Le don du Dhamma surpasse tous les autres dons

Grimper jusqu’au sommet de la montagne

Une interview de BHIKKHU BODHI

Insight Journal, volume 19, Automne 2002, http://www.dharma.org/ij/archives/index.htm
Traduit par Pierre Dupin pour le Refuge.
 


Question : Vous avez vécu dans un monastère de la Forêt à Sri Lanka pendant plusieurs années, Bhante. Qu’est-ce qui vous a amené en Amérique ?

Réponse : Tout d’abord je suis venu aux Etats-Unis pour voir mon frère et ma sœur. Pendant 25 ans, j’ai subi des maux de tête chroniques qui ont résisté à tous les traitements que j’ai pu essayer. Mon père m’a donné l’idée de consulter l’Institut des maux de tête à New-York, une clinique de Manhattan. C’est ainsi que ces derniers mois, j’ai suivi le traitement de cette clinique.

Q : Est-il vrai que vous avez décidé de vous réinstaller dans le pays ?

R : Tout d’abord, j’ai eu l’intention de rester aux Etats-Unis seulement pendant la période pour soigner mes maux de tête, puis de retourner au Sri-Lanka. Cependant, ces derniers mois, deux idées me sont venues à l’esprit : tout d’abord que je devais rester près de mon père pendant ses vieux jours, et ensuite que je pourrais me rendre plus utile pour le Dhamma ici en Amérique qu’au Sri-Lanka. Au début de cette année, je démissionnai de mon poste de directeur de la Société Bouddhiste d’édition et ne me suis plus senti obligé de résider au Sri-Lanka.

Pendant mes six premières semaines aux U.S.A., j’ai résidé au Vihara Bouddhiste de NewYork, surpeuplé et trépidant. En Juillet, j’ai rencontré par hasard un vieux Maître chinois du Dharma ainsi que son interprète, jeune moine chinois-canadien, qui m’ont invité à venir dans leur monastère du New Jersey. Je m’attendais à trouver un Temple de dévotion agité, sorte de ghetto citadin fatigué ! Mais à mon agréable surprise, je me trouvais dans un monastère d’études sérieuses situé dans un endroit dégagé du New Jersey rural et entouré de collines boisées peuplées de troupeaux de cerfs occupés à paître dans les champs.
Maître Jen Chun et moi éprouvâmes une sympathie réciproque et immédiate et il m’invita à rester aussi longtemps que je le souhaitais.

Q : Ainsi, vous allez vivre comme un moine du Theravada dans un monastère chinois du Mahayana ?

R : Dans l’Inde d’autrefois, il n’était pas rare de voir des moines d’écoles différentes du Bouddhisme habiter en paix dans le même monastère. J’ai trouvé en Maître Jen Chun l’un des plus admirables moines que j’aie jamais rencontrés : un homme d’une vaste culture, doué d’une compréhension profonde du Bouddhisme, totalement simple, humble et désintéressé ; strict dans la discipline et pourtant plein de rire et de compassion. De plus, il est une autorité en ce qui concerne les Agamas, corps de littérature du Tripitaka chinois qui correspond aux Nikayas du canon pali.

C’est pourquoi je trouve que son approche des textes correspond à la mienne. Il m’a demandé d’enseigner au monastère les Suttas palis et la langue palie. Les moines résidents et de nombreux laïques sont très intéressés par ces deux cours. Nous espérons faire du Monastère un endroit où des moines bien disciplinés d’une tradition Vinaya authentique puissent habiter et vivre ensemble dans l’harmonie. Il se trouve, entre parenthèses, que l’endroit s’appelle le monastère Bodhi, qui par une simple coïncidence, se trouve être mon nom.

Q : Comment en êtes-vous arrivé à passer de Brooklyn au Sri Lanka ?

R : Mon intérêt pour le Bouddhisme m’est venu à peu près vers 1965, au collège de Brooklyn en lisant les ouvrages du Professeur Suzuki sur le Bouddhisme Zen et ceux d’Allan Watts. En 1966, je suis allé en Californie du sud à l’Université de Claremont pour y étudier la philosophie occidentale. Là, je fis la connaissance d’un moine bouddhiste du Vietnam du nom de Tich Giac Duc qui se trouvait dans la même résidence que moi. Je lui demandai des conseils pour la méditation et il m’orienta vers la pratique de l’attention à la respiration. Il m’enseigna aussi les bases du Bouddhisme que l’on ne trouvait pas dans les ouvrages de Suzuki et de Watts. Au bout de quelques mois, je décidai de me faire moine et lui demandai s’il pouvait m’ordonner. Il accepta de le faire et c’est ainsi que je fus ordonné samanera (novice) dans l’ordre du Mahayana Vietnamien, en Mai 1967.

