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Le bouddhisme : au-delà du Bien et du Mal

Le bouddhisme : au-delà du Bien et du Mal

Dominique Trotignon

Conférence donnée le 10 mai 2000 à la Faculté de Théologie protestante de Lausanne (Suisse), dans le cadre d'un cycle de cours publics sur le thème “Le Mal dans les grandes religions”.

plan du texte

Introduction

I) Le contexte doctrinal
1 – Le récit de la création du monde
2 – La maison et son architecte
3 – Questions de vocabulaire

II) La réalité du bien et du mal
1 – Le “mal” comme souffrance
2 – Le Bien comme “moindre mal”

III) L'illusion du bien et du mal
1 – La conception de la dualité comme “Mal”
2 – Par-delà le Bien et le Mal

Conclusion : Au-delà du Bien et du Mal

Introduction

Le Mal, “en soi”, n'est pas réellement un problème, traité en tant que tel, dans l'enseignement du Bouddha.
Tout d'abord parce que le “Bien”, dans le bouddhisme, n'a pas la valeur absolue qu'on lui attribue dans les religions monothéistes. On n'évoque en effet aucune Création divine, parangon du Bien, au sein de laquelle le Mal pourrait être compris comme une opposition radicale et scandaleuse à un tel projet divin.
D'autre part, la distinction établie par le bouddhisme entre deux Réalités (relative et absolue ou, mieux, conditionnée et inconditionnée) nous obligera à considérer deux types de “bien” et, du même coup, deux types de “mal”.
S'il existe un “Bien suprême” dans le bouddhisme, il s'agit en effet de l'extinction (nirvâna) de la souffrance ( dukkha) ; souffrance caractéristique de l'état conditionné (qui n'est autre que le samsâra, le cycle incessant des naissances et des morts), état conditionné lui-même entretenu par l'Illusion, qui devient du même coup le “Mal suprême”.
Il faudra donc considérer deux couples “bien-mal”, l'un relatif et en rapport avec l'état conditionné, l'autre opposant l'état conditionné compris comme Mal, à l'état inconditionné compris comme Bien.

I – Le contexte doctrinal

1) Le récit de la création du monde

Avant d'aborder le problème du bien et du mal en lui-même, rappelons d'abord comment la Création est envisagée selon l'optique bouddhiste.
S'il existe bien une cosmologie bouddhique – largement reprise de la cosmologie indienne – il ne s'agit pas tant d'expliquer pourquoi le monde est ou naît, mais comment il est et naît. De ce point de vue, le récit de la création du monde, dans les textes bouddhiques, est particulièrement intéressant. Nous en trouvons une présentation dès le tout premier texte du canon pâli, le Brahmajala-sutta.

Selon l'optique bouddhiste, les univers se succèdent, au même titre que tous phénomènes, dans un cycle ininterrompu de naissances et de morts, d'apparitions et de disparitions, dont on ne peut connaître le commencement. Lors de la naissance d'un univers, un être apparaît dans la demeure des Brahmā, en fonction de son karma, comme résultat de ses bonnes actions antérieures. Doué de sentiments, comme tout autre être sensible, ce Brahma ressentira bientôt le poids de la solitude et souhaitera l'apparition de compagnons. Ceux-ci apparaîtront bientôt, en effet, mais en raison de leur propre karma. Ce Brahma sera pourtant alors persuadé qu'il est le Mahâ-Brahma, celui qui les a suscités, créés !

Selon l'optique bouddhique, il n'y a là aucune création du Mahâ-Brahma mais le seul cycle des naissances et des morts. Ou plutôt : il y a bien création du Mahâ-Brahma, mais en tant que celui-ci “se” croit le créateur : il s'est auto-créé Mahâ-Brahma – croyance d'ailleurs partagée à son tour par ceux qui le rejoignent.
Ce qui s'est créé, c'est le Soi, qui n'est autre qu'une illusion, une simple création mentale. Le Mahâ-Brahma n'a été que le jouet de ses sensations, de ses perceptions, de ses sentiments… Ce n'est pas le monde qui s'est créé, c'est “son” monde. Il est devenu l'architecte de “sa maison”, il s'est institué lui-même l'architecte d'un univers qui n'est que “son” univers.

Lorsque les textes bouddhiques du canon pâli utiliseront ce terme de “monde”, c'est uniquement selon cette optique : le “monde” est la création mentale que tout être sensible sur-impose à la réalité “telle qu'elle est”, rien d'autre qu'une “construction mentale” (saṅkhāra) née de l'Illusion du Soi.
Dans cette optique, le bien et le mal ne relèveront du monde que parce qu'ils seront liés à l'idée de Soi. Ils ne sont pas une donnée fondamentale du monde “tel qu'il est” en réalité, mais de “notre” monde en tant que création mentale.

2) La maison et son architecte

Cette image de l'architecte et de sa maison est tirée d'un texte célèbre, deux stances du Dhammapada, censées reprendre l'exclamation du Bouddha juste après l'Eveil :

“J'errais sur le chemin sans fin des nombreuses renaissances, cherchant en vain l'architecte de l'édifice.
Quel tourment que de renaître sans cesse !
Ô architecte de l'édifice, je t'ai découvert !
Tu ne rebâtiras plus l'édifice. Tes poutres sont toutes brisées,
le faîte de l'édifice est détruit !
Cette conscience a perdu ses énergies fabricatrices
et est parvenue au Nirvâna.”
(Dhammapada, stances 153-154)

