez vu clairement et profondément l’importance de cette attention, vous avez envie de la pratiquer non seulement en méditation, mais aussi au quotidien. C’est quelque chose que vous développez et que vous intégrez au rythme de votre vie.
Par exemple, je voyage énormément depuis vingt ans. Je prends des avions dans toutes les directions : l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Amérique du Sud, les États-Unis. Dans les aéroports je me suis souvent trouvé dans des files d’attente pour arriver aux guichets des services d’immigration, pour passer les contrôles de sécurité, etc. Autrefois toutes ces choses-là m’agaçaient terriblement, les files étaient toujours trop lentes pour moi, je voulais être dans celle qui avançait le plus vite, j’étais terriblement impatient. Ensuite j’ai utilisé le pouvoir de l’attention pour observer cette tendance, ce désir d’arriver au bout de la file d’attente et d’en sortir aussi vite que possible et j’ai décidé que patienter ferait dorénavant partie de ma pratique. L’attention à tous les moments désagréables ou frustrants du quotidien m’a permis de vivre beaucoup plus paisiblement et agréablement.
Ma position d’abbé d’un monastère m’a également donné de multiples occasions de pratique. En tant que directeur et enseignant, ma vie affectait inévitablement celle de tous ceux qui m’entouraient. Du coup mon apparence, tout ce que je faisais, tout ce que je disais, pouvait les affecter. Naturellement certaines personnes m’appréciaient tandis que d’autres m’en voulaient et me critiquaient. Que pouvais-je y faire ? Sur le plan personnel, je me suis toujours senti très mal à l’aise quand les gens me critiquent ; je me mets aussitôt sur la défensive. Donc là encore j’ai résolu d’utiliser la pratique de l’attention pour observer mes réactions face à la colère et aux critiques que l’on pouvait déverser sur moi.
Par exemple, il y a quelques années un sāmanera (novice) s’est mis en rage contre moi un matin, lors d’une réunion de la communauté. Il a pris très personnellement une remarque que j’avais faite et du coup il s’est levé, a arraché sa robe, l’a jetée par terre et a quitté la pièce comme une furie. Quelques minutes plus tard, il était de retour… vêtu d’un survêtement vert ! J’ai aussitôt pensé : « C’est le moment où jamais de mettre en pratique les enseignements sur l’attention parce que ça ne va pas être facile. Je crois qu’il va me lancer au visage des choses très désagréables ». Il est donc entré en trombe, tout habillé de vert et j’ai dit : « Tiens, tu as quitté la robe de moine ». Il m’a alors violemment pris à partie devant toute la communauté et j’ai simplement écouté, écouté sa colère. Il était absolument furieux, il m’accusait de toutes sortes de choses et dans le même temps je sentais la colère monter en moi aussi. Il faut savoir que l’attention inclut tout : elle permet d’entendre ce que dit l’autre, mais aussi d’être conscient de nos réactions émotionnelles. Je suis donc resté dans cet espace d’attention : attention à ce qu’il disait et attention à ce que je ressentais, mais je n’exprimais rien de ma propre colère, je me contentais de l’observer. Au bout d’un moment sa fureur a commencé à retomber parce que je ne la nourrissais pas, je n’y répondais pas, je me contentais de la recevoir. Peu après il s’est arrêté et j’ai mis fin à la réunion.
Ce face à face avait été très intense et violent, mais j’avais confiance dans le pouvoir de l’attention, je savais qu’il me permettait d’accueillir colère et critiques sans réagir. Autrefois je n’en aurais pas été capable ; j’aurais répondu, je lui aurais ordonné de quitter la pièce, ce qui l’aurait humilié devant tout le monde. Mais je ne voulais pas faire cela. L’important pour moi est d’intégrer l’attention à mon quotidien de sorte que, dans les moments difficiles comme celui-ci, quand je suis confronté à la critique, à la colère ou au ressentiment, je sois capable de les observer, d’en comprendre la nature véritable et de les laisser passer. Dans l’après-midi du même jour, j’ai invité le novice à me rendre visite chez moi, dans mon kouti. À peine entré, il a recommencé à m’agresser verbalement avec autant de violence que le matin. Je l’ai écouté un moment et puis j’ai dit : « Je suis vraiment désolé d’avoir éveillé tant de colère et de souffrance en toi ; ce n’était absolument pas mon intention. » Il a vu que je n’étais pas fâché, que je regrettais sincèrement de l’avoir blessé et soudain nous nous sommes retrouvés, en toute conscience, en position de réconciliation.