Q : Est-ce que cela représentait un grand pas pour vous ?

Naturellement, vu de l’extérieur, c’était un grand pas. Mais je n’ai jamais dû me battre avec moi-même pour prendre cette décision. Un beau matin, je m’éveillai en me disant : ” Pourquoi ne pas demander au Vénérable Giac Duc de m’ordonner ? ” Et voilà ! Par la suite, nous avons vécu ensemble pendant 3 ans, à Claremont en travaillant tous deux pour nos doctorats. (Mon ouvrage concernait la philosophie de John Locke !) Quand il rentra au Vietnam, je vécu auprès d’un autre moine Vietnamien Tich Thien An dans un Centre de méditation de Los Angeles. A ce moment, j’avais décidé que je voulais me rendre en Asie pour recevoir l’ordination complète, pour étudier le Bouddhisme et pour réaliser l’œuvre de ma vie : pratiquer le Bouddhisme et le propager. A cette époque, j’avais rencontré plusieurs moines du Sri Lanka qui passaient par les Etats-Unis, notamment le Vénérable Piyadassi Thera qui me recommanda le Vénérable Ananda Maitreya, moine sri lankais de grand renom.

En Août 1972, j’en avais fini avec mes obligations aux Etats-Unis. J’avais écrit au Vénérable Ananda Maitreya en lui demandant l’autorisation de venir à son monastère pour me faire ordonner et suivre les pratiques, et il me répondit que j’étais le bienvenu.
Après une courte visite chez mon premier Maître au Vietnam, je me rendis au Sri Lanka et fus ordonné par le Vénérable Ananda Maitreya aux pieds duquel je passai trois années à étudier le Bouddhisme et le Pali.
Plus tard, le Vénérable Nyanaponika Thera, moine allemand, m’invite à résider à l’Hermitage de la forêt à Kandy. Je passai plusieurs années auprès de lui en m’occupant de lui pendant ses dernières années et en travaillant à la Société de publication bouddhique.

Q : Comment êtes-vous devenu un érudit du Bouddhisme ?

R : Je n’ai jamais eu l’intention de devenir un érudit du Bouddhisme ni un traducteur des textes palis ; en fait, je ne me considère pas comme un érudit sérieux du Bouddhisme, même actuellement. Au début, j’ai été attiré vers le Bouddhisme par la pratique de la méditation. Ce fut mon premier Maître, le Vénérable Giac Duc qui me persuada que l’étude systématique du Dhamma était indispensable pour établir solidement la méditation et pour enseigner le Dhamma en Occident. Lorsque je me suis rendu au Sri Lanka où je reçus l’ordination, mon intention première était d’étudier les textes pendant plusieurs années, puis de méditer.

Mais je savais déjà que pour étudier les textes convenablement, il me faudrait apprendre le langage dans lequel ils étaient rédigés, ce qui voulait dire qu’il me fallait apprendre le Pali. En lisant les Suttas dans leur langue originale, je traduisais souvent des passages entiers pour mon usage personnel, à la fois les textes canoniques et leurs commentaires.
C’est ainsi que, un peu à la fois, je plongeai dans la traduction.
Pour acquérir la base de la pratique, j’étudiai le Sutta pitaka systématiquement, utilisant le matériel connu des moyens de contemplation pour transformer ma propre compréhension. Le genre de compréhension que je recherchais n’était pas la compréhension objective qu’un érudit académique chercherait à acquérir. C’était une compréhension subjective, personnelle, du message essentiel du Dhamma. Je voulais voir comment le Dhamma que nous avait transmis le Bouddha concernait ma condition personnelle d’être humain et de disciple de la Voie Bouddhique. Cela exigeait évidemment une révision totale de mes vues occidentales du monde pour les faire cadrer avec le Dhamma.

Q : Est-ce que vous recommandez l’étude du Dhamma à tous les méditants ?

R : Je ne dirais pas qu’on a besoin d’une connaissance des textes avant de commencer la pratique de la méditation. Comme la plupart des pratiquants bouddhistes aujourd’hui, je suis entré sur le sentier bouddhique par la méditation. Mais je pense que pour que la pratique de la méditation remplisse les objectifs que le Bouddha avait en vue, elle doit être fortement aidée par d’autres facteurs qui nourrissent la pratique et le dirige vers son but véritable. Ces facteurs sont :
1) La foi – au sens de confiance totale dans le Triple Joyau – Le Bouddha, le Dhamma, et le Sangha.
2) la Vue juste, compréhension très claire des principes de base de l’enseignement.
3) La vertu, pratique de l’éthique bouddhiste – non pas comme un simple code de règles, mais comme un effort orienté vers une transformation radicale de la conduite et du caractère.