C'est cette idée centrale de “construction” qui sera développée dans la “loi de coproduction conditionnée” (paṭicca samuppāda). Une loi “profonde, difficile à comprendre, cachée, excellente, paisible, au-delà du raisonnement, subtile, accessible aux seuls sages par l'expérience directe” comme la définira le Bouddha lui-même, peu de temps après l'Eveil, hésitant même à la divulguer à l'humanité. Car “ceux qu'aveuglent attraction et répulsion (…) ne peuvent comprendre une telle Doctrine qui s'avance à contre-courant”Majjhima Nikāya

Il est remarquable que dans ces proclamations du Bouddha nouvellement éveillé n'apparaisse pas (du moins de façon évidente) la notion de Non-Soi (anatmân) qu'on présente généralement comme l'essentiel de la doctrine bouddhique.
Le Soi, en fait, n'est autre que cet “architecte” qu'on cherche “en vain”.
Or, l'architecte n'est découvert que lorsque la construction est mise à bas. Ou plutôt : c'est l'absence d'architecte qui se révèle quand la construction, illusoire, s'efface devant la réalité découverte. Une situation que résume Buddhaghosa dans une formule célèbre de son Visuddhimagga :

“Les actes sont, mais on ne trouve aucun acteur”.

Seule existe, dans le domaine de la réalité relative, la coproduction conditionnée – le véritable coeur de l'enseignement bouddhique – dont la doctrine de l'absence de Soi n'est que le corollaire, la conséquence logique. C'est parce que tout est conditionné que rien n'existe “en soi”.

Par “coproduction conditionnée” il faut comprendre que tout phénomène est construit (production) et trouve son origine de causes multiples (co-) qui se conditionnent mutuellement (conditionnée) : si l'arbre naît de la graine c'est qu'il bénéficie aussi de terre, d'oxygène, d'eau, d'espace où se déployer…
Il n'y a donc pas d'origine unique, pas même de liberté : un phénomène ne se produit que quand les multiples conditions qui le permettent sont réunies. Dire que l'arbre naît de la graine est une simplification arbitraire… une vue de l'esprit.

Au niveau individuel, le Soi lui-même n'est qu'une composition de cinq composants, agrégés (on parle de cinq “agrégats” – khanda), arbitrairement conçus comme un tout, indépendant et permanent, rien d'autre qu'une étiquette apposée par convention : une construction mentale (sankhara ; “san” est l'équivalent du “syn” grec).
Et de même que l'architecte disparaît avec la destruction de l'édifice, quand on recherche le Soi au-delà des cinq agrégats qui le composent, il disparaît avec la dé-composition des cinq agrégats – de même qu'un oignon n'est que la somme de ses pelures ou, selon la formule de Vasubandhu dans son Abhidarmakosasastra, de même qu'une corde n'est que la somme des brins qui la compose, sans qu'il y ait aucun fil conducteur autour duquel elle se construise.

A l'origine de cette composition mentale, se trouve donc l'Illusion : tant qu'elle persiste, on cherchera (en vain) l'architecte ; du jour où l'illusion disparaît, la construction et le constructeur disparaissent à jamais : c'est l'Eveil. Mais pour tous ceux qui n'ont pas encore atteint l'Eveil, l'Illusion demeure et toute action s'effectue en fonction de ce Soi illusoire ; à l'instar du Mahâ-Brahma, qui se croit le créateur des phénomènes qui se produisent autour de lui, nous vivons dans la maison, persuadés que nous en sommes l'architecte.

Tout ce qui se produit sans notre participation ou notre consentement est aussitôt conçu comme mettant en cause directement l'existence même de cet architecte, contre notre “Soi”. C'est donc en fonction du Soi que s'établissent le plaisir et la douleur, l'attraction et la répulsion, le bien et le mal. Le bien et le mal ne seront que “mon” bien et “mon” mal ou – si l'on veut – un bien et un mal conçus en rapport avec un Soi – le “mien” ou un “autre”, supérieur au mien (Dieu ?…), mais toujours “en relation” à un Soi.

Pour qu'existe l'idée d'un Bien et d'un Mal, un absolu est donc nécessaire autour duquel s'établira la relation : le paradoxe de la dualité c'est que toute relation (relative par définition) s'établit en fonction d'un absolu, comme les deux plateaux d'une balance ne s'équilibrent qu'en fonction d'un fléau qui en règle les rapports… Ce n'est que s'il y a un Soi (“mon” Soi), posé comme référence, que Bien et Mal peuvent exister.
Le problème ne se situera donc pas au niveau des composants de la relation mais au niveau de la composition elle-même, non dans les termes relatifs mais dans la relation établie entre eux. C'est là la doctrine “à contre-courant” que le Bouddha enseigne… Il n'existe pas de problème du mal “en soi” mais bien un problème née de la relation “bien-mal”.

3) Questions de vocabulaire

Ce caractère relatif, “non-absolu” du mal est déjà sensible dans le vocabulaire même. En effet, deux couples de termes seront employés, dans les textes bouddhiques anciens, pour désigner le Bien et le Mal.

Le premier couple – celui du langage courant – oppose “pâpa” (le mal) à “puñña” (le bien). Mais on trouvera aussi un autre couple de termes opposant cette fois “kusala” (le bien, l'efficace) à “akusala” (le mal, l'inefficace). Le mal – akusala – n'est ici que l'antonyme du bien – kusala (+ “a” privatif) ; il n'existerait donc pas de terme propre pour le désigner : le mal ne serait que le contraire du bien, ou plutôt l'absence du bien.
Cela simplifierait notre approche si la définition du bien, elle-même, n'était pas, elle aussi, relative… et relative au mal justement ! En fait, la dualité “bien-mal” sera définie (très logiquement selon l'optique bouddhiste) non pas en relation avec un absolu – ou l'un de ses termes présenté en absolu – mais par rapport à un réseau de relations, une composition.
Le mal (a-kusala), c'est tout ce qui relève des “trois poisons”, de la triade composée de l'attraction (lobha), la répulsion (dosa) et l'illusion (moha) ; il n'y a pas “une” origine au mal mais bien un faisceau de conditions. Et le bien (kusala) sera lui-même défini comme absence d'attraction (a-lobha), absence de répulsion (a-dosa) et absence d'illusion (a-moha).