Pour moi l’attention, la présence consciente, est une espèce de vacuité illimitée qui accueille toute la vie. À partir de là j’accède à une autre perspective : je suis en mesure d’entendre, d’écouter, de voir les choses telles qu’elles se présentent dans l’instant, au lieu de fonctionner à partir de mes peurs, de la colère, de l’avidité et autres réactions conditionnées.
Bhāvanā, c’est donc développer cette force qui me permet d’être en relation avec les événements de ma vie, avec mon karma, avec tout ce qui arrive à ce corps tant qu’il est vivant et conscient. Bhāvanā est continuellement présent et dure jusqu’à la mort du corps physique.
Question : Vous avez dit que l’on ne « crée » pas l’attention. Lorsque le Bouddha parle du « non- créé », cela me laisse perplexe. De quoi parle-t-il ? De l’attention ou d’autre chose ?
L’attention ou présence consciente, c’est la réalisation, c’est un état naturel. Quand vous essayez d’être attentif, vous faites un effort pour vous concentrer sur quelque chose, mais si vous vous contentez de faire confiance à cette qualité d’attention qui est en vous, vous ne créez rien, vous êtes simplement ouvert et réceptif dans les limites de cette forme. Donc l’attention commence par le lâcher-prise ; elle est le résultat d’un abandon et d’une détente plutôt que d’un effort dirigé. Si quelqu’un vous dit : « Sois donc attentif ! » vous vous redressez, crispé sur le désir d’être attentif. Mais la véritable attention implique l’abandon du désir pour faire place à une authentique présence.
Question : Hier vous avez cité le Dhammapada disant que l’attention est la voie qui mène au- delà de la vie et de la mort. Pouvez-vous développer cela ?
La première ligne de cette strophe en pāli est apamado amata padang. Apamado signifie « vigilance », padang « la voie » et amata « l’immortalité ». Donc cette phrase signifie « la vigilance est la voie qui mène à l’immortalité. »
La seconde ligne dit : « Pamado macuno padang ». « Pamado » signifie le manque d’attention et cette phrase signifie que l’inattention conduit à la mort.
La troisième ligne dit : « L’attention ne meurt jamais ».
La quatrième ligne dit : « Manquer de vigilance, c’est comme être mort ».
Si vous réfléchissez à tous les moments où nous sommes inattentifs, à tous les objets auxquels nous sommes attachés qui sont eux-mêmes sans vie, à toutes nos peurs et nos angoisses… Tout cela parce que nous nous accrochons à des choses qui sont intrinsèquement insatisfaisantes… Il y a toujours quelque chose qui ne va pas parce que ce nous cherchons véritablement au fond, c’est ce qui est immortel, que ce soit Dieu, la Libération ou même l’annihilation. Or nous nous identifions à ce royaume du changement permanent qui ne peut en aucun cas nous fournir de « refuge ».
Question : En parlant de l’attention, vous avez, à un certain moment, utilisé l’adjectif « intuitive ». Pourquoi cette juxtaposition ? Quelle est la valeur de l’intuition par rapport à l’attention ?
L’intuition est une intelligence à laquelle nous nous relions quand nous sommes attentifs. Contrairement à l’intelligence acquise par l’étude, celle-ci est naturelle et universelle et nous est accessible par l’attention. Quand nous connaissons un moment d’intuition, l’attention et l’intelligence œuvrent ensemble dans l’instant présent.
Question : Dans la définition de l’Octuple Sentier intervient toujours le qualificatif « juste ». Ce mot n’est pas toujours facile à comprendre.
Les huit attributs « justes » sont la suite logique de la troisième Noble Vérité, la réalisation de la fin de la souffrance. Cette réalisation donne la compréhension juste, sammādhiṭṭi.
Mais il est vrai que ce mot « juste » peut porter à confusion, car il a une connotation dualiste : quand on parle de « juste », on implique l’existence de « faux ». C’est pourquoi on trouve parfois la traduction « parfait » : compréhension parfaite, action parfaite, etc.