Les divers individus vont naturellement diverger sur le poids qu’ils donnent aux facteurs complémentaires de l’étude et de la pratique. Certains vont rechercher une connaissance étendue des écritures, poussés qu’ils sont par le besoin de comprendre les principes exprimés par les textes. Pour ceux-là, la pratique de la méditation peut avoir un rôle relativement subordonné dans cette période de leur croissance spirituelle. Ils mettront l’accent plutôt sur une investigation profonde et une compréhension claire du Dhamma. D’autres, au contraire, pourront avoir peu d’intérêt pour l’étude des textes ou la compréhension philosophique mais seront, en revanche, disposés à la pratique de la méditation. Personnellement, je pense que la forme la plus saine est celle d’un développement équilibré.

Dans mon cas, sous l’influence de mes premiers Maîtres bouddhistes, je désirais comprendre le Bouddhisme en détails, dans sa dimension horizontale aussi bien que dans ses profondeurs verticales. Malgré mes premières ambitions de plonger directement dans la méditation, ma destinée semble m’avoir mené auprès de Maîtres qui ne mettaient pas exclusivement l’accent sur la méditation mais orientaient plutôt vers une intégration de l’étude, de la méditation et du développement du caractère.
Sans cesse, ils me guidaient vers une pratique lente, graduelle et patiente, en utilisant pour cela une approche large vers la recherche spirituelle et tout cela convenait très bien à mes dispositions d’esprit personnelles.

Q : Le Bouddhisme en Occident a été historiquement plutôt anti-intellectuel et c’est seulement récemment que les méditants se tournent davantage vers l’étude et la tradition.

R : Je considère le côté anti-intellectuel du Bouddhisme américain comme une réaction à l’excessive importance donnée par l’éducation occidentale à l’étude conceptuelle. Ce qui amène à l’étude pour elle-même ou pour des objectifs ‘vocationnels’ sans tenir compte des valeurs qui dirigent notre vie.
Le rejet de l’intellectualisme a aussi des racines dans le romantisme et le surréalisme qui sont deux révoltes contre les présomptions d’une rationalité désengagée.
Le programme d’études de la tradition bouddhiste classique est cependant tout à fait différent des programmes de l’académie occidentale. Ici, on utilise la compréhension conceptuelle comme tremplin pour l’expérience personnelle directe. Le programme bouddhiste commence par l’écoute de ” ces enseignements (Dhamma) qui sont bons au commencement, bons en leur milieu, bons en leur fin “.
Après avoir écouté, on retient ce qu’on a entendu en le gardant en mémoire. (Rappelez-vous, cela provient d’une époque où il n’y avait pas de textes écrits. Ainsi retenir quelque chose mentalement voulait dire qu’il faut mémoriser les enseignements destinés à guider la pratique). Ainsi, on récite oralement les enseignements pour les faire pénétrer solidement dans le mental. Ensuite, il faut les examiner avec l’intellect pour bien comprendre la signification transmise par les mots et pour réfléchir sur la façon dont le Dhamma s’applique à notre propre expérience. Mais il ne suffit pas de comprendre la signification par l’intellect. Finalement, il faut pénétrer la signification par la vue, par la pénétration. Cela permet l’entrée directe dans l’enseignement par la sagesse, basée sur la pratique de la méditation.

Q : Quelle espèce d’entraînement avez-vous suivi pour la pratique de la méditation ?

R : Pendant mes premières années au Sri Lanka, je n’ai pas suivi beaucoup de méditation intensive. Ce n’était pas dans la ligne de mon Maître d’ordination ; il avait l’habitude d’inclure des périodes régulières de méditation dans sa vie quotidienne. Plus tard, au cours de retraites intensives, de ma propre décision, j’utilisai anapanasati (concentration sur la respiration) comme unique objet de méditation. Mais, après un certain temps de cette pratique, je m’aperçus que mon mental était comme asséché, rigidifié et je ressenti le besoin de l’adoucir et de l’enrichir par d’autres types de méditations. Alors, à des moments différents et en des circonstances différentes, j’appris les pratiques qui constituent les ” quatre méditations protectrices ” : retour au souvenir du Bouddha, méditation sur la compassion, contemplation de la nature répugnante du corps et contemplation de la mort. Tout au long de ma vie de moine, j’ai utilisé très largement ces quatre formes de méditation. Il m’est aussi arrivé de faire de longues retraites dans des ermitages du Sri Lanka ou d’ailleurs. Malheureusement pourtant, et à mon grand regret, à cause de mes pauvres mérites et à cause de ces maux de tête exténuants, je ne suis pas parvenu à des résultats dignes d’un vrai pratiquant.