On retrouve ici l'une des caractéristiques principales de l'enseignement du bouddhisme ancien : la définition négative du positif, comme “absence de”, telle qu'elle apparaît de manière paradigmatique dans le terme même désignant le “Bien suprême”, le nirvâna = “extinction”, “absence” de dukkha.

La définition du bien et du mal se referme donc sur elle-même en une sorte de cercle vicieux : le mal est l'absence du bien, qui est lui-même l'absence de ce qui caractérise le mal et le provoque… Ce cercle vicieux, c'est justement le samsâra, le cercle infini des naissances et des morts du Soi, l'éternelle coproduction conditionnée. Ce couple “bien-mal” fait donc totalement partie de ce samsâra soumis à l'Illusion et à la Dualité.

Mais le problème central du bouddhisme, on le sait, n'est pas le Mal : c'est dukkha, qu'on traduit généralement par souffrance. Les Quatre Nobles Vérités (discours fondateur du bouddhisme) se résument d'ailleurs généralement par les quatre formules : Vérités de la souffrance, de l'origine de la souffrance, de la cessation de la souffrance et du chemin qui mène à la cessation de la souffrance.
Dukkha doit se comprendre en opposition avec sukha – le bien-être. Dukkha c'est le mal-être, le “mal de vivre”, ce qui est souillé, ce qui ne peut satisfaire ; par opposition à sukha qui exprime la pureté, la perfection, la plénitude, la satiété.
Mais si dukkha recouvre en effet l'idée de “souffrance”, au sens courant du terme, il dit aussi plus que cela. La définition canonique reconnaît trois interprétations : la souffrance au sens ordinaire (dukkha dukkha) ; la souffrance liée au caractère éphémère, im-permanent des phénomènes (viparinâma dukkha ; viparinâma = transformation) et l'état conditionné de tout phénomène (sankhara dukkha).

Il y a donc plusieurs niveaux de dukkha.
Premièrement la souffrance liée au Soi : “ma” souffrance, celle que j'éprouve quand mon Soi est mis à mal par la douleur, physique ou psychologique, la déception, le refus des autres de me considérer comme un Soi méritant le respect et l'amour… souffrance du Soi dans ses relations aux autres, à l'Autre ; le Soi dans la dualité.
Deuxièmement la souffrance liée aux phénomènes qui me font douter de l'existence réelle de mon Soi : tous les changements qui surviennent en moi, qui font que se succèdent en moi la colère et la joie, et que même le bonheur que j'éprouve finit par disparaître – souffrance du Soi dans sa relation à lui-même (“Qui suis-je ?”, et donc aussi : “Suis-je ?”).
Troisièmement enfin, beaucoup plus profondément, le fait que tout cela n'est qu'illusion, qu'il ne s'agit que d'une construction mentale, que le Soi n'existe pas “en Soi”.

Il va sans dire que ce dernier aspect de dukkha, pour être perçu, demande déjà une capacité hors du commun de voir la réalité telle qu'elle est ; ce troisième aspect de dukkha, en fait, n'est visible que pour ceux qui sont déjà “entrés dans le courant” (selon la formule consacrée), qui ont déjà abandonné bien “des illusions” avant de pouvoir s'attaquer à “l'Illusion” suprême. Le commun des mortels, lui, affronte dukkha selon le premier sens, au mieux dukkha selon le deuxième… s'il connaît déjà quelque inquiétude spirituelle, ou au moins existentielle !

L'enseignement tiendra compte de cet échelonnement des prises de conscience successives et s'adaptera en conséquence aux capacités de ces différents auditoires. A ceux qui sont plongés dans la plus totale illusion, il proposera la voie de ce que j'appellerais volontiers “la recherche du bien comme moindre mal”, la réduction, voire la suppression de la souffrance au premier sens du terme, dans le cadre de la loi du karma. A ceux dont l'illusion commence à s'effriter – comme une maison qui se lézarde, mais dont on cherche encore l'architecte (un responsable, un coupable…) ! – il enseignera la loi de coproduction conditionnée. Aux derniers, qui sont déjà “entrés dans le courant” s'adresse l'enseignement de la vacuité ultime du Soi.

II – La réalité du bien et du mal

1) Le “mal” comme souffrance

Ce sont dans les sermons adressés aux “laïcs” que les notions de bien et de mal seront les plus fréquentes – les “laïcs” représentant ici la première catégorie de disciples, ceux qui, encore trop soumis à l'Illusion, n'ont pas compris qu'il valait mieux renoncer au monde, au propre comme au figuré.
Au sein du canon pâli, le Dhammapada est sans aucun doute le texte le plus emblématique de ce premier type d'enseignement. Véritable manuel de morale quotidienne, il énonce les règles de base du bouddhiste pratiquant en courtes stances, souvent appariées. Extrêmement populaire, il est le livre le plus lu, le mieux connu de la population des pays theravâdins d'Asie du Sud-Est.

Dès les deux premières stances d'ouverture, le discours s'établit clairement sur le mode d'opposition entre bien et mal :

“De l'esprit proviennent toutes choses.
Tout naît de l'esprit, tout est formé par l'esprit.
Si quelqu'un parle ou agit avec un mauvais esprit,
La souffrance le suit aussi sûrement que la roue suit l'animal de trait.