En réalité, le mot « juste » signifie que la compréhension est intuitive et non le produit de l’intellect. Nous revenons à cette compréhension intuitive dont nous parlions tout à l’heure.
Sous l’impulsion de la compréhension juste, arrivent spontanément et successivement l’action juste, la pensée juste, etc. Nous allons assumer la responsabilité de nos actes, agir, parler et penser dans le sens de ce qui est juste et bon et nous retenir d’agir, parler et penser dans le sens de ce qui ne l’est pas. La dernière qualité est sammādhiṭṭi, l’équilibre émotionnel, l’équanimité et la paix qui naissent de la compréhension juste. Il y a donc les qualités de paññā, celles de sīla et celles de samādhi, intégrées les unes aux autres : la sagesse, les actions du corps et l’équilibre émotionnel se renforcent mutuellement. Nous cessons de nous disperser dans toutes les directions.
Et puis il y a encore et toujours l’attention et la confiance en votre qualité d’attention. En développant l’attention, vous ferez de plus en plus confiance aux réponses intuitives que vous pourrez avoir face aux situations de la vie. C’est une intelligence issue d’une sagesse qui n’est pas conditionnée par votre culture, votre éducation ou vos habitudes. Quand la vie vous met face à des difficultés ou à des situations inattendues, au lieu de vous inquiéter ou de comparer ce que vous faites à ce que vous pensez que vous devriez faire, l’attention vous permet de répondre avec une spontanéité née de l’intelligence intuitive.
Question : Dans la vie courante, on peut reconnaître l’impermanence, on peut reconnaître la souffrance, mais où situer, comment situer anātta, le non-soi ?
On peut commencer par regarder ce que l’on croit être. Vous croyez être comme ceci ou comme cela, vous vous identifiez à vos souvenirs, à votre corps. Mais en développant votre attention, vous commencez à voir que ce n’est pas vraiment ce que vous êtes, que ce ne sont que des conditions qui sont ce qu’elles sont. Elles ont peut-être l’air d’être personnelles, mais elles ne font en réalité qu’apparaître et disparaître. Vous avez de plus en plus confiance en votre qualité d’attention et vous ne vous identifiez plus à vos habitudes et à vos opinions. Vous voyez qu’elles ne sont que cela — des habitudes et des opinions — et le sentiment d’identité s’efface de lui- même. Quand vous développez une pleine confiance en l’attention, vous vous libérez de l’identité limitée à laquelle on s’attache généralement.
Par exemple une de mes images favorites de moi-même, c’est d’être ermite. J’ai toujours souhaité être ermite et vivre seul. Ce n’est pas une de ces images dont on voudrait se débarrasser, c’en est une que j’aime beaucoup. C’est d’ailleurs cette image qui m’a conduit à la vie monastique, car le Bouddha a dit : « Va-t’en dans la solitude, ô Bikkhu ! ». Donc mon désir est encouragé par les Écritures : j’ai la preuve que partir dans la forêt et m’éloigner des foules est exactement ce que je devrais faire. Quand j’ai rencontré Ajahn Chah, j’avais très envie d’aller méditer en solitaire dans la forêt, mais il ne cessait de me retenir, de m’intégrer à la vie du Sangha au point que j’en devins extrêmement frustré. Je n’aimais pas vraiment cette vie ; je ne demandais qu’à être seul ; j’étais très attaché à mon image d’ermite. Et pourtant, le maître, que je respectais et en qui j’avais confiance, faisait tout pour que je reste vivre dans la communauté. Plus tard, en tant que premier disciple occidental d’Ajahn Chah, je suis tout naturellement devenu son traducteur quand les autres Occidentaux sont arrivés, mais je n’avais pas du tout envie de faire cela, je voulais toujours partir dans la forêt.