Q : En dehors de la pratique de Metta, ces formes de méditation ne sont pas courantes dans notre pays.

R : Ce qui me laisse un peu perplexe dans ce pays, c’est la pratique de la méditation vipassana (pénétration) comme méthode suffisante par elle-même, coupée de son contexte plus large du Dhamma. Pour moi, formé et conditionné d’une certaine manière, la méditation vipassana est le joyau de la couronne, elle doit être enserrée dans une couronne convenable. Traditionnellement, il s’agit de la structure résultant de la foi en le Triple Joyau, d’une compréhension intellectuelle claire du Dhamma et d’une aspiration à réaliser l’objectif que le Bouddha expose comme le but ultime de son enseignement. Alors, la sagesse véritable, celle qui est conforme à l’intention du Bouddha, s’élève et conduit à la réalisation de l’objectif.

Q : Que pensez-vous du fait que le Bouddhisme soit devenu si populaire dans ce pays ?

R : Il n’est pas facile de comprendre pourquoi le Bouddhisme attire les Américains à ce moment particulier de notre histoire. Les religions théistes ont perdu leur influence sur l’esprit de nombreux américains cultivés et ce phénomène a provoqué un grand vide spirituel qui a besoin de se combler. Pour beaucoup de gens, les valeurs matérielles sont profondément insatisfaisantes, et le Bouddhisme propose un enseignement spirituel qui convient à la situation. Il est rationnel, basé sur l’expérience, pratique et vérifiable sur le plan personnel. Il procure des bénéfices concrets qui peuvent être trouvés dans notre vie personnelle. Il propose une éthique élevée, et une philosophie intellectuellement convaincante. D’autre part, mais moins favorablement, il présente une apparence exotique qui attire les gens fascinés par la mystique et l’ésotérisme.

La grande question, que nous devons examiner sérieusement, est de savoir si le Bouddhisme doit être répandu pour se conformer aux exigences particulières de la culture américaine et jusqu’à quel point. Tout au long de l’histoire, le Bouddhisme a su ajuster ses structures pour s’adapter aux cultures et aux modes où il prenait racine. Et pourtant, sous ces modifications qui lui permettaient de se développer au milieu de contextes culturels différents, il a pu généralement rester fidèle à ses vues essentielles. Cela est sans doute le plus grand défi rencontré par le Bouddhisme en Amérique où le milieu intellectuel est si différent de ce qu’il a trouvé jusque maintenant. Dans notre hâte de forger les adaptations nécessaires, nous risquons de diluer involontairement ou même d’expurger les principes fondamentaux du Dhamma. Je suis persuadé qu’il va nous falloir une grande prudence si nous voulons trouver une voie moyenne réussie entre une acceptation trop rigide des formes asiatiques traditionnelles et une adaptation excessive aux pressions occidentales contemporaines (et principalement américaines), intellectuelles, sociales et culturelles.

Ce serait une erreur de chercher à importer en Amérique une version du Bouddhisme Theravada avec toutes les coutumes et habitudes de l’Asie du Sud Est. Mais je suis persuadé qu’il est essentiel de préserver les principes qui sont au cœur même du Bouddhisme et qui éclairent si vivement l’objectif ultime pour lequel on entreprend la pratique du Dhamma. Si nous nous mettons à altérer ces principes, nous risquons de perdre l’essence par des développements extrinsèques. Dans notre situation actuelle, je pense que le danger principal n’est pas d’adhérer sans nuances aux formes bouddhiques établies, mais de céder trop vite aux pressions de l’attitude mentale américaine. Dans de nombreuses publications bouddhistes que j’ai lues, j’ai pu déceler les signes d’un vaste programme, considéré comme presque obligatoire, de sortir les pratiques bouddhistes de leur ancrage dans la foi bouddhiste et sa doctrine, pour les déplacer en un agenda basé sur le siècle, avec des paramètres conçus sur l’humanisme occidental, particulièrement sur la psychologie humaniste et transpersonnelle.

Q : Pouvez-vous éclairer la manière dont cela se produit ?

R : Je pense que nous pouvons en apercevoir des exemples dans l’emploi de la méditation vipassana considérée comme un ajout ou une aide à la psychologie occidentale. En réalité, je ne suis pas vraiment inquiet de voir les psychologues employer les techniques bouddhiques pour parvenir à une guérison psychologique. Si la méditation bouddhique peut aider les gens à se sentir plus confortables ou à vivre avec une conscience et une équanimité plus grande, ceci est pour le mieux. Si les psychothérapeutes peuvent utiliser la méditation bouddhiste comme un instrument pour la guérison intérieure, je dirai que cela leur ajoute du pouvoir. Après tout, ” le Tathagata n’a pas le poing fermé d’un professeur ” et nous devons laisser les autres prendre du Dhamma ce qu’ils peuvent effectivement utiliser pour des fins spécifiques.