De l'esprit proviennent toutes choses.
Tout naît de l'esprit, tout est formé par l'esprit.
Si quelqu'un parle ou agit avec un esprit purifié,
Le bonheur le suit aussi sûrement que la roue suit l'animal de trait.”

et un peu plus loin (stances 15 à 18) :

“Le méchant gémit en ce monde et se lamente dans l'autre ;
Dans les deux situations, il se lamente à cause de la laideur de ses actes.
Celui qui agit bien (puñña) est heureux dans ce monde et dans l'autre ;
Il est heureux dans les deux situations, car ses actes sont purs.


Celui qui a fait le mal (pâpa) en subit les conséquences, ici-bas et dans l'autre monde ;
Il est tenaillé par la pensée d'avoir mal agi.
Celui qui fait le bien est heureux dans ce monde et dans l'autre ;
Il est réconforté à la pensée d'avoir fait le bien.”

En résumé : le mal engendre la souffrance, dans cette vie et dans l'autre ; mieux vaut faire le bien pour ne pas souffrir.

Le mal est donc clairement ici associé à la seule souffrance, quelle soit morale ou physique (dukkha dukkha). La souffrance est le mal : autant la souffrance qu'on subit que celle qu'on provoque, puisque que tous les actes portent un fruit en conséquence de leur nature et conformément à leur nature : telle est la loi du karma.

Je ne développerai pas ici cette notion de “loi du karma” mais il est nécessaire néanmoins d'en rappeler un point fondamental.
Si le terme karma se traduit par “acte”, étymologiquement il vient de la racine indo-européenne *kr qui, en français, a donné le verbe “créer”. Le karma est donc une “construction”, un acte intentionnel et volontaire qui s'effectue en faveur de l'idée du Soi. C'est l'acte en tant qu'il perpétue l'idée de Soi, par l'intermédiaire du doublet convoitise/aversion : ce que je fais pour perpétuer l'idée de Soi en la nourrissant, ou ce que je fais contre ce qui la met en danger, pour protéger cette idée de Soi de la destruction.
Il ne s'agit donc pas de tout acte mais seulement de celui qui, consciemment ou inconsciemment, nourrit ou protège le Soi, a l'idée de Soi pour fondement. Il est donc logique qu'il perpétue ce Soi et qu'il en provoque la renaissance… c'est sa raison d'être, sa fonction même !

A ce premier niveau de l'enseignement, dans le cadre de la loi du karma, l'objectif est donc de réduire ou de supprimer la souffrance. Qui souffre n'aura qu'un seul but : se protéger de la souffrance. Avant de pouvoir considérer la loi de coproduction conditionnée, il faut déjà ne plus souffrir de la souffrance ordinaire, il faut déjà avoir apaisé tant soit peu les exigences du Soi. Selon une image courante : on ne voit rien à travers l'eau troublée, il faut d'abord laisser se décanter les impuretés qui la trouble.

La morale bouddhique, telle qu'elle s'exprime notamment dans les “Cinq préceptes” de base, s'appuiera donc sur un principe universel : tous les hommes préférant le bonheur au malheur, le plaisir à la souffrance, ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse à toi-même.
Les cinq préceptes présenteront donc cinq types d'action (de corps, de parole et aussi d'esprit – puisque l'intention est le fondement de tout acte karmique ; rappelons-nous la première formule du Dhammapada citée plus haut : “De l'esprit proviennent toutes choses. Tout naît de l'esprit, tout est formé par l'esprit.”), capables de générer la souffrance, dont il faudra “s'abstenir” (encore une fois c'est l'état d'esprit, l'intention qui compte) :

– ne pas supprimer la vie puisque tout être sensible apprécie de vivre ;
– ne rien prendre de ce qui n'a pas été donné, puisque l'instinct de propriété est “bien partagé” !
– ne rien dire de futile, d'inutile, ou qui puisse blesser ;
– ne pas avoir de pratique sexuelle blessante pour les autres ;
– et enfin : ne pas consommer d'intoxicants qui feraient perdre le contrôle de soi et faciliteraient donc les actions précédemment évoquées.

Autant de pratiques qu'on verra essentiellement comme “sociales”, visant à rendre le plus harmonieuses possibles les relations entre les êtres sensibles vivant au sein du samsâra – y compris donc les représentants des autres états d'existence contenu dans ce samsâra : les dieux et les démons, les fantômes et les animaux…
Le bien ici considéré est un bien conditionné, relationnel. Le mal n'est autre que ce qui provoque un supplément de souffrance à ce qui est déjà, pour ceux qui le savent, souffrance suprême. La consigne pourrait être : “Inutile d'en rajouter ! Et, si possible, faisons tout pour diminuer la souffrance inhérente à l'existence”.

2) Le bien comme “moindre mal”

Mais le Dhammapada – pour ne nous en tenir qu'à ce seul texte – ne se contente pas de cette morale du “premier degré”. Un chapitre entier (le 9e), intitulé simplement “le Mal” (pâpa), nous permettra d'aborder le “deuxième degré” de l'enseignement.
Apparemment, il n'offre guère de différences avec les stances du 1er chapitre déjà citées ; le bien et le mal y sont présentés selon la loi karmique : le mauvais pâtira du mal comme le sage bénéficiera du résultat de ses bonnes actions, même si ce n'est qu'à plus ou moins longue échéance.

Les deux dernières stances, pourtant, relativiseront la chose :

“Ni dans les airs, ni au milieu de l'océan, ni dans les antres des rochers, nulle part dans le monde entier, il n'existe une place où l'homme trouverait un abri contre ses mauvaises actions (pâpa-kamma).
Ni dans les airs, ni au milieu de l'océan, ni dans les antres des rochers, nulle part dans le monde entier, il n'existe une place où l'homme trouverait un abri contre la mort.”