Ce désir me paraissait juste ; souhaiter être ermite était forcément une bonne chose. Quand je suis parti en Angleterre, des années plus tard, je l’ai emporté avec moi et lorsque les choses devenaient trop pénibles ou compliquées, je me disais : « Je veux partir seul dans la forêt, je ne veux pas vivre cela. » Et puis un jour j’ai eu une vision claire et profonde de la nature de ce sentiment. J’ai vu que j’étais attaché à cette image de moi ermite et que cette image, malgré toutes mes justifications, était cause de souffrance. J’ai pu la lâcher et cette tendance a finalement disparu. Aujourd’hui ce n’est plus une image à laquelle je tiens.
En Thaïlande, on parle de viveka, la solitude. Ainsi, kaia viveka signifie « solitude physique », comme quand on part vivre seul dans la forêt. Alors le premier monastère créé en Angleterre, à Chithurst, je l’ai appelé Cittaviveka, solitude de l’esprit, développement de ce sentiment intérieur de solitude. La troisième forme de viveka est uppatti viveka qui signifie libération complète du mental à l’intérieur et du corps physique à l’extérieur. C’est la confiance en cette qualité d’attention. Tout est là, cette attention est la libération même.
Écoutez votre personnalité qui dit : « J’aime ceci, je n’aime pas cela ». Écoutez-vous sans vous critiquer, juste pour savoir comment fonctionnent les mécanismes, voir que ce ne sont que des habitudes, des préférences que nous avons, des préjugés, des attirances, des aversions, des peurs et des désirs. Il ne s’agit pas de se dire : « Je ne devrais pas ressentir cela », simplement observer, comprendre ce qu’est réellement cette « personnalité », ce sentiment de « moi » et de « mien » qui est toujours limité par des attirances et des aversions. Quand on n’est pas attentif, on a tendance à s’identifier à toutes ces conditions différentes, mais ce qui voit cela, cette pure attention est ce que vous êtes vraiment, tandis que ce que vous croyez être est en réalité anātta, une simple apparence.
Question : Est-ce que notre ego n’est fait que d’empreintes karmiques ?
Oui, c’est une accumulation de mémoires. Je me crée une identité en accumulant des idées sur moi-même : mon lieu de naissance, la tête que j’ai dans le miroir, mes souvenirs d’enfance. À l’adolescence on développe un sens très aigu de l’identité — « Je suis comme ceci, je suis ce genre de personne » — et l’ego se fige plus ou moins à partir de là. On acquiert une certaine image de sa valeur personnelle qui, par la suite, va nous limiter énormément dans la vie : on pourra avoir l’impression de ne rien valoir, d’être inapte ; on aura peur de toutes sortes de choses, tout cela à cause de cette façon figée et limitée de nous percevoir.
Par exemple, à l’âge de trente ans j’étais mûr sur le plan physique, adulte, capable, bien éduqué, mais en réalité j’ai découvert que j’étais encore très immature sur le plan émotionnel, que j’avais des réactions très enfantines. Alors que faire quand on est un bébé de trente ans ? N’y a-t-il rien de plus humiliant ? C’est là que j’ai commencé à méditer, je pensais que c’était ce que j’avais de mieux à faire. J’aurais pu continuer à dissimuler mon immaturité en me comportant comme un adulte, mais je savais qu’à l’intérieur j’étais anxieux, facilement blessé et perturbé dès que les choses ne se passaient pas comme je voulais. En m’engageant dans la vie monastique, en pratiquant la méditation, j’ai vu de plus en plus clairement comment je pouvais apprendre de mes réactions. Il ne s’agit pas de se comporter comme un moine après en avoir pris l’habit et de jouer un rôle de Bouddha. La pratique consiste à observer ses peurs, ses jalousies et toutes ses émotions. C’est l’attention à toutes ces habitudes émotionnelles qui vous permet de les lâcher.
Enseignements du Refuge n°3
Entretien sur le Dhamma Ajahn Sumedho
Les Livrets du Refuge proposent deux collections :
Enseignements du Refuge : transcriptions et traductions d’enseignements donnés au Refuge lors de week-ends ou de retraites.
Textes choisis : sélections de textes de la tradition Theravāda principalement de l’École de la Forêt, dans des traductions souvent inédites.
Réalisé et offert pour une distribution gratuite par
Le Refuge
370, Chemin de la Fontaine de Fabrègues 13510 EGUILLES
Tél/fax : 04 42 92 45 28 Courriel : refugebouddhique@orange.fr
Le Refuge bouddhique