Ce qui me préoccupe, c’est la tendance commune aux Maîtres bouddhistes actuels, à remanier les principes centraux des enseignements du Bouddha en termes largement psychologiques et en les présentant comme le Dhamma. Avec cela, nous risquons de ne jamais voir que le but réel de l’enseignement, dans sa forme fondamentale n’est pas de faciliter une ” guérison ” ou une ” complétude ” ni une acceptation de soi-même, mais de projeter le mental vers la délivrance, et pour cela, en atténuant, et pour finir, en extirpant tous les facteurs mentaux responsables de notre servitude et de nos souffrances. Il ne faut pas oublier que le Bouddha n’a pas enseigné le Dhamma comme si c’était un ” art de vivre ” (bien que cela y soit inclus) – mais par-dessus tout, un chemin vers la délivrance, un chemin vers la libération finale et l’illumination. Et ce que le Bouddha entend par illumination n’est pas la célébration des limitations de la condition humaine, ni une soumission passive à nos fragilités, mais un dépassement de ces limitations par une percée radicale et révolutionnaire vers une dimension tout à fait différente de l’être.

C’est ce que je trouve le plus passionnant dans le Dhamma : son aboutissement à une dimension transcendante où nous dépassons toutes les imperfections et les vulnérabilités de la condition humaine, y compris notre asservissement à la mort elle-même. L’objectif du chemin bouddhiste n’est pas de vivre et de mourir consciemment (bien quez ce soit naturellement valable) mais de transcender la vie et la mort totalement pour parvenir à l’immortel, à ce qui est au-delà du mesurable, au Nibbana. C’est cet objectif que le Bouddha a recherché pour lui-même pendant sa quête de l’illumination et c’est cet accomplissement que son illumination a rendu réalisable pour le monde. C’est la fin même que recherche la pratique convenable du Dhamma, cette fin pour laquelle la pratique est entreprise dans sa forme originale.

Cependant, cette fin est perdue à notre vue quand la méditation pénétrante est enseignée simplement comme une façon de vivre consciemment, une façon de faire la vaisselle et de changer les langes du bébé, en conscience et en tranquillité d’esprit. Lorsque la dimension transcendante du Dhamma, sa véritable raison d’être, est effacée, ce qui reste n’est que, à mon avis, une version sans substance et affaiblie de l’enseignement et qui ne peut plus fonctionner comme un véhicule vers la délivrance. Bien que pratiqué correctement, le Dhamma apporte un grand bonheur dans le monde, mais en fin de compte, l’enseignement ne consiste pas à vivre avec bonheur dans le monde, mais à parvenir à ” la fin du monde “, une fin qui ne se trouve pas dans les régions lointaines de l’espace mais dans ce corps qui est le nôtre avec ses sens et sa conscience.

Q : Ainsi, vous ne pensez pas que le Dhamma est enseigné comme un chemin vers la délivrance ?

R : L’impression que je retire de ce que j’ai lu dans les publications américaines contemporaines est que cet aspect de la pratique bouddhiste y trouve peu d’écho. J’y entends parler d’étudiants auxquels on apprend à s’accepter comme ils sont, à vivre dans le présent d’un moment à un autre sans attachement ; d’honorer leur vulnérabilité. Encore une fois, je ne cherche pas à sous-estimer l’importance qu’il y a à approcher la pratique avec une attitude psychologique saine. Mais, pour quelqu’un qui se trouve perturbé par des troubles d’auto condamnation, qui passe son temps dans la dépression et la misère, la pratique de la méditation intensive sera plus nuisible que bénéfique. On peut en dire autant de quelqu’un qui n’a pas un centre solide d’intégration psychologique ou de celui qui essaye de camoufler ses faiblesses et ses côté vulnérables en présentant une façade de force et de confiance en soi.

Mais il me faut insister sur le fait que l’entraînement qui s’accorde avec les trois claires intentions du Bouddha présuppose que nous sommes prêts à adopter une position critique devant le fonctionnement ordinaire de notre mental. Cela veut dire que nous devons bien voir nos vulnérabilités, c’est-à-dire nos pollutions mentales, non pas comme des choses à célébrer mais comme une tendance ou un symptôme de notre condition ” déchue “. Cela présuppose également que nous sommes bien décidés à nous transformer, à la fois dans le fonctionnement immédiat de notre mental d’un instant à l’autre aussi bien que dans la durée.
Entreprendre l’entraînement bouddhique consiste donc à établir une distinction, une distinction forte, entre nos traits de caractère (penchants, dispositions, habitudes, etc.) tels qu’ils sont pour le moment et l’idéal auquel il nous faut aspirer et chercher à l’incarner dans notre pratique du sentier bouddhique. Les dispositions mentales que nous devons reconnaître et chercher à rectifier sont nos kilesas ; nos souillures et nos infirmités : les trois souillures de base de l’avidité, de l’aversion et de l’illusion ainsi que leurs nombreuses ramifications telles que la colère, l’obstination, l’arrogance, la vanité, la jalousie, l’égoïsme, l’hypocrisie etc.