Après huit stances opposant le “bien du bien” au “mal du mal”, viennent ces deux stances qui ne fonctionnent plus sur un système d'opposition mais d'équivalence, dans une résolution dramatique nous plaçant face au caractère inéluctable de la mort. Nul n'échappe aux conséquences de ses actes, nul n'échappe à la mort. Même celui qui agit bien doit mourir, car tout est impermanent. Nous voici devant le deuxième sens de dukkha : le mal c'est l'inéluctable de l'impermanence, de la transformation perpétuelle et, à terme, de la transformation ultime du Soi, sa mort.

On pourrait, si l'on voulait respecter le style littéraire habituel du Dhammapada, poursuivre l'appariement des stances jusqu'à ses conséquences ultimes en modifiant la dernière de cette manière : “Ni dans les airs, ni au milieu de l'océan, ni dans les antres des rochers, nulle part dans le monde entier, il n'existe une place où l'homme trouverait un abri contre ses bonnes actions (puñña-kamma)”… et c'est bien là ce que le texte sous-entend !

Pour celui qui s'écarte du mal – souffrance “ordinaire” -, combien même il parviendrait aux plus hauts états célestes de la condition divine, l'illusion du Soi le maintiendrait dans le samsâra et le laisserait aux prises avec la souffrance liée à l'impermanence. Alors même que la morale bouddhique prône l'abstention du mal (pâpa) et la pratique du bien (puñña), qu'elle promet aux bienfaisants une renaissance heureuse dans le monde des dieux, cette stance rappelle – et avec quelle violence ! – que le bien de ce monde n'est jamais qu'un “moindre mal”. Non parce qu'il s'agit de bien, mais parce qu'il est “de ce monde”, c'est-à-dire toujours soumis à l'idée de Soi.

La naissance dans le monde des dieux peut même constituer un empêchement majeur dans la pratique de la Voie de la Délivrance ! Pratiquer le bien et bénéficier ainsi du bon résultat karmique de ses actions participe pleinement de ce qui peut perpétuer l'idée du Soi. Combien plus facilement se persuadera-t-on de la validité de ses propres actes – et donc du Soi qui les fonde – si l'on en obtient des avantages ! La pratique du bien peut ainsi devenir l'un des pires poisons, comme le confirme l'état divin où la satisfaction des plaisirs est telle que l'être sensible n'a même plus conscience de l'impermanence des phénomènes et de sa propre caducité.

C'est la raison pour laquelle la vie humaine est toujours présentée comme la “précieuse existence” : à l'instar de l'enseignement du Bouddha, qui se définit comme la “Juste Voie du Milieu”, la vie humaine est la seule condition d'existence qui permet de prendre la juste mesure de la relativité du bien et du mal, de la souffrance et du plaisir, et de dépasser cette dualité pour prendre conscience de la caducité des phénomènes. Seul un être humain peut “entrer dans le courant”.
S'il fallait une dernière preuve pour s'en convaincre : si le futur Bouddha lui-même séjournait chez les dieux, ce n'était qu'avant de renaître parmi les hommes… pour atteindre l'Eveil !

III – L'illusion du bien et du mal

1) La conception de la dualité comme “mal”

Dire de la mort qu'elle constitue le mal du “deuxième degré” risque cependant de prêter à confusion. Car ce n'est pas le fait de la mort qui doit être ici considéré, mais bien les répercussions d'un tel fait sur les êtres sensibles.
La mort en elle-même ne pose problème – et ne constitue un scandale – que pour qui croit qu'il existe un Soi et qui s'identifie à lui. Pour qui comprend que le Soi n'est qu'un agrégat, une composition, il devient naturel que ce Soi, comme tout autre composé, soit soumis à la destruction comme il a été soumis à l'apparition.

Telle est la loi de la coproduction conditionnée :

“Quand ceci est, cela est ;
Ceci apparaissant, cela apparaît ;
Quand ceci n'est pas, cela n'est pas ;
Ceci cessant, cela cesse.”

Cette formule, on ne peut plus concise, mérite quelques mots de développement.
Comme la grande majorité des textes du bouddhisme ancien, il s'agit ici de la mise par écrit d'une tradition orale : la formulation vise donc d'abord la simplicité, pour être plus facilement mémorisable, utilisant jusqu'à l'abus les systèmes d'appariements et de doublets symétriques, dont on a déjà vu qu'ils pouvaient masquer parfois certaines subtilités de raisonnement. Ce genre de textes ne peut pas être correctement apprécié sans les traités qui les développent. C'est l'une des raisons qui font de la littérature bouddhique l'une des plus abondantes en nombre de volumes de commentaires !

A l'instar de tout l'enseignement bouddhique, la formule peut être comprise à deux niveaux : relatif ou absolu.

Dans le domaine du relatif, ces quatre phrases ne font que rendre compte des caractéristiques de tout phénomène composé et conditionné : lorsque les conditions sont réunies, le phénomène apparaît et, donc, “est” pour celui qui le perçoit ; lorsque les conditions ne sont plus, le phénomène disparaît et n'est plus pour celui qui l'a perçu.
Du point de vue de l'absolu, elles mettent en cause le processus même de la causalité : d'un côté l'existence d'un Soi déterminé par une condition, de l'autre une absence de Soi en raison d'une absence de condition (“Ceci cessant, cela cesse” devant alors être compris comme “ceci n'apparaissant plus, cela n'apparaît plus”). Le deuxième doublet, alors, ne doit plus être considéré comme une causalité négative, à rebours, mais comme une absence de causalité.
Souvenons-nous de l'architecte qui disparaît en même temps que disparaît la construction. L'illusion réside dans le fait de croire que le constructeur demeure quand la construction est détruite, qu'il y a un acteur derrière les actes. C'est “en vain” qu'on cherche l'architecte…