Ainsi, la grande affirmation vers laquelle le sentier bouddhique nous oriente n’est pas les merveilles de notre ” mental ordinaire ” mais celles du mental qui a été illuminé par la vraie sagesse, du mental qui a été purifié de toutes ses tâches et corruptions, du mental qui a été libéré de tous les liens et les chaînes et se trouve maintenant rempli par un amour universel et par la compassion qui jaillissent de la profondeur et de la clarté de la compréhension. La pratique du sentier bouddhique est une façon systématique de supprimer le fossé qui existe entre notre mental ordinaire non illuminé et le mental illuminé, état libéré auquel nous aspirons, état qui se lève et se fond dans l’immortel.
Parvenir à ce but transcendant demande un entraînement précis, détaillé et systématique Pour le déroulement de tout cet entraînement, il faut un immense effort de maîtrise et de contrôle de notre propre mental. Il faut commencer à développer des qualités fondamentales comme la foi, la dévotion, la vertu morale, la générosité puis développer la concentration pour arriver à la vision pénétrante directe et à la vraie sagesse.

Q : Vous indiquez la foi comme point de départ. Qu’entendez-vous par ” foi ” ?

R : La foi est un des aspects du Bouddhisme qui, jusqu’à présent, a été négligé en Occident en faveur de la pratique de la méditation. Et cela, à mon avis, c’est manquer quelque chose d’important. Notre pratique devrait s’appuyer sur la foi ou saddha, mot que j’emploie ici dans le sens traditionnel de foi en le Triple Joyau : le Bouddha, le Dhamma et le Sangha. Dans les publications récentes, j’ai remarqué un accent plus grand mis sur la foi et la dévotion mais ces termes me semblent être employés dans un sens différent du mien. J’ai toujours considéré la foi comme une qualité qui peut s’appliquer à pratiquement n’importe quel objet, louable s’il exprime les plus profondes aspirations du cœur.

Je sais que ce n’est pas, de nos jours, une position très à la mode, mais, en tant que bouddhiste moi-même – un bouddhiste religieux – je crois que le vrai Dhamma du Bouddha ne peut être pratiqué comme Dhamma que quand il est enraciné dans la foi envers le Bouddha comme le Maître unique totalement illuminé et la foi dans la Dhamma comme enseignement unique qui ouvre des perspectives sur la réalité que l’in ne trouve dans aucun autre enseignement. J’ai peur que si la foi devient un variable flottant au hasard des choses, elle risque de conduire à des dérivations sans intérêt alors qu’elle cherche à inciter à la destruction totale de la souffrance.

Je ne pense pas que cette position qui est la mienne, fasse de moi une personne dogmatique ou intolérante. Je suis tout à fait tolérant devant d’autres points de vue, je l’espère. Mais quand on me demande des conseils sur la façon de pratiquer correctement le Dhamma du Bouddha, je souligne toujours l’importance exclusive de la foi dans l’illumination du Bouddha et l’enseignement qui découle de cette illumination suprême.
La pratique devrait aussi se fonder sur la vue juste qui implique des idées différentes de celles qui sont proposées par le Bouddhisme occidental. Par exemple : le fait de la renaissance, l’acceptation du Kamma ou action de la volonté en tant que force qui détermine nos modes de renaissance et la compréhension de la chaîne des causes inter dépendantes qui définissent la structure causale de la ronde des renaissances.

Q : Il parait difficile pour beaucoup de pratiquants modernes de s’élever au-delà de leur expérience empirique immédiate pour parvenir aux aspects doctrinaux de la Tradition.

R : Encore une fois, je pense que la foi a un rôle important à jouer. La foi nous permet justement de mettre notre confiance dans ces découvertes du Bouddha qui marche en sens contraire de notre compréhension conventionnelle du monde, qui est en conflit avec nos façons ordinaires d’envisager le monde. N’oublions pas que l’enseignement du Bouddha marche à contre-courant (patisotagami) de nos vues et de nos attitudes habituelles. Après tout, la plupart de nos habitudes tournent autour du désir du plaisir, d’éviter la souffrance, de garder l’illusion que l’univers est centré autour de notre moi individuel.
Ce n’est que lorsque l’expérience personnelle de la souffrance devient suffisamment forte que nous sommes poussés à chasser les habitudes et à mettre notre confiance dans les découvertes du Bouddha sur la réalité, découvertes qui deviendront notre ligne à suivre vers la libération.
Naturellement, au début de notre entrée dans le Dhamma, il ne faut pas s’embarrasser du bagage total de la plus haute doctrine bouddhiste. Le Bouddha lui-même ajustait son enseignement à la capacité et au tempérament des gens auxquels il s’adressait.
Lorsqu’il enseignait des hommes et des femmes qui n’étaient pas encore prêts pour la doctrine qui mène à la délivrance finale, il s’attachait aux bienfaits de la générosité, à l’avantage qu’il y a à observer les cinq préceptes et à traiter les autres avec gentillesse et respect. Mais, lorsqu’il apercevait dans son auditoire des gens suffisamment mûrs pour recevoir l’enseignement supérieur, alors, comme disent les textes, ” il découvrait la doctrine pour les illuminés : la souffrance, son origine, sa cessation et le chemin “. Chacun vit et apprend selon ses propres capacités et les enseignements peuvent très bien inclure cette diversité, aussi bien en Occident qu’en Asie. Mais, ce qui est essentiel, dans cette diversité, est la fidélité au sens profond de la vision pénétrante et des valeurs que nous a transmises le Bouddha depuis les hauteurs de sa parfaite illumination.

Q : Comment envisagez-vous l’avenir pour des bouddhistes laïques ici en Occident ?

R : Je pense qu’en Occident aujourd’hui, il y a une possibilité importante pour des laïques de s’engager dans le Dhamma à des niveaux supérieurs aux sociétés traditionnelles bouddhistes d’Asie. Dans les pays d’Asie, les laïques considèrent que leur premier rôle, c’est de soutenir les moines, de leur procurer de la nourriture et d’autres nécessités. Ils expriment leur attachement au Dhamma par des activités dévotionnelles, mais à quelques exceptions près, ils ne sont pas décidés à plonger dans les profondeurs du Dhamma. Actuellement, en Occident, grâce aux hauts niveaux d’éducation et à plus de loisirs, les laïques jouissent de la possibilité combien précieuse de pénétrer profondément dans l’étude et dans la pratique du Dhamma.

Q : Comment quelqu’un peut-il à la fois pratiquer en tant que laïque et en même temps comme une personne sincèrement engagée sur le chemin de la libération ?

R : Je recommande les cinq qualités de la ” personne supérieure ” souvent mises en avant par le Bouddha : foi, vertu, générosité, étude et sagesse. Nous avons déjà considéré la foi. La vertu présente un champ bien plus large que la simple adhésion à des règles et des préceptes pendant la période d’un cours de méditation. Bien au-delà de ces règles et préceptes, se trouve la pratique des qualités positives du caractère qui sont à la base des contraintes des cinq préceptes. Ces qualités positives comportent la bonté du cœur et la compassion, l’honnêteté et le contentement, la limitation de nos désirs sensuels et un mental sobre, clair et bien équilibré.

A ce niveau, la pratique du Dhamma dans la vie quotidienne devient un art de vivre, non dans le sens de vouloir supplanter l’idée traditionnelle du chemin vers la délivrance, mais comme une série de signaux pour la personne qui vit dans le monde. C’est ici que le Dhamma devient une carte de navigation compréhensible pour trouver son chemin au cours des divers défis que nous rencontrons dans la vie quotidienne. Ce n’est pas un corps de règles rigides mais un ensemble de valeurs qui nous permettent de nous accorder à notre prochain de manière satisfaisante et bénéfique.
La troisième qualité, la générosité, est considérée dans les pays bouddhistes comme le fait de faire des dons au Sangha. Mais, je pense que nous pouvons donner au concept de générosité une application plus large en y incluant l’expression active de compassion pour ceux qui sont moins heureux que nous. On peut, par exemple, décider de réserver un pourcentage de nos revenus réguliers à des organisations charitables.
La quatrième qualité du laïque sérieux est l’étude. Cela implique un effort d’acquérir, et j’emploierai cette expression plus d’une fois, donc d’acquérir une compréhension conceptuelle claire du Dhamma – au moins dans sa structure de base. Même si l’on n’est pas disposé à étudier les textes en détails, il ne faut pas oublier que la compréhension bouddhiste de l’existence sous tend la pratique de la méditation et que, ainsi, l’étude systématique peut contribuer au succès de notre pratique.
La cinquième qualité du disciple laïque est la sagesse, qui commence avec la compréhension intellectuelle et culmine dans la pénétration expérimentale obtenue par la méditation.