Ce que le bouddhisme met en cause ici c'est le principe même de la dualité : la construction n'est pas autre que le constructeur parce qu'il n'y a pas de condition unique à la construction qui serait un constructeur. Il n'y a pas un phénomène “en soi” issu d'un acteur “en soi”, mais un faisceau de phénomènes, arbitrairement conçus comme formant un tout unique (la construction) et, tout aussi arbitrairement, conçu comme issu d'un unique acteur.
Or celui-ci n'est lui-même qu'un faisceau de phénomènes, à nouveau arbitrairement conçus comme formant un tout unique (le constructeur) alors qu'il n'est que l'un des composés d'un phénomène lui aussi multiple (ce qui est à l'origine de la construction, puisque, pour être construite, la construction a aussi pour conditions le bois, la pierre et le mortier, la terre sur laquelle elle repose, l'espace dan laquelle elle se déploie, l'attraction terrestre qui la maintient, et bien d'autres conditions…) !

A travers la mise en cause de la dualité, c'est le pouvoir même de concevoir qui est mis en accusation. Le concept – construction mentale (sankhara) – est ce qui singularise le multiple, ce qui crée l'idée de permanence et de durée, là où l'on ne peut trouver que coproduction conditionnée, c'est-à-dire impermanence de phénomènes instantanés issus de causes multiples.

A l'instar du Mahâ-Brahma, un constructeur ne crée rien si ce n'est lui-même en tant que créateur : c'est parce qu'il pose une création face à lui comme objet de connaissance qu'il se conçoit lui-même comme sujet de connaissance.

Certes la construction existe bien, en tant que construction, d'origines diverses et conditionnées, mais non pas en tant qu'objet de connaissance “en soi”, immuable et indépendamment de la loi de coproduction conditionnée.
Certes le constructeur existe bien, lui aussi, mais comme une étiquette apposée à un faisceau de phénomènes inter-dépendants, et non pas en tant que sujet de connaissance “en soi”, demeurant indépendamment de la construction qui l'a fait naître – et non qu'il a fait naître.

Car, dans l'optique bouddhiste, ce n'est pas le sujet qui crée l'objet, mais l'objet qui crée le sujet. Et si l'objet de connaissance n'existe pas “en soi”, le sujet n'existe pas davantage “en soi”, pas plus que n'existe “le fils d'une femme stérile”. Il en va de cette construction comme d'un mirage : il existe bien réellement en tant que mirage (phénomène conditionné par des causes diverses : le sable, la chaleur, l'oeil et la perception visuelle, la conscience qui “interprète” le phénomène…) mais il n'existe pas en tant qu'eau réelle (concept).

Le “Mal suprême”, selon le bouddhisme, réside donc dans cette capacité qu'a la conscience de “déraper” dans sa faculté naturelle d'enregistrement des phénomènes, lorsqu'elle les agrègent en un tout qui dure et qu'elle en fait un objet de connaissance. Dotée de cet objet, la conscience, “malade de l'Illusion” qu'elle a elle-même suscitée, se considère alors, dans le cadre de la dualité, comme un sujet de connaissance : le Soi individuel naît en même temps que le Soi qu'il a posé en face de lui. “Quand ceci est, cela est” : quand un objet est conçu, un sujet se conçoit.

2) Par-delà le Bien et le Mal

Il en va alors du bien et du mal comme de tout autre dualité : ils n'existent que dans le cadre strict du samsâra, du relatif, du conditionné, de l'illusion… mais non pas du point de vue de l'absolu. Bien et mal, comme tout autre concept, tout autre construction “singularisée”, ne sont que des concepts vides en réalité absolue !

C'est cette vacuité qui constituera le troisième niveau de dukkha… tant que nous resterons soumis à l'Illusion, tant que cette vacuité, cette inexistence de la dualité restera, elle aussi, du domaine du concept et du langage, du domaine des idées. Dire que bien et mal sont vides de réalité a effectivement de quoi nous faire souffrir : quel sens donner désormais à notre vie ? Pourquoi agir bien plutôt qu'agir mal ? Que deviennent l'éthique et la morale ?

De telles questions ne se posent que si l'on reste au sein du samsâra, que si l'on n'a pas mis fin à l'Illusion suprême. Si bien et mal ne sont que des concepts vides en réalité absolue, ils ne sont pas vides, non plus que vides de sens, dans le cadre de la réalité relative !
Tant que l'on demeure dans le samsâra, qu'on n'a pas mis fin à l'Illusion, bien et mal ont une efficience et une raison d'être – pour mettre fin à la souffrance superficielle, de soi comme d'autrui. Mais pour qui veut atteindre l'extinction définitive de la souffrance, mettre fin à jamais à l'Illusion, ce ne sont pas le bien et le mal qu'il faut abandonner, mais toute conception de Soi qui génère la Dualité, donc aussi la dualité du bien et du mal.

Il ne s'agit pas de détruire le bien et le mal – ce qui resterait une action, karmique – mais bien de mettre fin au processus de construction, à l'Illusion, de telle sorte que la dualité bien-mal, comme toute autre dualité, n'apparaisse plus. A dire vrai, bien et mal sont vides en réalité que pour les seuls Bouddhas et tous ceux qui, après eux, ont mis fin à l'Illusion et atteignent l'éveil, le nirvâna : les Arhats et les grands Bodhisattvas ! Jusque-là, pour tous les autres, il convient encore d'agir bien et de ne pas faire le mal…

Il nous faut ici reprendre le couple de termes kusala/akusala, évoqué plus haut. Comme il en va de la coproduction conditionnée, ce couple peut, lui aussi, être compris à deux niveaux d'analyse, en fonction du relatif ou de l'absolu.

Au niveau relatif, on l'a dit, kusala est l'absence du mal pour autrui et pour soi – correspondant aux deux premiers niveaux de dukkha (attraction et répulsion, vis-à-vis des autres et de soi-même – désirs d'existence et de non-existence étant placés au même niveau de “mal”). Au niveau absolu, kusala concerne le troisième niveau de dukkha, l'état conditionné et l'ignorance elle-même.

Le bien ici considéré ne sera plus un bien fait pour autrui (dans le cadre des relations sociales) ou pour soi-même (dans le but d'obtenir de bons fruits karmiques) mais comme ce qui tranche les racines de l'Illusion, ce qui “détruit les souillures” entretenant l'illusion.
Il s'agira d'un bien effectué dans le cadre du samsâra, mais dans l'optique du nirvâna : un bien “efficace” pour parvenir à l'Eveil, dépasser toute dualité, toute conception, voir la réalité absolue “telle qu'elle est”.

Ce bien-là devra donc être débarrassé de toute conséquence karmique, délié de toute notion de Soi :

“Je dis que le point de vue correct est de deux sortes : il y a le point de vue correct qui est mêlé à des souillures mentales, qui s'associe à des actes méritoires et qui évolue vers un substrat à la renaissance. Et il y a un point de vue correct qui est noble, dépourvu de souillures mentales, qui est supra-mondain et fait partie de la voie qui mène à la libération”. (Mahâ-Cattârisaka-sutta).

Pour celui qui agit selon l'optique du nirvâna, l'action sera donc dépourvue de toute référence au bien et au mal, au-delà de toute dualité, parce qu'elle sera dépourvue de tout idée de Soi, de tout “intérêt” pour le Soi. A proprement parler il s'agira d'une action “désintéressée” (puisque c'est l'intention qui fonde le karma).

“Ne pas faire le mal (pâpa), pratiquer le bien (kusala),
Purifier l'esprit : tel est l'enseignement des Bouddhas”
(Dhammapada, stance 183)

Cette purification de l'esprit ne sera pourtant pas comprise comme un exercice actif, visant à détruire une notion (le Mal) – ou même une dualité (bien-mal) -, mais comme l'expérience directe de la réalité “telle qu'elle est”. C'est par la “vue” de la Réalité absolue que l'esprit prend petit à petit conscience de l'illusion au travail : par l'observation des phénomènes dans leur production et leur disparition, il s'habitue à les considérer tels qu'ils sont et constate comment, à la Réalité, se surimpose des conceptions.

“L'ignorant qui n'a pas entendu la Doctrine, qui ne s'est pas exercé à la Doctrine, perçoit la terre comme telle et, l'ayant perçu comme telle, il en forge la notion “terre” et, l'ayant forgée, il forge “je suis la terre”, “je suis de la terre”, “cette terre est mienne”, et il s'y complaît.”
(Majjhimanikâya, I,1)

Le processus en cause est l'objectivation de la perception “pure” – objectivation comprise comme “souillure mentale”, qui se manifeste par le processus de conception et la création d'une “notion” (ayant perçu la terre comme telle, la conscience “dérape” et forge la notion “terre”). Par la suite (dans l'infinitésimal de la succession instantanée des phénomènes de pensée), de cet “objet de connaissance” créé par la conscience sous forme de notion, se détache, petit à petit, un “sujet de connaissance”.

Il y a d'abord création d'un sujet par assimilation : “je suis la terre” ; puis détachement – tout en gardant une idée de rapport d'identité par origine : “je suis de la terre” ; pour terminer avec une séparation complète dans un rapport de dualité qui renverse le rapport d'origine en rapport d'appropriation – “cette terre est mienne”. C'est alors que le “sujet en Soi” est créé !

La méditation, par la contemplation (sans intervention ni participation) de ce phénomène en cours, “libère” la conscience de ses “tendances fabricatrices” par la simple constatation de ce qui est “tel que c'est” : la coproduction conditionnée à l'oeuvre, l'acte sans acteur – et l'acteur ne “se” créant pas. Le rétablissement de la conscience dans sa faculté de “prise de conscience sans participation” doit “guérir” la conscience malade : il s'agit, non pas d'une thérapeutique de la conscience (qui sous-entendrait une intervention, un acte, une intention donc du karma), mais d'une “hygiène de la conscience”. Il s'agit de réhabituer la conscience à ne pas “dérailler”, en l'exerçant à son activité naturelle, rien de plus

De cette manière, l'Octuple Noble Sentier n'est pas une action qui a résultat (et le nirvâna, du même coup, n'est pas quelque chose de construit, de conditionné), mais une absence d'action qui rétablit la réalité dans son fonctionnement “naturel”, sans participation d'un Soi qui ne se créée plus, sans “architecte” pour construire de maison. La construction n'apparaissant pas, le constructeur se révèle dans son Illusion, son “absence d'existence”. L'Octuple Noble Sentier n'est pas une opération curative, il est l'absence de maladie (et donc de souffrance, dukkha), il est la santé elle-même.