Q : Si ces objectifs peuvent être atteint par des laïques, quel est l’intérêt d’être moine ou nonne ?

R : Il se trouve qu’une personne laïque courageuse peut accomplir beaucoup tout en demeurant dans la vie de famille ; ceux qui se sentent directement inspirés par le Dhamma vont naturellement éprouver une attirance vers la vie de renonciation. Quand notre foi est profonde, quand on sent que seul un don total au Dhamma est valable, l’appel de la robe safran devient irrésistible. En tant que moine ou nonne, on trouve des avantages dont un laïque, même privilégié, ne bénéficie pas : chaque moment de notre vie jusque dans ses régions les plus intérieures, est régie par l’entraînement ; nous avons le loisir et la possibilité de profiter d’une étude et d’une pratique intensive. Nous pouvons nous vouer totalement au service du Dhamma.

Au cours de la vie laïque, de nombreuses tâches et de nombreux devoirs nous retiennent de nous engager pleinement dans la pratique. Bien que les laïques d’aujourd’hui peuvent suivre des retraites de méditations prolongées, il y a de notables différences entre la pratique d’un laïque, même quelqu’un de sérieux, et un moine de qualité dont le renoncement est basé sur la vue juste. Je ne veux pas paraître élitiste (d’accord je l’admets, je le suis !) mais le danger qui apparaît quand les laïques enseignent la méditation et le plus haut Dhamma, est une tendance à adoucir ou, si l’on veut, à étouffer, les aspects de l’enseignement qui n’exigent rien de moins que la suppression totale de tous les attachements. A cet effet, ils s’empressent de proposer une version édulcorée du Dhamma, qui affirme subtilement notre attachement à la vie mondaine, au lieu de la détruire.

Je suis bien conscient que la vie monastique n’est pas faite pour tout le monde et je ne souhaiterais pas voir aux U.S.A. une réplique du modèle social du bouddhisme asiatique, avec ses nombreux moines routiniers vivant paresseusement dans leur temple. Mais je pense aussi que les moines ont un rôle indispensable à remplir. Après tout, ils représentent le troisième Joyau du Bouddhisme, sans lequel toute transmission du Dhamma serait incomplète. Ils portent la robe du Bouddha et se conforment à la discipline prescrite par le Vinaya, le code monastique. Ils représentent, au moins symboliquement, l’idéal de la totale renonciation. Bien que certains moines et nonnes soient parfois encore très loin de cet idéal, on peut presque les considérer comme une réflexion, peut-être bien pâle, de l’élément immortel en ce monde, ” le nibbana au milieu du samsara “. Malgré les imperfections nombreuses des moines (y compris moi-même) la vie monacale rend possible une consécration complète à l’entraînement et, par ce fait, montre à autrui la direction de la renonciation et de la libération ultime. Pour finir, le Sangha monastique reste ” le champ du mérite pour le monde ” qui aidera les laïques sincères à acquérir le mérite qui soutiendra leur propre recherche du Nibbana.

Q : Avez-vous un dernier conseil à transmettre à nos lecteurs ?

R : Pour suivre le sentier bouddhique jusqu’à son aboutissement, je pense qu’il nous faut envisager une perspective à long terme, cela signifie développer à la fois la patience et la diligence. La patience indique que nous ne sommes pas avidement attachés à des résultats, faits pour ajouter des succès personnels de méditation à notre liste de qualités. La patience nous permet de tenir dans la durée, même pendant les difficiles phases de stérilité auxquelles nous serons inévitablement confrontés.
La diligence ou l’effort implique que bien que le chemin puisse être long et difficile, nous ne nous découragerons pas, nous n’abandonnerons pas, ni ne lâcherons. Au contraire, nous resterons résolus dans notre détermination d’avancer sur le chemin, même si cela implique de nombreuses existences, avec la confiance que si nous travaillons avec diligence, nous progresserons, même si ces progrès ne sont pas immédiatement perceptibles.

Pour suivre le Dhamma convenablement, je pense qu’il nous faut avoir une attitude d’humilité. Ce n’est pas par une étude rapide des Suttas, ou quelques années de retraite de méditation, que nous pourrons réellement prétendre à comprendre le Dhamma, ni même à l’enseigner. Il serait prudent de concevoir le Dhamma comme une montagne très élevée et nous considérer comme des alpinistes encore aux premiers contreforts devant un long chemin à parcourir avant de parvenir au sommet. Ce qu’il nous faut, c’est la foi que ce chemin particulier va nous conduire au sommet de cette montagne, avec la patience de continuer jour après jour à grimper sur ce chemin et avec la diligence de ne pas abandonner avant de parvenir au sommet.

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Mis en ligne le 9 octobre 2003.