“A l'occasion de la sensation, l'Arhat perçoit la sensation, sait qu'il n'y a ni moi ni vision [effectuée par un moi] ni objet vu [par un moi], mais la coopération de trois phénomènes coordonnés, bien que naturellement isolés, à savoir : la connaissance [conscience d'enregistrement], l'oeil et la forme sensible. Au moment de la sensation, l'ignorant conçoit un moi face à un objet qu'il désire ou repousse et cette méprise le livre au désir, lequel l'embourbe davantage dans l'erreur. Chez l'Arhat, par contre, la sensation ne produit ni désir ni attachement.”
(Samyuttanikâya, III, 96)

Il n'y a pas d'acte d'un acteur (tel que conçu habituellement dans le cadre des notions duelles) ; il n'y a que des actes, au sens de la loi de coproduction conditionnée, sans acteur. “Ô architecte de l'édifice, je t'ai découvert ! Tu ne rebâtiras plus l'édifice. Tes poutres sont toutes brisées, le faîte de l'édifice est détruit ! Cette conscience a perdu ses énergies fabricatrices et est parvenue au nirvâna“.

Cette conscience, effectivement, a “perdu” ses énergies fabricatrices, elle les a laissées, abandonnées, s'en est détachée… elle ne les a pas détruites ; elle n'a “fait” qu'une chose : ne pas permettre qu'elles apparaissent . En quelque sorte elle a “non-agi”, dans le sens qu'elle n'a produit aucun karma.

Conclusion : Au-delà du Bien et du Mal

Cela dit, on aurait tort de penser qu'un Bouddha, un Bodhisattva ou un Arhat n'agissent plus… La vie de ces “Libérés”, d'ailleurs, le confirme : ils enseignent, chacun à leur manière, au moins par l'exemple et grâce à de multiples “moyens habiles”.

Il nous faut ici établir une “typologie de l'acte” selon l'enseignement bouddhiste, dont la mesure sera le karma et l'intention égotique.

Au plus bas de l'échelle, dans la soumission à l'illusion du samsâra, un acteur agira intentionnellement en vue d'obtenir un bien (puñña), pour soi-même ou pour autrui.
Au second pallier – toujours au sein du samsâra, mais l'illusion se lézardant – le bien, toujours visé, sera celui de l'efficacité (kusala) par rapport à l'obtention du nirvâna.
Au sommet de l'échelle, enfin, une fois l'illusion détruite et le nirvâna “touché”, l'agir (plutôt que l'acte – karma) sera entièrement nettoyé de toute visée égotique et proprement “dés-intéressé”, il n'y aura plus ni bien ni mal à considérer.

Sans aucun intérêt, ni pour soi ni pour autrui (relativement au Soi de chacun), l'acte sera aussi, du coup, suprêmement efficace dans la visée du nirvâna pour autrui ! Ainsi, ceux qui ont atteint “l'autre rive” continuent d'agir dans ce monde, mais leurs actes – “gratuits”, pourrait-on dire – sont des “actes purs”.

“L'homme dont l'esprit est stable, non troublé par le désir,
qui est au-delà du bien (puñña) et du mal (pâpa),
Celui-là est un être éveillé qui ignore la crainte.”
(Dhammapada, stance 39)

N'ayant plus rien à craindre, relativement à Soi, un Eveillé ne mesure plus son action à l'aune ordinaire, il ne garde rien “pour Soi”, il donne suprêmement, et donne le Bien suprême : l'enseignement, la Voie qui mène à la Libération définitive de la souffrance. Le don (dana) constitue donc bien la première de toutes les vertus, la première “perfection” (parami) à laquelle s'exerce l'apprenti Bouddha, disciple ou Bodhisattva, et le don du Dharma surpasse tous les autres dons.

Désormais “au-delà du bien et du mal” (puññapâpapahînassa), l'Enseignant se confond avec son Enseignement, chacun de ses actes est enseignement, le Bouddha n'est plus un homme au sens ordinaire, il est le Tathâgata (“allant ainsi”), il est aussi Dharma-Kaya : le Dharma incarné, l'Enseignement-homme.

Dépourvu de toute référence à son propre Soi (architecte désormais évanoui), l'Eveillé est délivré de la dualité du Bien et du Mal qui n'avait d'existence que relative à ce “fléau”… Du coup, il n'agira plus, au-delà du Bien et du Mal, qu'en fonction des Soi qui s'expriment face à lui. Ou plutôt : ses actes ne seront perçus tels par autrui qu'en fonction de leur propre attachement à l'idée de Soi. L'acte d'un Bouddha n'est acte que pour qui croit encore à l'existence d'un acteur…

C'est en cela qu'on dit qu'il use de “moyens habiles”. Chacun interprètera (en fonction de ses propres “constructions mentales”) ses actes et son enseignement à la mesure de son propre degré d'avancement sur la Voie, de son illusion totale ou lézardée, de son engagement et de sa confiance envers celui qui n'est plus, qui n'existe plus que selon le regard de son interlocuteur – le “sien”.

“Habile”, le moyen qu'emploie l'Eveillé ne l'est en vérité que pour ceux qui considèrent qu'il agit encore au sens ordinaire. Au sens propre, le Bouddha n'agit plus, il ne fait pas plus le Bien que le Mal, puisque ces deux notions relèvent encore de l'Illusion.

Disparaît alors, aussi, la notion même d'efficacité qui constituait le Bien suprême de kusala… Et c'est bien pour cela que l'enseignement lui-même doit être, à son tour, finalement abandonné, comme un simple “radeau”, et qu'il convient aussi de ne pas s'attacher à la personne du Bouddha, quand bien même il est l'Enseignant par excellence, le “dompteur des hommes qui doivent être domptés, l'instructeur des dieux et des hommes”.

Au final du cheminement, le disciple éveillé peut bien se retourner sur le chemin, il ne verra plus ni chemin ni cheminant, ni radeau ni fleuve traversé, ni efficacité utilisée à bon escient : l'architecte et ses actes, notions et moyens, tout a disparu en même temps que l'Illusion.
Le Bien et le Mal, eux aussi, en faisaient partie.

Institut d'Etudes Bouddhiques